Vita Brevis de Thierry Knauff

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Un personnage mutique s’inscrit comme un point d’interrogation sur l’écran. Dans Vita Brevis, film de Thierry Knauff, c’est une petite fille qui, seule au bord d’une rivière, ne dit mot. Cette enfant nous pose une question, laquelle, nous ne le savons pas. On se met à chercher. L’absence de paroles rend l’être en son entier signifiant : d’abord le visage et les gestes de la petite fille, ensuite ce qu’elle voit ou pourrait entendre. Deviner ce qu’elle pense entraîne un va-et-vient entre ce qu’elle dégage (quelque chose de plus que la simple apparence) et ce qu’elle intériorise. Arrêtons-nous ici. Le mutisme d’un être nous autorise-t-il à nous mettre dans ses pensées, à collecter les indices qui nous y conduiraient ? Que va-t-on imaginer de cette petite fille ?

Elle apparaît tenant un oiseau dans les mains. Autour d’elle, la nature vibrante, volubile, promet comme l’avènement d’un conte – un conte de fées peut-être – qui n’advient pas. On comprend que, pour une fois, l’enfant ne sera pas l’endroit d’un récit. Ce qu’elle touche et que ce qui la touche ne demande pas à être interprété ni même raconté. Son silence se double d’un air presque buté. Elle plisse les yeux, à cause du soleil, elle détourne la tête, ses cheveux défaits lui strient les joues.

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L’attention qu’elle porte à ce qui l’entoure nous éloigne insensiblement de sa personne. Elle rentre dans son rôle de guide. Par sa position, par son attitude, l’enfant nous ouvre un chemin de sensations. Le décor s’avance vers le devant de la scène, ce n’est déjà plus un décor mais les prémisses d’une (seconde) apparition : les rives du cours d’eau rendent le temps substantiel.

Ce qui, dans Vita Brevis, s’offre à notre sensibilité, se mesure à l’aune du cycle de vie d’un éphémère. On n’ose à peine imaginer qu’une aventure aussi négligeable puisse constituer une expérience digne d’intérêt. Intéressés, en effet, nous le sommes moins qu’émus, et de là, secoués, désorientés.  En offrant de la visibilité à des êtres presque invisibles, à l’événement infime qu’est leur vie, Thierry Knauff ne fait qu’accompagner ce qui, pour les éphémères, se déploie à partir de la mue : l’envol, l’amour suivi de la mort. Mais, au cinéma, accompagner n’est-ce pas avant tout révéler, aller au-delà de la vision ?

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En sondant la mémoire du cinéma, on peut découvrir une certaine affinité entre Vita Brevis et Louisiana Story de Flaherty ou encore, mais avec les réserves qu’impose un contexte beaucoup plus sombre, L’Enfance d’Ivan de Tarkovski. Le premier est un (faux) documentaire, le second une fiction, mais ce n’est pas cela qui interpelle et justifie le rapprochement. Pas plus d’ailleurs que le recours au noir et blanc plutôt lié à l’âge de ces films. Ce qui relie ces trois œuvres (sans qu’elles ne soient d’ailleurs redevables les unes aux autres) s’érige autour de la figure de l’enfant solitaire au milieu des eaux (bayou, marécages, rivière) : une subjectivité silencieuse  donnée comme proposition d’un regard sur la nature. Et pas seulement un regard d’ailleurs, mais un rapport singulier qui recèlerait autant de curiosité, de désir que d’effronterie. Élan sauvage mais conscient vers un monde au milieu duquel, nimbé d’eau et de soleil, l’enfant acquiert une aura quasi divine. La rivière dans son sillage devient un royaume d’exception, le berceau d’un monde réconcilié. L’enfant n’a ni le statut de la proie ni celui de l’envahisseur. Dans cette parenthèse merveilleuse, peut-être a-t-il tous les droits. Le droit d’explorer, de prendre, de transformer, de capturer et surtout, celui de laisser libre. L’émerveillement suffit comme morale.

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C’est un film d’une tout autre ambiance qui se joue en première partie du programme. Tourné en 1963 et long d’une vingtaine de minutes (Vita Brevis, qui en compte le double, peut paraître plus court), Dimanche d’Edmond Bernhard établit avec Vita Brevis un contraste saisissant. Avec ses cadrages obliques et sa bande-son anxiogène, cette œuvre de l’homme qui fut aussi un maître pour Thierry Knauff confirme tout ce que l’on peut redouter d’un repos organisé : des visages marqués par l’hébétude saisis dans la solitude ou, pire, dans des activités grégaires soulignent la poignante absurdité d’un chômage de commande. (Il y a quelques années je m’étais risquée à écrire un bref commentaire sur ce film. Oublié depuis, je constate après l’avoir revu qu’il suscite toujours en moi le même effroi.) J’ignore si le choix de Dimanche a été motivé par la dureté du regard qu’il porte sur le monde, hommes et nature mêlés pris d’une crispation commune, regard qui s’offrirait comme l’antithèse de la tendresse, de la langueur presque amoureuse que déploie sur ces mêmes êtres Vita Brevis. Quoi qu’il en soit, la parenté de style et de sujet qui unit les deux films et le collage qu’opère la projection induisent une continuité à la faveur de laquelle les premières notes de Vita Brevis se reçoivent avec un certain soulagement. À tel point qu’on pourrait imaginer que l’avion au moteur assourdissant qui vient compromettre la quiétude au milieu de Vita Brevis s’est échappé de Dimanche.

