Le combat dans l’île

Alain Cavalier, « Le combat dans l’île », avec Romy Schneider, Jean-Louis Trintignant et Henri Serre, (1961).

Comment vivre ? Désir qui se désole ou criante déception, cette question semble témoigner d’une vitalité assez pauvre alors même qu’elle sanctionne justement les êtres les plus brûlants. A leurs yeux, le monde ne coïncide pas. Leur réponse au comment vivre présente les dehors d’une action mais, vaine intensité, elle les met, sous tous rapports, en porte-à-faux, en suspens. C’est à cet endroit-là qu’Alain Cavalier plante sa caméra, loin, en hauteur, à la place de la réponse qui ne s’exprime pas, pour la plonger, elle, dans le monde, dans la vie, avec ce désir-là, rabattu sur la chair, et c’est pour forcer le contact redouté. Du coup, le monde, piégé, se déréalise un peu, devient une île, siège d’un combat. La caméra s’octroie la position que nul ne s’accorde. Plutôt, elle s’en empare à seule fin d’en accuser le défaut.

Comment vivre ? Reprenons les termes du combat. Première hypothèse : selon ses convictions. Principe qui pourrait écraser tout ce qui traverse son champ opératoire si Alain Cavalier, suivant la logique du désir vide, ne lui ôtait précisément tout contenu. Car l’acte auquel la conviction renvoie, paré des oripeaux de la virilité et de l’héroïsme politique, n’est qu’un vulgaire assassinat, une lâcheté, une idiotie, dont les motivations réelles (principalement œdipiennes) suffisent à annuler le peu de valeur idéologique. Autre hypothèse, même schéma qui se répète : l’amitié, la fidélité. Dont la déception se nuance d’une question subsidiaire : est-on trahi ou se trahit-on soi-même ? Ou encore, hypothèse suivante : aimer l’un et nul autre, dont le corrélat extrême serait également réflexif : ne pas s’aimer soi-même. L’aimé est-il à la hauteur de cet amour ? L’est-on soi-même ? L’amour, en d’autres termes, peut-il s’abstraire des réalités qui le battent en brèche ? Dernière hypothèse : refuser toute forme de violence. Quitte à la subir, s’offrir en victime.
Propositions également impossibles, également contradictoires.

Entre volonté et réalité, le quotidien frustre à la folie. Tout est sous tension. Une telle violence initiale ne peut promettre que son propre dépassement. L’action est passion, la passion conduit à la détente : mise en évidence d’une liberté difficile dont l’exercice repose sur l’expérience d’une déception. Le récit est suffisamment dense et incarné pour dissimuler ses enjeux, et puisque le montage signale davantage d’accidents que de coïncidences heureuses, la résolution sera forcément critique. C’est dire que l’apaisement n’est pas, et ne sera jamais, ce que l’on souhaite. La tranquillité, si elle est atteinte, demande elle aussi à être dépassée, sinon dans la vie même, par un simulacre : une scène de théâtre.

Sans doute n’est-ce là que le menu ordinaire d’un drame immémorial, le nôtre. Et comme nous nous montrons toujours prêts à nous en émouvoir comme d’une découverte, le cinéma nous prête à cet effet un de ses visages les plus bouleversants et les plus justes, celui de Romy Schneider. Elle livre ici une première version du rôle de l’actrice tourmentée qu’elle reprendra, treize ans plus tard, dans L’Important c’est d’aimer. Qui mieux qu’elle pour donner chair à ce combat, versant terrible de la conscience ? Fruit acide dévoré à belles dents, le corps exulte dans la danse, Mozart, la dépense, le plaisir. Mais aussitôt le front se plisse, le regard implore, un couteau se fiche dans la voix, la peau s’effondre sous les coups. Cette femme tout entière vouée à la vie devient la déchirure. Lieu du combat, elle constitue la ligne de démarcation entre deux hommes que tout oppose (Jean-Louis Trintignant et Henri Serre qui, malheureusement affublé d’une moustache, jouera l’année suivante dans Jules et Jim), deux hommes qu’on ne se risquerait pas à qualifier car, en vérité, on ne les perçoit qu’à travers elle.

Le combat pourrait s’achever en scellant sa propre absurdité, et partant, la vanité de toute action individuelle, de la volonté, de l’amour. Or, c’est l’inverse, bien sûr, ces termes ont, sur le moment, leur importance. Ce n’est qu’après coup qu’ils perdent tout éclat et tombent en cendre. Dépassée, débordée dans ses conséquences, la déception se dissipe : ce qui la fondait a tout simplement disparu. Résolution pas si heureuse, en fin de compte, ainsi soldée par une si grande perte.

Alain Cavalier, « Le combat dans l’île » (1961)

Andrzej Żuławski, «L’Important c’est d’aimer» (1974)

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Chambres noires, imaginaires

Xavier Dolan , « Les amours imaginaires », Canada, 2009 (durée : 1h35)

« Il est des plaisirs comme des photographies. Ce qu’on prend en présence de l’être aimé n’est qu’un cliché négatif, on le développe plus tard, une fois chez soi, quand on a retrouvé à sa disposition cette chambre noire intérieure dont l’entrée nous est condamnée tant qu’on voit du monde. » Proust, « A l’ombre des jeunes filles en fleurs. »

Cette chambre noire que Proust place au centre de l’expérience amoureuse est le lieu même de l’imaginaire. L’artiste et l’amoureux se ressemblent en ce qu’ils vivent en deux temps, temps insaisissable de l’être et temps saisi par la conscience ; leur rapport au monde est d’autant plus intense (passionné) qu’il est extension et appropriation : l’expérience devient séjour. Amorce de la connaissance ou approfondissement de la vie, elle est solitude, patience, intériorisation, secret. Dans la chambre noire tout est à disposition. Le fait de pouvoir y circuler librement, tel que l’on se sent, c’est-à-dire tel que l’on est (et non tel que l’on croit être ou pire, tel que l’on apparaît), de pouvoir se saisir des événements, les contempler, les prendre et les augmenter sans qu’ils ne sombrent ou ne s’effacent, c’est cela la dimension infinie du présent – et du plaisir. Sans se confondre à elle ni s’y réduire, cette dimension est donc également celle de l’art. Celle de la vie enrichie, de la vie sensible, de la vie intéressante parce que intéressée.

Le jeune cinéaste québécois Xavier Dolan ne cherche pas, comme tant d’autres, à démystifier l’amour, à nettoyer le réel des illusions qui (soi-disant) le ternissent, au contraire, il sait que les rêves réalisent le vécu, peau et sang, et que les comprendre, les nourrir, les compléter affermit l’expérience. Xavier Dolan ne joue pas, il se représente, être de fiction : artiste et amoureux ; son cinéma occupe la chambre noire. Cette chambre noire, où l’intime se mêle à l’universel, où le toc côtoie le précieux et où le pop s’amalgame au raffiné, est pour nous un lieu et une matière – forcément émouvants, forcément familiers. Les formes de la sensibilité composent un discours amoureux (les Fragments d’un discours amoureux de Barthes sont le livre-référence du cinéaste), et ce discours n’est pas un désengagement : il ne permet pas à l’amoureux d’être quitte de ses affres et de ses tourments, de croire qu’il peut raisonnablement ne plus aimer (c’est impossible, ce n’est pas souhaitable), mais il se donne à lui comme une jouissance supplémentaire – mise en abyme et retour à l’être. Tout comme le rêveur, se sachant en train de rêver, est prié de s’enfoncer dans son rêve,  l’amoureux est invité à s’enfoncer dans son sentiment.

Plus déchirée qu’elle ne le laisse paraître, l’esthétique* de Xavier Dolan n’est pas simplement illustrative. Le cinéaste veut être présent devant et derrière la caméra. Sur la scène principale des Amours imaginaires, on découvre un banal triangle amoureux (un homme et une femme tombent ensemble amoureux du même homme), on admire des tenues vintage, on entend des chansons pop, on collectionne les styles et les poses, on écoute des dialogues très littéraires. Ce côté extravagant est une façade aussi vraie qu’un fard : le rougissement des joues montre l’émoi. Mais, allant plus avant dans son propre discours amoureux, Xavier Dolan se heurte à sa propre représentation – l’artiste contredit l’amoureux. Tel Narcisse, il ne fusionne pas avec sa propre image : il se divise et meurt à moitié.

Les Amours imaginaires fétichisent le discours amoureux. Lecture conséquente ou trahison du texte ? Qu’importe, ce n’est bientôt plus l’autre qui est aimé – mais l’amour (avec tout ce que cela suppose de narcissisme). Parce que le flirt est facile et que l’autre paraît d’emblée si proche, la proximité est une impatience, un faux-semblant – un miroir. Elle fourvoie : les valeurs s’échangent et les sens s’inversent. La précipitation trahit l’amour, l’arrache à son énigme irrésolue, à sa source lumineuse… La proximité, qui est aussi promiscuité, brouille la relation et la séparation, elle mélange jusqu’au dégoût, jusqu’à soi. Les corps privés du sentiment ne coïncident pas, ne répondent ni au désir ni à la volupté, ne sont qu’errances carnassières de romantiques impatients.

L’artiste et l’amoureux sont toujours en défaut par rapport au monde, par rapport à eux-mêmes. Le plus tragique, le plus comique, c’est que l’imagination, loin de combler les manques, en crée de nouveaux, creuse le sillon du désir. Il faut se demander si, dans leur complaisance et leur retrait avisé, les chambres noires ne sont pas également confinées, suffocantes, noires de soi.

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* aisthanestai, en grec, signifie sentir.

Pour les captures d’écran du film c’est ici : -devenue toi comme hier-.

Précédemment sur ce blog : J’ai tué ma mère.

Photo : Mona Chokri, vraiment parfaite dans le rôle d’alter ego de Xavier Dolan.

Le rêveur s’il faut le définir

« Le rêveur, s’il faut le définir en détail, n’est pas un homme, c’est une espèce de créature du genre neutre. Il gîte la plupart du temps quelque part dans un coin inaccessible, comme s’il s’y cachait même de la lumière du jour, et, une fois retiré chez lui, il est collé à son coin comme l’escargot, ou du moins il ressemble beaucoup, à cet égard, à ce curieux animal qui est à la fois animal et maison et qui s’appelle la tortue. »

« Je vous comparais tous les deux. Pourquoi n’est-il pas vous ? Pourquoi n’est-il pas comme vous ? Il ne vous vaut pas, et pourtant je l’aime plus que vous. »

Nuits blanches, Dostoïevski.

Ils sont jeunes, la vingtaine pas plus, tous deux très pauvres et très beaux – scandaleuse élégance de la simplicité. Elle, son ravissant visage nimbé de boucles blondes – ou brunes, peu importe –, le regard forcément pensif, les yeux forcément grands, très sombres ou très clairs, l’excès ramenant les contraires à la seule expression de l’intensité. Lui, la prestance aux larges épaules, on devine l’honnête homme au poids du fardeau, la mélancolie à l’ombre de la paupière, le cœur généreux, accueillant, toujours épris jamais pris. Ces deux-là on les connaît, ils nous précèdent et nous succèdent, traversent les époques, les villes, les romans, le cinéma, la vie. Leur histoire leur ressemble, elle ne surprend pas mais ne lasse pas non plus. Une rencontre au hasard, il tombe amoureux, elle en aime un autre, absent, elle finit par céder, l’autre revient et la voilà qui s’en va le rejoindre.

Ce n’est certainement pas ainsi, avec ces personnages impeccables et cette histoire éventée – celle, immuable, de l’amour impossible – que l’on saisit la teinte particulière de ces Nuits blanches, et de la façon dont elle varie, contamine et nuance des univers différents. Dès lors que les personnages constituent la toile de fond d’une intrigue devenue également secondaire, les perspectives s’inversent. La ville est projetée à l’avant-plan ; elle détermine l’agencement, la forme, la progression du récit – en un mot, elle participe de son identité. Les amoureux en dérivent comme elle découle d’eux, le sens et l’expression passent l’un dans l’autre. Elle les fait se rencontrer au gré d’un plan large et les sépare au même endroit. Le réseau de rues plus ou moins étroites s’augmente  de canaux et de ponts, les hauts bâtiments aménagent des zones de repli, au sol les pavés font claquer les semelles : c’est un paysage presque mental, un espace figuré fait de liens et de rappels que la neige et la nuit unifient et atténuent. Saint-Pétersbourg, Livourne, le XIXe ou le XXe siècle : lieux et temps fusionnent dans l’irréel.