Dimanche

Brutale, cette enfreinte au calme supposé de la rivière ne l’est que parce qu’elle évoque la présence d’une autre réalité. Celle-ci, demeurée jusque-là hors-champs, on avait cru l’oublier. Il est d’ailleurs difficile de la qualifier ; le nom qu’on lui donnera dépendra de la sensibilité de chacun : industrielle, civilisée, habitée ou simplement humaine. À la jonction d’ici et de là-bas, sur ce bord de rivière, le statut même de l’enfant conserve une ambiguïté. Est-elle une émanation de la nature proche des oiseaux, des poissons, des insectes, ou une émissaire des hommes, séparée des bêtes, supérieure à elles ?

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La dualité s’estompe avant même qu’elle ne soit dite, le film a une tout autre profondeur. C’est que l’univers fluvial abrite une vie tumultueuse qui, pour être captivante, se passe de comparaison et de coups de tonnerre. L’acuité du regard rend au surgissement d’un oiseau, d’un insecte, aux effets d’un vent qui se lève comme au relief d’une vague les dimensions d’un événement à hauteur d’eau. Cette sensibilité, cette attention extrême qui fait parler la rivière, nous l’avons dit, est conduite par la petite fille. Le style s’en fait l’écho. Le noir et blanc, relayé par la bande-son, amplifient le réel. Le procédé qui consiste à redessiner l’image par éviction de la couleur s’applique également au bruit. Du fouillis sonore de la vie sauvage ne se retiennent que quelques voix distinctes : le chant des oiseaux, le vrombissement des insectes, les gargouillis de l’eau. Mise au service de la vérité plutôt que de l’effet, cette sélection – qui n’exclut pas la nuance – renvoie à une oreille vivante. Lorsque l’on se met à l’écoute des insectes, on cesse d’entendre les oiseaux…  Qu’il s’agisse de la masse d’un feuillage ou de la surface d’une eau, la caméra qui s’attarde, rend les jeux du vent et de la lumière bouleversants.

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À ce basculement des échelles le corps répond par le vertige. Vita Brevis nous fait perdre nos repères. À tel point que quelque chose finit par disparaître de l’image : son sens premier, son référent. À la place, une autre vision s’invite, hallucination ou réécriture, comme on veut. Seul à l’image, l’éphémère confine à la fleur. En essaim, c’est une danse, une composition abstraite : un logogramme de Dotrememont, noir et blanc inversés, ou – comme Thierry Knauff lui-même le suggère – une encre de Michaux. Dans le fait de la mue (filmée sur plusieurs individus), ce trouble de la vision rencontre son expression la plus aboutie. Celle-ci met en scène et retourne vers nous le principe d’apparition que Vita Brevis soumet à notre regard. Une fois encore, on se demande : qu’est-ce qu’on voit ? Cette dépouille que l’insecte abandonne après s’en être péniblement extirpé, n’est-ce pas déjà une première mort ?

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Parce qu’il met un terme à ces interrogations, à ces divagations, le retour insistant de la caméra sur l’enfant peut par moment gêner. Il est doux de laisser nos sens emprunter les chemins du lyrisme sans qu’aucune forme ne réfrène cet élan… Le visage de l’enfant, plus encore que celui d’un adulte, fermé à l’interprétation, nous arrête.  Son regard que la caméra épouse ouvre une voie imaginaire que l’opiniâtreté de sa peau referme aussitôt. Pourquoi ?

Peut-être, tout simplement, pour qu’on en revienne aux éphémères. Le dispositif de Vita Brevis doit tout au poème y compris sa rigueur. Dissimulé dans les tréfonds du montage, le propos – s’il en est un – ne se dévoile pas, à peine se donne-t-il comme une délicatesse. Voudrions-nous oublier que les éphémères sont ce qu’ils sont, qu’ils ont leurs affaires à suivre (naître, aimer, mourir), un destin individuel et un langage – tel celui de la petite fille – qui nous échappe ? Voudrions-nous rêver plutôt que regarder, nous installer plutôt que nous perdre ? Par la profondeur de sa vision et les contraintes qu’elle s’impose, la mise en scène nous préserve des tentations du narcissisme et de l’anthropomorphisme. Car les éphémères sont aussi ce qu’ils ne sont pas : une allégorie, un code indéchiffrable, un peuple terrestre, aérien ou aquatique et surtout mutant, tantôt végétal tantôt animal, absolument différent de nous et seulement par métaphore analogue à nous. La grandeur de leur règne s’épanouit dans cette oscillation du regard qu’ils inspirent et qui leur conserve une part d’irréductibilité. Et c’est aussi la grandeur d’un film qui, écoute et regard réglés sur l’infime, sans le trahir, sans le dénaturer ou tenter de parler à sa place, nous le présente tel qu’il est comme sujet de pensée.