La nouvelle de Dostoïevki est une narration à la première personne. Sous-titrée Souvenirs d’un rêveur, il s’agit, dans sa totalité brève, d’un rapport sec, mais, dans sa faconde, d’un poème formidablement expressif. Ceux qui n’ont jamais lu l’écrivain russe et qui, de ce fait, considèrent son œuvre avec effroi, persuadés que tant de pages ne peuvent désigner qu’un monstre, ceux-là n’ont pas tort, mais pour les mauvaises raisons. Monstre, oui, de confusion et de complexité, volumineux certes, mais la longueur est un concept subjectif (d’ailleurs, certains récits comme Le sous-sol ou, justement, Les nuits blanches, font à peine une centaine de pages) ; quant au style, il est d’une imparable fluidité. Tout n’est que dialogues, monologues, langage parlé, langage trivial, avec ce que cela suppose de fautes, contradictions, embrouilles, mauvaise foi, exagérations… Autant de données brutes, informes et tumultueuses qui vrombissent et se laissent difficilement dompter par la raison. Lecture facile quoique fébrile, vacarme de l’oral, énergie du verbe. Les amoureux des Nuits blanches se volent la parole l’un à l’autre, se dévorent de mots. Ils se comprennent, ils sont jumeaux en âme, et c’est l’impasse des correspondances : ne les captivent en l’autre que ce qui fait miroir. Ils s’ « entendent » séparément, sans réciprocité. Si leur relation peut sembler fusionnelle, c’est qu’eux-mêmes échouent à s’individualiser. Amalgamés mais solitaires, coupés du monde, ils sont bien des créatures de la ville, vaines émanations souffrantes et insatisfaites.

En acclimatant les Nuits blanches à un Livourne de Cinecittà, Visconti traduit avec intelligence la Russie fantasmée de Dostoïevski. Ville de théâtre, ville intellectuelle, on s’y sent bien comme dans un rêve. L’extérieur donne l’impression d’être à intérieur, c’est-à-dire à l’abri, et comme tout est pensé, rien n’est ressenti. L’idée remplace la sensation : l’idée du froid, l’idée de la tristesse, l’idée de la solitude. A cet égard, nul autre n’a mieux créé une ville de la sorte que Pessoa : son Livre de l’Intranquillité traduit Lisbonne (…la rue des Douradores) en pure intériorité. C’est une construction opérante : débarrassées de tout ce qui, réel ou réaliste, fait diversion, Saint-Pétersbourg et Livourne deviennent des serres chaudes. Les désirs croissent et s’hybrident dans un huis-clos favorable à leur éclosion, favorable à leur déclin.

Il faut noter que, par rapport à la nouvelle de Dostoïevski, Visconti opère une curieuse inversion des caractères. A Livourne, le beau Marcello Mastroianni incarne le beau Mario… Un jeune homme accidentellement solitaire : il voyage beaucoup, n’a pas le temps de lier des relations durables. Rien à voir avec le rêveur russe, sans autre nom qu’un je dénué de valeur sociale, à la fois enraciné et exilé dans la ville. Celui-ci observe le monde, le comprend, le connaît. Anormale, inhumaine sans doute, cette attention excessive l’isole. Il ne fréquente personne, n’a même jamais connu de femme. Sa maladresse et les airs qu’il se donne en public le desservent ; par contraste, Mario n’est qu’élégance et séduction. Un vrai gentleman, un personnage avenant dont l’unique défaut, pour paraphraser une célèbre réplique, est de ne pas en avoir. En vis-à-vis, Natalia ne diffère pas tant de Nastenka : le rose aux joues (qui transparaît dans le noir et blanc, telle est la puissance suggestive du cinéma), timide mais volontaire, femme-enfant naïve et passionnée. Du coup, dans sa version italienne, la tragédie cède à la romance : la solitude de Mario est délimitée, elle a une cause et une issue, n’a donc rien d’universel ni de fondamental. Infiniment plus profonde, celle du rêveur russe n’est même pas suspendue pendant les nuits blanches. Pire, elle en est augmentée. Nastenka reste rivée à son premier amour et confirme par sa déférence affectueuse, que le rêveur n’a pas sa place auprès des hommes.Tout au plus lui offre-t-elle, l’espace de quelques nuits, ce petit supplément de réalité que le rêveur, avide et bricoleur, démultiplie à la folie.

Ainsi l’amour, par le manque qu’il creuse dans la chair, n’est bien souvent que conscience accrue de la solitude.

Ce que Visconti atténue, en édulcorant à l’italienne le propos de Dostoïevski, de nos jours un réalisateur le restitue avec force. Il s’agit de James Gray et de son magnifique Two lovers. Adaptation très contemporaine et cependant fidèle en désespoir à ses origines russes, ce film-là se déroule à Brighton beach, enclave slave de Brooklyn. Un peu plus que rêveur, Leonard est un homme superflu, voûté, amer, éperdu – déplacé. En modifiant avec mesure l’intrigue et les circonstances de la rencontre, James Gray perpétue la figure tragique d’un être qui, parce qu’il ne peut pas vivre l’amour qu’il conçoit, incarne et maintient son idéal nécessaire.

Sur le toit, Two lovers

Textes complémentaires) :

–          L’homme superflu

–          Two lovers

–          Le visage-miroir de l’Idiot (adaptation d’un autre roman de Dostoïevski par Pierre Léon)

Luchino VISCONTI, « Nuits blanches », avec Maria Schell et Marcello Mastroianni, Italie, 1957 (durée : 97’)

cet homme qui n’existe pas

Rien de cela n’a compté pour moi, dit-elle à l’autre qui ne lui demande rien, qui ne l’écoute peut-être pas. N’y pense pas, c’est oublié, sache seulement que je t’attendais, c’était la nuit tu sais, le ciel plein d’étoiles comme écho démultiplié de lumière, nous donnant raison d’être fous, raison d’être obscurs, raison d’être clairs, de se rencontrer, de parler, tu tardais à venir, j’avais froid, j’avais de l’espoir. Et cet homme, cet homme qui n’existe pas, tout d’un coup s’est retrouvé tout près, vaste et généreux, des mots, des aveux, des pleurs, tu tardais, j’avais froid, j’avais de l’espoir, je ne lui parlais que de toi tu sais, et il comprenait, ne me parlait que de moi, de nous, que sais-je avec tant d’étoiles sur les joues, étincelles de larmes, cristaux de fous rires. Je t’attendais, tu tardais, cet homme se tenait tout près, son manteau ample, si vaste, si chaud, déjà un peu contre moi, mon cœur dans ses bras, mon visage dans ses mains, cet homme qui n’existe pas, toi entre nous comme l’idée de l’amour, mais l’idée, n’est-ce pas, c’est l’absence. Soudain je riais, il riait, cet homme qui n’existe pas. A ce moment l’évidence d’une relation, d’un rapport implicite de ressemblance, de solitude et d’exaspération. Le moment ça ne suffit pas,  je t’attendais depuis un an, depuis toujours. Lumière. Sache seulement que trois nuits ne comptent pas, ne suffisent pas à démonter l’absence qui remonte, elle, à toujours. Et surtout maintenant te voilà, cet homme n’existe pas, dit-elle à l’autre qui ne lui demande rien, qui ne l’écoute peut-être pas.

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Instantané sur fond de « Nuits Blanches »,  Luchino Visconti. Photo : le visage de Maria Schell.

 

Seul, singulier, unique (…)

« L’image que me renvoie le miroir est moins un visage que l’expression d’une situation difficile : parvenir jusqu’à la fin d’une journée. »

Tom Ford, « A single man », avec Colin Firth et Julianne Moore, Etats-Unis, 2009 (durée : 99’)

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George est un homme éminemment raisonnable. Cultivé, réfléchi, d’un goût exquis, entouré de beaux objets, c’est un professeur attentif et méthodique, un homme qui s’endort en pyjama rayé et tient une maison bien ordonnée. Célibataire depuis un an, George est-il seul ou singulier ? Seul, il l’est sans aucune doute, veuf pourrait-on même ajouter, si la décence ne rendait l’emploi de cet épithète outrageant – nous sommes en 1962 – reporté à une personne du même sexe. D’où l’ambiguïté du singulier. En tant que représentant d’une minorité invisible (les homosexuels donc), George ne se distingue pas, il ne présente, pour ainsi dire, que des contours : coupe impeccable du costume gris, monture épaisse des lunettes. L’homme singulier se signale en tant qu’absence.

Ce pourrait être une définition de l’élégance : l’apparence comme mise en scène de l’absence. Tel est le monde selon George, déploiement de son retrait, extériorité absolue : une architecture d’embrasures, de cadres, de fenêtres ouvertes et de miroirs divisés ; des regards ascendants, une vision géométrique mais éblouie, nuancée, émue. Ce monde flottant n’aurait que l’épaisseur d’un décor s’il ne révélait d’emblée une blessure, crevant la surface, le silence, stridences d’un téléphone, images violentes, du sang et des larmes. D’où viennent ces éclats de chair ?

Du passé, c’est-à-dire – soyons précis – de la mémoire. D’un ressassement, éternel retour et éternel recommencement de ce qui n’est plus. Voici un an que George a perdu son compagnon dans un banal accident de voiture. Voici un an que pour lui le temps s’est arrêté, qu’il est pris dans un inexorable mécanisme qui le fait basculer en arrière à chaque bruit, à chaque battement de cil, à chaque respiration. George est enraciné dans son deuil. Non qu’il soit dans l’erreur – George n’est pas un homme malade, un homme à sauver – son affliction lui fait honneur. S’il devait y en avoir une, ce serait la thèse du film : la dignité, la valeur absolue de l’amour, unique (single, encore), irremplaçable, irrémédiable.

En un sens, George est déjà mort. L’idée du suicide n’a rien de scandaleux, ni même de bouleversant ; ce qui l’est, en revanche, c’est de continuer à vivre. Une fois la décision prise, mourir n’est que pure formalité. Et comme George est un homme raisonnable, il prend soin de régler ses affaires, il écrit les lettres qu’il faut, choisit sa tenue mortuaire, dispose les clés sur son bureau. L’ennui, c’est que, pour un homme aussi élégant, se tirer une balle dans la tête relève du comble de l’inélégance. On a beau disposer les oreillers, couvrir le lit, il faut cependant admettre que c’est salissant, un suicide. Surtout, George a un point faible, un côté somme toute irrationnel, incontrôlable : son amie Charley. Charley, l’autre amour, l’antithèse, la femme.

Et quelle femme ! Alors même que, soucieux d’économie et de lisibilité, tant de réalisateurs subordonnent au sujet principal tous les autres personnages – rôles littéralement secondaires – et  endiguent leur propos dans une hiérarchie qui en réduit considérablement la portée, Tom Ford réussit à déconstruire George en Charley. Certes, le choix de l’actrice n’est pas anodin. Julianne Moore offre une diversité de jeu impressionnante, souplesse d’autant plus remarquable qu’un visage sophistiqué et une chevelure flamboyante devraient a priori limiter son registre. Or celui-ci se complète d’une présence forte, d’un caractère qui façonne les rôles plus qu’il ne s’y incarne. En l’occurrence, A single man s’inscrit dans le prolongement d’un film antérieur, Far from Heaven, de Todd Haynes. Julianne Moore y joue le rôle de Cathy, irréprochable femme au foyer délaissée par… un mari homosexuel. Le film en question présente la particularité d’être un mélodrame de reconstitution, tourné en fond et en forme dans les années 50. A single man transpose quelque peu ce principe aux années 60. Sans doute Charley n’est-elle pas l’épouse de George, mais elle fut un temps sa maîtresse, et semble encore fort amoureuse. Sous-texte discrètement féministe dans l’un et l’autre films : toute libérée qu’elle paraisse, Charley n’est guère plus épanouie que Cathy. Vieillissante quoique encore belle, faussement artificielle, alcoolique par désespoir, Charley entre dans cet âge difficile où les femmes qui ne vivent que par et pour l’amour se voient disqualifier de n’être simplement plus aussi fraîches que leurs cadettes qui prennent étourdiment la relève. Détail d’importance : la voisine de Charley, toute pimpante dans sa jolie maison, affublée de deux enfants tirés à quatre épingles et d’un mari visiblement peu amène, est la copie conforme de Cathy. De l’autre côté de la pelouse, en coulisses, on devine le drame domestique qui se prépare…

Le double rôle de Julianne Moore établit donc un parallèle intéressant entre le film de Todd Haynes et celui de Tom Ford. Dès lors, on comprend (accepte ?) mieux le formalisme de Tom Ford, auquel certains ne pardonnent pas d’être, au préalable, un couturier à la mode. A single man n’est peut-être pas exactement construit à la manière d’un film des années 60, mais son esthétique s’inspire de la mythologie de cette époque, de ce qu’on en a retenu, ce qu’on aime encore aujourd’hui. Il y a bien sûr une certaine facilité, une coquetterie : par comparaison, certains aspects de Far from Heaven heurtent le goût actuel (couleurs trop criardes, coiffures et tenues franchement démodées). Avec Tom Ford, tout est beau et rien n’est démodé… Autant tracer une ligne jusqu’à Xavier Dolan qui, à sa façon, fait de ses Amours imaginaires un bel ouvrage vintage.