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Vita Brevis, Thierry Knauff (+ Dimanche) : calendrier des projections

Analyse de Dimanche d’Edmond Bernhard

Quinze minutes d’entretien entre Thierry Knauff et Philippe Delvosalle (PointCulture / Radio Campus) à propos de Vita Brevis :

 

 

Photos

(1), (2), (6) et (9) : Vita Brevis, Thierry Knauff / Les Films du Sablier

(3) Louisiana Story, Robert Flaherty (1948)

(4) L’Enfance d’Ivan, Andreï Tarkovski (1962)

(5) Dimanche, Edmond Bernhard (1963)

(7) Vers sept heures du matin, Christian Dotremont (1978)

(8) Foules, Henri Michaux (1972)

 

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ТИШЕ !

Tishe 9(Nicéphore Niépce, Vue de la fenêtre)

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Vers 1826, lorsque Niépce invente la photographie, sa première prise dure huit heures. Il décide, pour l’occasion, de prendre appui sur le rebord d’une fenêtre. Maturée d’ombre et d’attente, l’image se donne comme une impression, une vague empreinte du paysage. Aujourd’hui, une aussi longue prise vient plus naturellement se loger dans un film. Le sujet n’en est pas moins altéré. Pour preuve, cent ans plus tard, c’est encore le geste de Niépce que Victor Kossakovski cite au début de chacun de ses films. Son aspect tremblé mais tellement expressif réconcilie et expose les injonctions contradictoires inhérentes à tout enregistrement.

Tishe !, Kossakovski insiste, est un condensé de hasards. Le voici enfermé chez lui, à Saint-Pétersbourg, désireux de se trouver au calme. Du moins c’est ce qu’il croit. Sans cause précise – pas de révolution, pas d’épidémie, pas de catastrophe -, il sent la rue monter vers lui, envahir l’appartement. Par salves sonores, éclairs de couleurs, brusques changements de température, elle l’appelle, l’invite à écouter, à regarder, à imaginer. Alors, se souvenant du geste de Niépce, à son tour Kossakovski pose sa caméra sur le rebord de la fenêtre. Cette poussée de curiosité, comme une fièvre, le reprend par épisodes tout au long de l’année ; au bout du compte, il en a pour dix heures d’enregistrement.

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C’est donc une rue ordinaire. Un film en décor naturel, une suite de faits authentiques. Le manège quotidien du balayeur. L’incurvation des feuilles soulevées par le vent. Un trou dans la chaussée, les engins de terrassement. L’affût secret des oiseaux. Un dessin abstrait sur une surface humide. Des éclats de voix, une rixe, une glissade, des amoureux qui s’étreignent. Le va-et-vient des chiens, des chats, des gens. Qui, au passage, déplacent des couleurs, des attitudes, des impressions. Idée aussi simple qu’enchanteresse : couver la rue du regard. L’ambition reste modeste. C’est l’aventure des petits détails, ni cosmique ni spécialement méditative. Avant chaque séquence, on entendrait presque : action !  Sur le qui-vive, tout fait événement.

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Tishe 1

Il y la fascination qu’exerce le réel dès qu’on l’observe avec attention. La fenêtre qui fait corps avec la caméra, donne le maximum de transparence qu’un cinéaste peut espérer. C’est-à-dire, un cadre dans lequel le monde s’engouffre sans forcer, sans tricher. Mais ce n’est pas tout. Fin stratège, Kossakovski tire les ficelles. S’il n’est pas posté à la fenêtre, il compense à la table de montage. Raccourcir, accélérer, ajouter des musiques, amplifier certains sons, recadrer, agrandir, varier la mise au point – est-ce trahir l’engagement documentaire ? Ce soin esthétique porté aux images provoque des ambiances, des esquisses de genres cinématographiques : musical, burlesque, épouvante, mélodrame… mais comme aux actualités : sans transition. Est-ce mentir, ou bien la véritable tromperie ne serait-elle pas de présenter le monde comme exempt de fictions ? Nos sélections intimes, nos désirs, nos angoisses, nos distorsions inconscientes, sont ce que nous voyons, ce que nous sentons, ce que nous vivons. Le travail de Kossakovski consiste à lancer des pistes, à en suggérer de nouvelles sans aller jusqu’à nous raconter des histoires. L’écheveau du réel reste défait. Alors, la question du regard se résout dans celle du voisinage ; alors les deux se fondent en un halo visuel, aussi suggestif que l’ombre sur la photographie de Niépce.

Tishe ! Silence ! Ce titre, ce cri à qui s’adresse-t-il ? À la rue ? À un chien ? à nous ?  Marmonnant dans le vague la baboushka  énonce la petite morale du film. Laissons les choses ruminer leurs propres fictions.

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Victor KOSSAKOVSKI, « Tishe ! » (« ТИШЕ ! »), Russie, 2003

Lien You Tube

La parole est au fond du silence comme un rire perfidement retenu.