La posture de Tom Ford, qui est celle du dandy, s’accorde évidemment à son propos. Si le raffinement de George se brise contre l’exubérance de Charley, leur passé commun (les années folles à Londres) est ce point d’intersection qui ouvre le champ des interprétations. Saisi sur une infime parcelle de présent, au crépuscule de sa vie – pour prendre un cliché qui lui convient bien – George s’augmente d’un passé plus ou moins lointain au cours duquel, on le comprend, il a pu être fort différent, c’est-à-dire plus proche de ce que représente Charley. Le visage de George se compose et se fragmente à mesure que la journée avance vers sa fin, à mesure qu’il s’emploie à clôturer une à une toutes les facettes de son existence, qu’il se ferme aux opportunités nouvelles qui se présentent à lui. Elégance extrême et refus de la simplicité : Tom Ford filme George comme un polyèdre, n’éclairant jamais qu’une seule face à la fois. Jeux de lumière en surface, jeux d’ombre en profondeur : ainsi procède le dandy.

On ne considérera nullement la mort comme une fin en soi (négative), mais on y verra la seule forme que puisse désormais revêtir l’amour. Il n’est pas de façon plus rationnelle de présenter cet état, qui est sans foi, sans espoir, et cependant pure positivité. Mourir non pas pour rejoindre l’amour, mais pour n’être plus sans lui – une double négation n’étant rien d’autre qu’une forte affirmation.

Tom Ford, « A single man »

A lire :

La belle critique de Pascale Bodet sur le site de Chronicart.

Un autre dandy : Les amours imaginaires de Xavier Dolan.

Far from Heaven (le texte de Philippe Delvosalle)

Io sono l’Amore

Luca Guadagnino, « Io sono l’Amore », avec Tilda Swinton, (Italie, 2009, durée : 1h58)

 

Les formes extérieures nous mettent au défi de les enfreindre : si elles s’imposent à nous, c’est qu’elles nous invitent à regarder au-delà, ou en deçà. Les apparences ne mentent pas, du moment que les fantasmes qu’elles jettent tout autour d’elles, l’éblouissement qu’elles suscitent, ne provoquent pas la sidération. Le style s’interpose, protège le discours, l’enserre et l’étrangle parfois, il exige une attention particulière, une interprétation active, capable de se dresser, d’égale à égale, contre ses tours et détours, contre la beauté, l’effroi, le néant – qui n’en sont pas tant les attributs que les accidents.

Voir un film, c’est se trouver une place, dedans ou dehors. L’indifférence n’est souvent qu’une forme de passivité. Ce que je ne touche pas ne me touche pas, ce que je ne sens pas, ce que je ne vis pas m’indiffère… Au procès contre le style, l’on ne peut être que juge et partie. Car je peux aussi m’immiscer, rentrer dans le film effrontément, moi tout entière, et l’arpenter, l’éprouver, l’interpréter. C’est ce que je veux, c’est ce qu’il me demande. Pour devenir efficiente, la compréhension ne peut rester littérale, elle n’a de sens, de valeur, qu’en l’intime.

Io sono l’Amore – un palais somptueux dans lequel on peut, par exemple, entrer par la porte de la cuisine. La cuisine comme espace et comme expérience. Il est vrai qu’alors, travaillée en textures, couleurs et saveurs, mise en forme, stylisée, devenue œuvre d’art, elle menace à son tour de fasciner, de se glacer dans la distance… Cependant, sitôt consommée, elle s’anéantit, elle disparaît tout simplement. La cuisine, plus encore que la musique et le cinéma, est un objet temporel dont l’existence coïncide avec l’épuisement. Et encore, musique et cinéma peuvent être reproduits ; chaque plat est unique : nulle recette scrupuleuse ne peut ressusciter ce qui a été mangé. Cette qualité résorbe à la fois tout risque de fascination autant qu’elle rabaisse la cuisine, hélas, au niveau d’art ménager, du fait sans doute de son rôle alimentaire et domestique. Pourtant, cette consommation, qui est pénétration, absorption, est gage de l’intime – c’est-à-dire précisément du mouvement que nous voulons imprimer à notre compréhension.

Ici en particulier, la cuisine est  un lieu ouvert, un lieu équivoque où les différences sociales se concilient mais ne s’annulent pas. Les hiérarchies peuvent s’inverser : le cuisinier y est le chef, le maître de son art. C’est dans un tel espace de chaleur et d’action, de vie et de création que se produit la rencontre entre la très belle, la très riche, la très mère, la très épouse, la très familiale, la très déterminée signora Emma et l’artiste-cuisinier-jardinier, Antonio. Le goût initie l’amour – ou sa prise de conscience, au-travers des lèvres, entre les dents, sur la langue – jusqu’au cœur. Ainsi se font-ils l’amour avant même de se connaître : la cuisine bouleverse le protocole de la rencontre.

Laissons la cuisine au centre puisque nous voici à l’intérieur du film, au centre de sa spirale. C’est donc une histoire d’amour et le portrait (étroit, impressionniste) d’une famille, c’est une réflexion sur la filiation, la dématérialisation de l’argent, la dévalorisation du travail, le scandale de l’adultère, le déclassement, la volupté de l’instant, du soi retrouvé, la jalousie, le triangle amoureux : le film de Luca Guadagnino se déploie dans de nombreuses directions, même si, d’une architecture sophistiquée, opératique, tous ces éléments s’agencent entre eux et convergent vers un point unique, idée ou sensation, creuset de vie et d’anéantissement . S’il faut la qualifier plus spécifiquement, en se référant aux nombreuses figures qui s’y abîment, on parlera de la cuisine comme creuset de la faim, non sans une certaine approximation inhérente au foisonnement des projections. Car après avoir consommé ses plats sublimes, c’est bien évidemment le cuisinier que la signora consomme, et qui est consommée ; la faim ne s’éteint pas, ne peut que croître et dévorer, creuser, mettre à jour l’inassouvissement de cette société formellement comblée, comblée d’apparences…

Sans doute la sophistication du film, sa grammaire très cultivée où abondent les références livresques (l’héroïne en est une accumulation : elle se surnomme Emma ; ses origines russes sont comme une personnalité à part entière ; son amant cuisiner-jardinier évoque l’amant de lady Chatterley) et cinématographiques (la spirale des escaliers dans le chignon, Vertigo ; Tancredi, Le Guépard), les symboles et les figures de style, manque-t-elle parfois de finesse, ou de bon goût. Il y a des déceptions esthétiques, des mauvais raccords, une négligence au niveau des finitions, des flous maladroits, des surplombs souvent lourds, mais ce maniérisme est en soi tellement excessif que ses faiblesses sont compensées – on y revient – de l’intérieur, c’est-à-dire par ses courants internes, invisibles – ceux de la faim – qui dévalorisent à leur avantage les grandioses apparences.

Il ne s’agit pas de révérer la forme, bien plutôt de montrer à quel point celle-ci, en s’excédant, introduit une critique de ce qu’elle représente : elle n’est pas redondante mais surabondante. La musique y tient un rôle essentiel. Montée en crescendo jusqu’à l’apothéose finale, la partition de John Adams surligne moins le décor(um) qu’elle ne l’emporte, qu’elle ne l’arrache à son système rigide, aux rituels raffinés, pour le faire basculer vers un déséquilibre créateur.

Aussi plusieurs géographies se dessinent : l’espace matériel (le palais et ses chambres et ses couloirs, les villes, le jardin, la montagne), l’espace sensoriel (les corps et les multiples manifestations du plaisir), l’espace émotionnel (la musique, la voix, le regard, le vertige, le visage), l’espace temporel (les climats, les saisons, la lumière). Raccordées les unes aux autres, ces géographies dialoguent et renchérissent, tandis que la surabondance déchire et ouvre le film. Pourquoi ? C’est le principe du mélodrame (mot employé ici dans son acception la plus noble, en tant que genre ayant ses chefs-d’œuvre et ici sa postérité*). Très loin de tout réalisme, Io sono l’Amore cherche sa forme, sa nécessité, dans une sophistication qui est aussi une interpellation. Le film ne se réduit pas à la littéralité de ce qu’il montre, ni même à sa subjectivité : celle-ci, donnée d’emblée par la forme, dans sa beauté, dans ses défaillances, ne demande qu’à être réinterprétée, et surtout démasquée. Telle est, ici tout au moins, la pertinence du formalisme : déloger le regard du visible fastueux pour le précipiter dans ses escarpements : le champ limité, ascendant, des possibles – le champ infini, descendant, des impossibles.

* Lire à ce sujet le travail de Philippe Delvosalle autour de Douglas Sirk ; mélodrames et remakes (Stahl, Sirk, Fassbinder et Haynes).

La musique du film (John Adams).

Inapprentissage de l’amour

Christophe HONORE, « Les chansons d’amour », avec Louis Garrel, Clotilde Hesme et Ludivine Sagnier, France 2007

Qui laisse une trace laisse une plaie ; traces et plaies sont la matière même des films de Christophe Honoré. Il n’y a là rien de sombre, sanglant ou marécageux, seulement des plaies quotidiennes, banales et des traces aléatoires comme les rides sur un visage. Les contradictions sont ravalées, la vie prend le pas sur la raison, le ressenti sur le vécu. L’intrigue des Chansons d’amour est presque anecdotique.  Elle se divise en trois chapitres, Le Départ, L’Absence et Le Retour, qui structurent les tribulations amoureuses d’un jeune homme, Ismaël (Louis Garrel). C’est une certaine conception de l’amour libre, ménage à trois, marivaudages, bisexualité… Ensuite, cette liberté s’inscrit dans la forme du film, lequel se construit sans point focal unique, comme un jeu d’extérieur, décentré,  chorégraphié. Cette apparente légèreté doit être comprise comme le nécessaire contrepoids d’un sujet grave. L’art offre le retrait, le déguisement et la parade, non pour fuir la réalité, mais au contraire pour la regarder bien en face. Pour faire coïncider mise en scène et intention, le réalisateur abandonne d’emblée le réalisme. En général, plus l’art tend vers la représentation exacte de la réalité, moins il est vrai. Dans ce film, les chansons expriment mieux que des monologues le monde intérieur des personnages, parce qu’elles ne le traduisent pas littéralement. La théâtralité, loin de dénaturer les sentiments, permet de les appréhender en toute authenticité, à vif, brûlants. Pour la même raison, certains dialogues, sinon durs et blessants, sont chantés ; le changement de ton adoucit et permet la sincérité.

Ce film s’offre comme une anthologie de réminiscences musicales et cinématographiques : Truffaut, Eustache et Godard sont cités à chaque plan. Aussi, dans cette façon de filmer à toute vitesse, à fleur de rue, des personnages fébriles, c’est l’essence même de la Nouvelle Vague que Christophe Honoré transmet. Les chansons – compositions d’Alex Beaupain – ont la saveur douce amère d’instantanés pop, ritournelles héritées d’Etienne Daho ou d’Hélène Segara. Pour unifier ces références, le réalisateur prend à son compte les paroles de Fanny Ardant dans La femme d’à côté : J’écoute uniquement les chansons. Parce qu’elles disent la vérité. Plus elles sont bêtes, plus elles sont vraies. Et si la vie, ainsi dépeinte, semble légèrement décalée, trop extravagante, il suffit de fermer les yeux et de la considérer à l’intérieur de soi pour se rendre compte que nous percevons aussi les choses au travers de mille et une références. Les films de Christophe Honoré donnent à l’art une place centrale dans la vie : les livres passent de main en main, les personnages s’expriment, sinon en chansons, dans un langage très littéraire, on déambule dans un Paris où la moindre rue évoque un tableau, une photographie, Louis Garrel joue tantôt comme Buster Keaton tantôt comme Jean-Pierre Léaud ; c’est le dandysme du vingt-et-unième siècle.