Gustave Dore, Macbeth et les sorcières

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« Le monde silencieux est un monde qui nous vient d’autrui, fût-il malin génie. Son équivoque s’insinue dans une raillerie. Le silence n’est pas, ainsi, une simple absence de parole ; la parole est au fond du silence comme un rire perfidement retenu. Il est l’envers du langage : l’interlocuteur a donné un signe, mais s’est dérobé à toute interprétation – et c’est là le silence qui effraie. La parole consiste pour autrui à porter secours au signe émis, à assister à sa propre manifestation par signes, à remédier  à l’équivoque par cette assistance.

Le mensonge du malin génie n’est pas une parole opposée à la parole véridique. Il est dans l’entre-deux de l’illusoire et du sérieux où respire un sujet qui doute. Le mensonge du malin génie est au-delà de tout mensonge. Dans le mensonge ordinaire, le parlant se dissimule, certes, mais par la parole de la dissimulation ne s’évade pas de la parole et, par là-même, peut être réfuté. L’envers du langage est comme un rire qui cherche à détruire le langage, rire infiniment répercuté où la mystification s’emboîte dans une mystification sans jamais reposer sur une parole réelle, sans jamais commencer. Le spectacle du monde silencieux des faits est ensorcelé : tout phénomène  masque, mystifie à l’infini, rendant l’actualité impossible. Situation que créent ces êtres ricanants, communiquant à travers un labyrinthe de sous-entendus que Shakespeare  et Goethe font apparaître dans les scènes de sorcières où se parle l’antilangage et où répondre serait se couvrir de ridicule. »

Emmanuel Lévinas, Totalité et infini.

Le dialogue est rare

(encre : Zao Wou-ki)

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Est-ce à moi de dire

La parole n’est mienne

Révolue

En la distance acquise

A l’affluence

Tout autre compromise

Lorsque reçue

Creuse elle revient dense

L’ impatience raréfie

Le verbe rabâché dès avant

Sa naissance

Proférer signifie

Ma déficience

Est-ce encore à moi

Ce verbe sans ressemblance

Que définit non ma voix

Frêle non moi ne me définit

Qu’enfreinte et cela

Cela cependant me délivre

D’être si peu là

N’est mienne

La parole initiale

Dès lors inachevée

Poreuse offerte

Afin qu’elle me revienne

Renouvelée

Voyageuse

Est-ce à moi de dire

Non mienne non tienne

La parole erre

En cet intime écart

Insaisissable elle

Nous désempare

Son décor quotidien

Un écrivain est celui qui impose silence à cette parole, et une œuvre littéraire est, pour celui qui sait y pénétrer, un riche séjour de silence, une défense ferme et une haute muraille contre cette immensité parlante qui s’adresse à nous en nous détournant de nous. Blanchot, Le livre à venir.

C’est facile de venir ici, il se le dit chaque fois. Par imitation de la vie, l’errance est justifiée, l’empreinte se mérite. Une évidence quand la règle justement se dérobe et réclame un amendement ou pire, une refondation. Il faut résister au moins à ça, choisir son moment, son centre et s’y tenir. A d’autres le soleil, l’océan les soi-disant nomades, à d’autres la chambre, le cinéma, les soi-disant calfeutrés, lui c’est ici sa place. Une seule pièce, des hauts murs, pas beaucoup de lumière : il  n’y a rien à comprendre, presque rien d’autre à faire que de venir jour après jour, trouver un coin libre (pas toujours le même si possible), s’asseoir et  laisser le serveur se charger du reste, prendre la commande avec cette neutralité qu’il apprécie, qui le soulage. La répétition rectifie l’horizon trouble des esprits inquiets. Il aime cet endroit un peu fané, tellement chic, son ventre humide qui gargouille repu d’intelligence fumeuse, son enthousiasme, ses chuchotements, son plancher qui chante, qui bavarde, qui reluque par dessous les tables aux pieds bien galbés, là-devant le marbre égoïste, là-derrière les miroirs exaltés qui réduisent le monde à une simple géométrie de plans.

Son droit d’entrée c’est sa mise, sa nonchalance travaillée – manteau ample et sombre et souple, mains dans les poches. Il ne se déshabille pas, se sent mieux ainsi couvert, même si ses vêtements de neige et de vent, ici, dans la tiédeur, ne font que le dramatiser davantage. La discordance correspond à l’idée qu’il se fait du décor, qu’il complète à sa manière, en prenant l’intime parti d’agir à peine. Aux yeux du monde il peut toujours se justifier, une histoire de coup de vent, il entre et il sort, pas question de rester plus de dix minutes, le temps de prendre un café, un gâteau pourquoi pas, lequel on va voir, après il s’en va, disparaît, donc pas la peine d’ôter ce manteau, ce chapeau, tous ces courants d’air, ces froissements, ces climats instables… Sa part de raison mise en tiers, il sait bien que cela ne vaut que pour lui, que personne ne s’en offense, ne le juge, que c’est à lui de remarquer les autres – mieux, de les comprendre, de les rencontrer, par résonance, et de s’effacer, comme de rien.

La pénombre toujours égale en ce lieu n’indique aucune heure. Elle ne compte ni les minutes ni les siècles, le temps s’écoule ailleurs. Les clients se succèdent, seuls ou à plusieurs, voiles de parfum qui s’entremêlent, filets de voix qui s’entrecroisent, pages qui se tournent.

A l’écart il étudie sa part de gâteau avant de l’entamer. C’est une miniature très coquette, une fleur de crème certes un peu trop ésotérique pour une pâtisserie, avec un biscuit qui craque et un autre qui fond. Il soupire, doit se résigner à détruire cette jolie chose. Dans sa bouche (dans son sang) le gâteau continue de l’émerveiller, il le visualise mieux à l’intérieur (étrangement comme une musique), le monde lui pèse en même temps qu’il s’amollit. Ce bien-être demande un exutoire. Alors il s’amuse des autres, leur invente des romances, écrit des dialogues, donne la réplique, participe, de loin. Quitte à se trahir parfois, croiser un regard, faire naître un sourire. Le mécanisme inverse se met automatiquement en route, il baisse les yeux, s’excuse maladroitement, fait mine de se lever ou de saluer, il ne sait pas lui-même ce qu’il fait. Et semble regarder ailleurs, cherche à détourner l’attention brièvement éveillée. Non qu’il ne sente l’opportunité, l’envie. Au contraire. Tel est son désir qu’en levant les yeux sur lui pour l’éprouver, tenter l’expérience, esquisser le geste, il ne craigne d’enfreindre un désir plus haut que celui qui s’offre à l’instant, ne s’imagine le perdre ne serait-ce qu’en y songeant. Que l’éblouissement demeure intact.

Pour se donner une contenance, il plonge la main dans la poche intérieure de son manteau, en retire un livre et un carnet (des petits formats, exprès pour ce genre de situation) qu’il pose, bien en évidence, à côté de la tasse vide. Voilà pour la muraille, si rien de ce qui précède ne suffit. Quelques miettes jonchent à présent l’assiette vide, restent aussi des sillons de crème qu’il recueille sur le tranchant de l’index, c’est le meilleur, le gâteau au doigt, une question de température corporelle sans doute, de contact avec la peau. Las il ne fait même plus semblant, ne se soucie plus de ceux qui sont là, tout près et moins près, il les imagine vaguement, paresseusement, les dilue dans les pensées qui passent, les mélange, les déforme, s’amalgame à leur rumeur émouvante. La tête penchée en avant, les poings contre les joues, le visage entièrement dissimulé, les yeux sinon tellement (trop ?) expressifs, la peau fine, tant de plis vulnérables. De l’autre côté de la salle, suffisamment loin de lui, la grande porte vitrée annule quasiment le monde extérieur. L’âme versatile qui définit ce lieu entame une phase de déclin. Alentour, il n’y a plus grand monde. Deux silhouettes émergent de ce brouillard laiteux qui représente la neige et la rue.  La porte se referme avec ce qu’il faut d’air froid et de tintements pour éveiller ceux qui peuvent l’être. Un événement fortuit, insignifiant, sauf que les nouveaux venus le regardent et s’avancent lentement dans sa direction. Lui ne les voit pas venir, ne voit plus rien, penché, de plus en plus penché. Incrusté dans son décor imaginaire, il n’en bougera pas et, quoi qu’il arrive, personne ne viendra franchir cette limite, le ressaisir, le rejoindre là où il n’est plus.

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Photo: Saul Leiter

Je préfère marcher sans casque…

Christina KUBISCH, « Five electrical walks », 2007

Pendant quelques années, tôt le dimanche matin, j’allais à pied au cours de dessin. Il fallait traverser une partie de la ville, déserte à cette heure matinale, des rues étroites, un peu sales et dépourvues d’arbres. Je me souviens de l’itinéraire, d’abord la grande avenue où s’écoulait le goutte-à-goutte des voitures  ; une à deux rues au-delà, la circulation se raréfiait puis s’asséchait complètement ; sur les trottoirs il n’y avait personne. Je marchais en la seule compagnie des maisons, présentes tout le long, sans interruption. En compagnie des maisons – leur société silencieuse, murmure, bourdonnement, rumeur et soudain tumulte, grondement – bruit énorme, pluriel, dramatique. Dans ma tête, j’entendais tout, j’entendais la vie et la mort à l’intérieur, chaque personne en particulier, les familles, les récits, non pas de cette écoute parcimonieuse et filtrée qui nous préserve de la saturation, mais d’une écoute cumulatrice qui additionne et amplifie temps, espaces, passé, avenir, indices et hypothèses. Au début je suffoquais comme au milieu d’une foule, mon pas égal c’était la peur qui me paralysait et je voulais me sauver, me retrouver seule. A une heure plus avancée, l’animation de la rue, les passants, les portes qui s’ouvrent et se ferment, les voitures, les vélos – en  somme l’ambiance normale du quartier – m’auraient distraite, je me serais  coupée du monde, trébuchante, inattentive. Mais l’insondable étrangeté du matin, le vide et le silence contre lesquels je ne croyais pas devoir me protéger, m’extériorisaient violemment. Impossible de ne pas entendre, impossible d’éteindre le silence. Chaque dimanche l’épreuve se répétait sauf que peu à peu, je me suis non pas habituée, mais familiarisée. L’angoisse s’est repliée, laissant place à une curiosité nouvelle, à un formidable appétit de perception. Au fur et à mesure les façades se sont mises à changer d’aspect, s’assouplissant, comme des peaux épaisses couvrant des corps intéressants. J’apprenais à déchiffrer l’être sonore. Fantôme aveugle et transparent, je pouvais avoir accès aux intimités sans intrusion. Avec du recul je me dis que ces traversées matinales m’ont davantage appris sur l’art (et donc sur la vie) que les cours de dessin qui en étaient pourtant la motivation. Des contours du réel que je devais reproduire à l’académie, je préférais déceler, le long de mes marches solitaires, l’invisible contenu.