Arrêtons-nous sur une simple scène de cuisine après un repas familial. Les femmes nettoient et sèchent la vaisselle tandis que, prenant une voix de fausset, Ismaël improvise une marionnette en enveloppant son doigt dans un essuie. Il  rejoue ainsi un plan de Zazie dans le métro de Louis Malle, où le même stratagème est utilisé pour rendre le sourire à la fillette. Car en ce dimanche pluvieux, un deuil pèse sur cette famille. Après ce divertimento joyeux, le jeune homme rentre en lui-même ; il regarde par la fenêtre, entame une chanson triste, qui se prolonge dans les rues grises. Ce grain romantique apposé à une succession d’images fondues en douceur dans la mélodie, plus qu’à la Nouvelle Vague, renvoient au clip vidéo. Bien sûr, Christophe Honoré est un enfant fervent de la culture pop. Une façon de boire ces peines à petits traits, comme une limonade, un goût pour les couleurs et les arômes artificiels. Sans doute est-ce aussi la raison pour laquelle ses films ont autant d’admirateurs passionnés que de détracteurs, ce mélange insouciant de la noble culture française avec des produits de la mode populaire. Comme si Amélie Poulain citait Baudrillard…

Encore une fois, il s’agit d’une façon d’envisager la vie au-travers d’un filtre de références, de se donner constamment en spectacle, avec la conscience d’être regardé. C’est un narcissisme assumé qui donne le courage d’être « soi-même ». Qu’on le veuille ou non, cette approche de l’individu est très contemporaine, de sa version extrême, la télé-réalité, à une représentation plus sophistiquée telle que celle-ci. On voit du reste à quel point cette conception, par son absence de perspective, nie l’altérité. Le monde converge vers Ismaël, entièrement subjectif, c’est ce que montre le film, mais Ismaël sort-il jamais de lui-même ? Que connaît-il vraiment qui ne le concerne pas ? Cette  forme terrible et permanente de cruauté tient autant de l’innocence que d’un hédonisme appauvri.   Depuis Flaubert, on le sait, l’éducation sentimentale s’accomplit dans la douleur et la déception, mais cette triste opacité peut devenir un ferment inépuisable.  Malheureusement, Ismaël n’apprend rien et n’évolue pas. Sa dernière parole est l’aveu inconscient de sa défaite, tout au plus une perte d’éclat : Aime-moi moins, mais aime-moi plus longtemps…

(texte publié en février 2008)

Les chansons d’amour, Christophe Honoré

Notes futiles sur film frivole

Au sujet de Vicky Cristina Barcelona, de Woody Allen, avec Rebecca Hall, Scarlett Johansson, Penelope Cruz et Javier Bardem.

Il est remarquable que, partant d’un scénario érotique et cérébral plutôt serré, la mise en scène s’applique à défaire, centimètre par centimètre, chaque nœud d’intrigue dont elle dispose, et réussisse l’exploit  d’éteindre, de rabattre et de refroidir la fièvre générée par la présence de chair désirable sur des territoires brûlants.

Faut-il y voir l’emplâtre affectif d’une composition intellectuellement fade, d’une érection puritaine,  ou  d’une perplexité décatie ?

Je me demande d’où vient ce récent cliché de cinéma selon lequel pour s’aimer à deux, il faut être au moins trois. Christophe Honoré, les frères Larrieu, j’en oublie… L’essentiel est de considérer cette « ouverture » comme un dépassement de la crise du couple. Nul besoin de se séparer, désormais il suffit d’augmenter la relation. L’exclusivité sexuelle est seule responsable de la mort de désir. Pour entretenir l’appétit, mieux vaut varier le menu.

Dans ce cas de figure, on constate généralement que c’est à l’homme que revient le privilège de diversifier les rapports. Les femmes reçoivent même la permission de se tripoter entre elles.

Penelope Cruz peut se porter candidate à l’oscar de hystérie, Scarlett Johansson ne démérite pas celui de l’indolence, mais  la caricature  grotesque de serial killer pour les frères Coen sied mieux à Javier Bardem que celle de spanish lover touristique sur fond de carte postale.

L’art a rarement été aussi sottement malmené par un film qui prétend pourtant le glorifier. Car ce sirupeux petit monde d’amants radoteurs est constitué d’artistes soi-disant sensationnels et ambitieux. Sur la jaquette du dvd, je lis : « Life is the ultimate work of art ». Sans être le moins du monde originale, cette assertion est de plus pitoyablement démentie tout au long de l’histoire. Dans ce tableau, l’art est un jardin d’enfants où s’ébattent des lapins bavards. A ce régime, j’en viens à préférer – alors que je le déteste – le réel.

Tandis qu’ils batifolent un peu, hurlent et pleurnichent surtout, incidemment se pose l’indécente question économique. Pardonnez ma la vulgarité sur ce point, mais d’où vient tout cet argent ? Artistes oui – avec le compte en banque de François-Henri Pinault! Oh, je ne dis pas, moi aussi je voudrais une jolie maison à la campagne, pleine de lumière, de fleurs et d’inspiration supérieure… C’est sûr, c’est très confortable de s’occuper de son nombril dans un splendide cadre verdoyant. J’en prendrais bien soin, c’est promis, et j’épongerais ma contemplation satisfaite en composant des poèmes racoleurs et pas trop laids.

Voilà, je pourrais continuer cet exercice encore un moment, cela m’amuse d’ailleurs, mais il me semble assez peu raisonnable de gaspiller mes neurones sur un film qui m’en a déjà fait perdre suffisamment.

La modification

C’était un dimanche, je me trouvais assez loin de chez moi. Après une journée entière à marcher le long d’une rivière sans rencontrer personne parce que, malgré le soleil qui m’avait donné chaud, c’était encore l’hiver, j’étais parvenue à un village connu pour ses nombreux bouquinistes. Dans une cave sentant l’humidité, après avoir constaté qu’aucun des livres que je cherchais ne s’y trouvaient (je suis toujours en quête de livres parce que j’en achète rarement…), les étagères poussiéreuses croulant sous d’improbables empilements de vieux romans inconnus de moi, peut-être illisibles aujourd’hui,  aux couvertures aussi laides que leurs  titres sont assommants, je finis par en choisir un que j’avais pourtant déjà lu, mais qui ne se trouvait évidemment pas dans ma bibliothèque, puisque, comme tant d’autres, je l’avais emprunté. C’était La Modification de Michel Butor et, incidemment, l’occasion de refaire ce voyage en train dans une narration qui interpelle d’emblée son lecteur par l’emploi impératif de la deuxième personne du pluriel : c’est le mécanisme que vous avez remonté vous-même qui commence à se dérouler presque à votre insu.