En me fondant sur cette expérience et d’autres qui ont suivi, je pourrais presque affirmer que l’on perçoit  mieux par l’imagination que par les sens. Mieux, c’est-à-dire non pas littéralement, mais plus intensément, plus loin, plus profondément. D’autres indices me le confirment, le sentiment le révèle. Par exemple, on ne se sent jamais aussi amoureux que lorsque l’on ne sait pas si l’on est aimé en retour. C’est aussi le nerf de la jalousie : le doute, qui se nourrit d’un imaginaire illimité nous bouleverse davantage que la certitude alimentée par des faits en quantité restreinte.

Aussi faudra-t-il s’interroger sur la légitimité imaginative de la démarche de Christina Kubisch. Lorsqu’à l’aide d’appareillages sophistiqués, elle fait venir le son d’une zone silencieuse, ne pose-t-elle pas une limite à ce qui ne devrait pas en avoir ? Ses « promenades électriques » qui rendent audibles, au travers de casques convertisseurs, toutes sortes d’émissions électriques et électromagnétiques, ne constituent-elles pas une intrusion anémiante dans le monde du silence ? Certes, il lui arrive aussi de désynchroniser les sons, de brouiller les sources entre ce que les promeneurs voient et ce qu’ils entendent, et il arrive qu’elle leur laisse la liberté de composer eux-mêmes leur parcours… Toutefois, à mon sens, le matériau reste problématique. Les sons – forcément synthétiques – que Christina Kubisch enregistre et soumet aux promeneurs n’ont de valeur qu’en rapport avec la source très relative dont ils proviennent, source discutable puisqu’elle résulte d’une conversion  somme toute arbitraire. L’univers sonore n’a rien d’absolu : ce que présente Christina Kubisch doit être considéré comme une proposition. Elle n’en provoque pas moins une hémorragie dans le silence. Les sons qui s’écoulent dépriment l’imagination. On craint l’inconnu : les ondes, les courants électriques, les antennes suscitent des grandes peurs collectives et ces peurs, en concentrant l’attention sur le champ technologique du réel, opèrent une réduction. L’invisible, l’inaudible résident davantage en autrui que dans l’air qui m’entoure. Quels capteurs pour cet invisible-là, sinon ma sensibilité, mon imagination ?  Ces instruments de mesure me distraient, m’éloignent de l’essentiel. A force de produire des prothèses externes qui prétendent augmenter nos capacités cognitives, nous perdons nos facultés compensatoires – ces prothèses internes, acquises, qui poussent en nous comme des cancers, des excroissances de sensibilité, qui, en fécondant l’imagination, font de nous des voyants, des poètes…

Lorsque la démarche d’un artiste va dans le sens d’un appauvrissement du réel, que son œuvre s’incline vers la finitude, le réel se referme et devient menaçant.

(onde électromagnétique)

Christina KUBISCH, « Five electrical walks »

Site officiel de Christina Kubisch

Discorde diluée dans la lumière

Hirokazu Kore-Eda, « Still walking », Japon, 2008 (durée : 1h50)

Trop souvent, la représentation de la discorde procède d’une thèse dont les personnages (et à travers eux : le public) sont les arguments. Une narration venant à épouser la montée de la querelle nourrit un déterminisme pathogène, comme si chacun devait porter en soi – incarner – une partie de ce grand tout qu’est la discorde, matrice formelle, génératrice de sens et d’émotions ; il s’en faut de peu qu’elle ne devienne un système totalisant, fallacieux mais convainquant, fondé sur des prémisses inexactes : ces œuvres séduisent, forcent l’adhésion en soumettant le réel à une réduction spéculative. A l’opposé de ces drames qui camouflent leur arrogance en pathos, il existe un cinéma qui, loin de formaliser sans discernement une agressivité dont la cause n’est peut-être pas dans sa cible, choisit au contraire de la neutraliser, de l’atténuer par une diffusion lente. La discorde cesse alors d’être démonstrative, elle devient latente, insaisissable, elle échappe à sa propre définition. Ainsi dans Still walking, elle est comme diluée dans la lumière, elle infiltre la matière vague, indéfinissable, l’atmosphère si l’on veut, à la place du vide, elle est, en quelque sorte,  le négatif de cette incarnation paradoxale de l’espace et du temps qu’est la famille.