Bien sûr, il m’impressionne beaucoup moins aujourd’hui que lorsque je l’ai lu la première fois. A l’époque, de longues phrases sensibles, ciselées, et un style élégamment désenchanté pouvaient encore me contenter. Ce n’est malheureusement plus aussi simple à présent, mais en revanche je goûte mieux les détails d’une écriture parce que je n’en dispose plus comme d’un miroir. C’est pourquoi, j’aime être subjuguée, quand, dans une phrase – dans toutes les phrases – survient un intrus, une dissonance, un élément inexplicable qui ressemble à une faute de grammaire mais n’en est pas une. Que la phrase déborde, enfreigne les règles, les lois du langage, qu’elle s’évade hors de la langue et m’emporte loin d’elle… C’est un plaisir rare que me donne, par exemple, Faulkner

Autant dire tout de suite que le ton raffiné de La Modification n’encourage absolument pas mon désir de baroque. A l’image du voyage en train qu’il décrit, c’est un huis clos certes en mouvement, mais hermétique. Malgré ce vous si engageant qui prétend inclure son lecteur, non pas simplement l’inviter à l’intérieur de sa fiction mais lui signifier qu’il s’y trouve déjà, la forme et le fond sont à ce point mesurés, travaillés, déterminés, qu’ils ne laissent pas davantage de liberté au lecteur qu’à son pitoyable personnage, pas plus de jeu que s’il  était lui-même enfermé dans un train filant d’une ville à l’autre, dans une illusoire transition. C’est d’ailleurs ainsi que je perçois les films du Dogme (Lars Von Trier et autres) : en échange de plans accidentés et d’un éclairage maussade, on nous fait miroiter une authenticité, une intensité émotionnelle, qui ne sont en fait que le résultat d’un scénario cadenassé particulièrement manipulateur. Aussi, dans La Modification, cet homme de cinquante ans parti rejoindre sa maîtresse à Rome, il se suffit à lui-même. Le détail du récit, l’écriture précise, pointilleuse, excluent, par épuisement de l’imaginaire, l’identification. Effet paradoxal. Vous vous dites : s’il n’y avait pas eu ces gens, s’il n’y avait pas eu ces objets et ces images auxquels se sont accrochées mes pensées de telle sorte qu’une machine mentale s’est constituée, faisant glisser l’une sur l’autre les régions de mon existence au cours de ce voyage différent des autres, détaché de la séquence habituelle  de mes journées et de mes actes, me déchiquetant, s’il n’y avait pas eu cet ensemble de circonstances, cette donne du jeu, peut-être cette fissure béante en ma personne ne se serait-elle pas produite cette nuit, mes illusions auraient-elles pu tenir encore quelque temps, mais maintenant qu’elle s’est déclarée il ne m’est plus possible d’espérer qu’elle se cicatrise et que je l’oublie, car elle donne sur ma caverne qui est sa raison, présente à l’intérieur de moi depuis longtemps, et que je ne puis prétendre boucher, parce qu’elle est en communication avec une immense fissure historique. Je ne puis espérer me sauver seul. Tout le sang, tout le sable de mes jours s’épuiserait en vain dans cet effort pour me consolider.

L'Avventura, d'Antonioni (1960)

Le voyage n’en est pas moins agréable, en surface. Rome dans les années cinquante, les amants qu’on imagine aussi beaux que dans un film d’Antonioni, l’élégance, les conventions désuètes et le temps nécessaire, alors, pour franchir cette distance qu’un avion annule désormais presque instantanément. Le temps décomposé en strates qui finissent par s’enchevêtrer, comme rêve et réalité, fantasme d’une vie nouvelle traversé bientôt par les sillons déprimants de la raison, réseau de possibilités, lignes, droites, toile, rails… Chaque femme est une ville, et tout ville dans laquelle on séjourne trop longuement, finit par ennuyer : N’y aurait-il plus là pour vous de repos, ne vous serait-il plus possible d’aller vous y replonger, vous y rajeunir dans la franchise d’un amour clair et neuf ?

La Modification, Michel Butor 1957 – Éditions de Minuit

Les textes en italiques sont extraits du livre.


Triangle d’amour parfait

Difficile, au début, de s’y retrouver : deux jeunes filles se confondent, l’une d’elle porte le nom d’un garçon mort dont l’autre est la veuve, deux villes s’effacent sous la neige. Le temps de différencier les personnages, d’assigner à chacun  son rôle, on se laisse doucement porter par une agréable confusion, car certains signes confortent la patience et promettent des éclaircissements dignes de l’attente. Puisque la première image est celle d’un visage offert à la neige, d’une fragilité, d’un abandon si manifestes que le cœur se serre, oui, dès la première image. Peu à peu le récit s’éclaire ; par bonheur son élucidation n’appauvrit pas l’histoire qui, jusqu’à la fin, garde en elle suffisamment de mystère pour sembler infinie.

Un amour né trop tôt, mort prématurément. Une jeune fille inaccessible dont l’âme se déporte sur une autre. La plus aimante n’est peut-être pas celle qui fut le plus aimée. Un jeune homme qui préfère l’écriture à la parole, imprimant son nom et celui de l’autre qui ne font qu’un, sur des livres qu’il ne lit pas. Un triangle spirituel parfait dont chaque côté se touche sans envie dans la juste prolongation du sentiment. A présent j’écris ces phrases un peu folles en toute sincérité, avec la prétention non moins extravagante de rapporter très précisément un récit rationnel. Mais,  pour savourer comme j’ai pu le faire, la délicatesse et la rareté de cette histoire, je crois qu’il vaut mieux la laisser se déployer d’elle-même. Il suffit d’espérer des voix très douces, des mains fines, des lettres étranges, des petites choses enfantines et acidulées (parce que c’est un film japonais et que les collégiennes dissimulent leur timidité sous des gloussements rose-bonbon), des floraisons de neige et des flocons tourbillonant dans le ciel, la dentelle des  montagnes au lever du soleil, un écho qui transcende la mort, et comprendre que l’incarnation n’est qu’une étape éphémère dans le déploiement de l’amour.

Love Letter, de Shunji Iwai, avec Miho Nakayama (1995)