Parce que Kore-Eda, documentariste de formation, travaille cette fois, non plus sur base d’un fait divers (Nobody knows), mais sur des souvenirs personnels (sa relation avec sa mère), la question du point de vue se pose en des termes très précis, posture de l’artiste qui doit nécessairement se prendre à la fois comme sujet et comme objet d’étude, quel que soit le potentiel réflexif de l’argument initial,  se dédouble, se démultiplie : toute invention comprend une part de soi et une part de non-soi, seules les proportions varient… Ici Kore-Eda renonce à l’angle du créateur omniscient ; il semble assister à sa propre mise en scène, filme des corps, des lieux, des conversations comme autant de faits autonomes qu’il se garde, avec une retenue très japonaise, d’interpréter. A partir de là, Still walking offre l’apparence d’une toile unifiée, les scènes qu’on croirait prises sur le vif, spontanées, sincères se succèdent à un rythme égal, et c’est à peine si l’on se souvient qu’il s’agit d’une fiction, tant la distance qui sépare le cinéaste de ses personnages provoque, chez le spectateur, l’effet inverse, une vertigineuse identification.

C’est donc l’été dans une petite ville côtière, une réunion familiale tout à fait conventionnelle. On arrive les bras chargés de cadeaux, les enfants se taquinent tandis que les adultes, soucieux, méfiants, discutent, dissimulent mieux qu’ils ne s’informent, on cuisine, on mange un peu trop, on somnole, encore une promenade, quelques « vraies » conversations à la dérobée avant qu’on ne se sépare avec soulagement, avec amertume… Ce canevas familier, capté dans la durée, languide par moments, frémit d’un mouvement souterrain, comme si chaque scène portait son ombre, en bas, au niveau des racines de l’arbre généalogique. Quelques secousses de tourmente, lointaines, étouffées, une gravité sans cesse atténuée par la maîtrise des apparences.

L’unité du temps et de l’espace est illusoire. La famille est un concept de mémoire collective (le sang), et celle-ci, en l’occurrence, ne cesse de refluer vers une scène originelle, événement qui, par la force des choses, sert désormais d’exutoire à l’insatisfaction de chacun. Une mère inconsolable (et, par extension, aigrie, injuste, cruelle), un père déçu, deux enfants décevants : une fille encombrante, un garçon marié, comble de malheur (et de redondance) à une veuve, le voilà, cet arbre généalogique qui lézarde le présent. En pensées, les personnages sont ailleurs, dans une autre ville, dans une autre maison, où sur une plage toute proche du cimetière… Non que l’image nous entraîne dans leur conscience nomade, il n’y a ni flash-back ni autres échappées diégétiques, Kore-Eda s’en tient aux objets, aux échanges verbaux. Le téléphone, les photos, les disques sont des indicateurs suffisamment limpides. Sur les visages des petits-enfants se reflètent les tristesses et les rancœurs des parents, s’y concentrent déjà comme un surcroît de conscience, bien que heureusement dépourvue de déterminisme. Le long de ces trois générations circule discrètement un fil de transmission, avec ses ratés, ses faux raccords et ses rejets inespérés. Ici encore, Kore-Eda effleure sans nouer, désamorce les tensions, défait les causes et les nécessités. Entre ces mailles la lumière s’engouffre généreusement, la chaleur, l’océan…

A la tombée du jour, un papillon, incarnation fugitive de la perte, du manque, de l’exaspération, entraîne la famille dans le sillage de son vol affolé, tous divisés ils se précipitent en désordre, bras en l’air, animés de sentiments inconciliables, pourtant rassemblés en ce moment de grâce. Ainsi certains espaces, certains symboles impriment dans le réel des points de fuite qui annulent les différences, les conflits. C’est ici un papillon, le cimetière, mais aussi la nourriture, contrepoint substantiel à l’atomisation de la famille. Elle possède le pouvoir surnaturel de l’élément unificateur, ultime liant terrestre des êtres à la dérive. Au centre de cette journée ensoleillée, elle offre, sinon un démenti, tout au moins une constante atténuation de l’amertume. Dans le cahier des heures elle inscrit son rythme ancestral, régénère sa communauté de travail et de partage. Ces propriétés terrestres et spirituelles peuvent en retour indisposer ceux qui y sont contraints, comme si ce ciment naturel, sacré, devait désormais être rejeté, trop impérieux, jugé néfaste : la cérémonie s’achève, les personnages  prennent conscience qu’il leur est fait douce violence, et que l’ingestion  est pesante, lourde de prières et de devoirs ; la nourriture familiale exige de leur part un consentement qu’ils ne sont peut-être plus disposés à donner.

Ces sombres courants traversent le film en profondeur, sous une surface chatoyante où nul n’élève la voix, le silence dilate les solitudes et protège ceux qui s’y réfugient … Latence de la discorde qui libère ses sujets, latence de la mise en scène qui ouvre le réel, caresse l’ombre et l’invisible, à distance, assemble des tableaux, des tablées, une famille dont l’unité ne tient plus qu’à son imaginaire. Still walking est d’une trame difficile, de rancœur, de non-dit, de ressentiment ; puisque le détail à lui seul ne détermine en rien la totalité, un fil de nerfs et une étoffe de sang  tissent ensemble une toile de lumière.

Hirokazu Kore-Eda, « Still walking »

Filmographie de Kore-Eda

Les voix de l’écrit

Prenant conscience de ma voix comme d’une probable dérive, je dois admettre qu’en dépit de son élémentaire assignation, la mienne est une voix de silence, une voix d’ombre et de solitude, qui me leste d’un gouffre. Audible et plus souvent non, intermittente, elle alterne ne laissant pas l’habitude s’installer, ne me laissant pas, moi son hôte, l’apprivoiser. Imprévisible ma voix s’éveille et se tait sans raison ; captive d’elle, pareillement je m’éveille et me tais sans raison, prise de vertige, tour à tour exaltée et vide. Ailleurs dis-je par ma voix,  je suis ailleurs non loin de toi, laisse-moi te rejoindre. Impossible, répond-elle, je me tiens là, j’observe et je décris, oreille attentive, émue, laisse-moi dire, laisse-moi faire de toi mon verbe. Le fait-elle ? Je l’ignore, car aussitôt je cesse de l’écouter, à moins qu’elle ne cesse de parler. La distribution des rôles veut que nous ne nous entendions pas ; chacune reste à sa place, c’est entre nous un désaccord permanent, une fausse note. Tel ce qui se dit autour de nous, sur l’instrument toujours faux des conversations. Mais nous pouvons espérer, courageusement, extraire quelque chose de ces discours croisés, de ces courts-circuits qui nous électrisent, on ne sait jamais ce que hurle le fruit sous la peau, peut-être sommes-nous capables d’éplucher quelques phrases, d’en presser la pulpe, de  boire le sucré, le miel du désir… A moins que le fruit ne soit acide ou ne devienne amer. Tant ma soif était grande que je me suis laissé prendre plus d’une fois, à la douce apparence, tant j’ai pressé de jus que j’en ai distillé du vin, dans cette cave que je porte en moi où tout se transforme, où je m’enivre de cela qui n’a pas lieu. Et ma voix, encore moins sucrée que celle des autres, je ne sais si elle s’enfonce ou s’élève. Du fruit c’est elle le noyau, dur, sec, fermé. Il faudrait l’ouvrir, je crois, en fouiller la matière, ôter l’obstruction, peut-être qu’alors, semblable à certains coquillages, elle révélerait de vastes espaces, on verrait s’y former des paysages, des peuples, des récits, et ce serait à moi de les raconter. Nulle voix pour me nourrir, certes, et toutes les voix jaillissant d’un gouffre, noyau dur, et cela sans  mesure.

Robinson : du silence et des signes

« (…) me revient à l’esprit le personnage de Robinson, son fol sillage dans le sable craignant de perdre l’usage de son nom mais cherchant dans le déplacement des signes ainsi tracés sous ses pas, la possibilité de ne pas sombrer au bord du silence entrevu à même le langage, dans la séparation des pas comme des mots. N’ayant personne à qui parler, on déplace sans cesse la frontière des signes, on en diffère le sens dans les parcours homonymes de la ressemblance. Et je me rappelle que nous avons parlé de cette folle écriture de signes lancés comme des reliques le long d’une langue oblique en laquelle on sent affleurer toutes les autres. » Jean-Clet Martin, « Carte postale pour Derrida », 05/02/10, texte intégral sur son blog

Précédemment : Plus Robinson que lui (Kafka)

Barthes : la poésie analogue au silence

« Voici un autre langage qui résiste autant qu’il peut au mythe : notre langage poétique. La poésie contemporaine est un système sémiologique régressif. Alors que le mythe vise à une ultra-signification, à l’amplification d’un système premier, la poésie au contraire tente de retrouver une infra-signification, un état présémiologique du langage ; bref, elle s’efforce de retransformer le signe en sens : son idéal – tendanciel – serait d’atteindre non au sens des mots, mais au sens des choses mêmes. C’est pourquoi elle trouble la langue, accroît autant qu’elle peut l’abstraction du concept et l’arbitraire du signe et distend à la limite du possible la liaison du signifiant et du signifié ; la structure « flottée » du concept est ici exploitée au maximum : c’est, contrairement à la prose, tout le potentiel du signifié que le signe poétique essaie de rendre présent, dans l’espoir d’atteindre enfin à une sorte de qualité transcendante de la chose, à son sens naturel (et non humain). D’où les ambitions essentialistes de la poésie, la conviction qu’elle seule saisit la chose même, dans la mesure précisément où elle se veut un antilangage. En somme, de tous les usagers de la parole, les poètes sont les moins formalistes, car eux seuls croient que le sens des mots n’est qu’une forme, dont les réalistes qu’ils sont ne sauraient se contenter. C’est pourquoi notre poésie moderne s’affirme toujours comme un meurtre du langage, une sorte d’analogue spatial, sensible, du silence. »

Roland Barthes, « Mythologies », pp. 206-207