La mélancolie des westerns

Si le western, plus que tout autre genre cinématographique, éveille en moi des images déterminées, ses territoires grandioses de morosité n’en exercent pas moins sur mon esprit une certaine répulsion. Des grands espaces mais une béance qui me terrifie ; du soleil mais la sécheresse ; l’intensité mais la dissolution ; un ailleurs qui ressemble à la mort, une chair douçâtre au goût de cadavre. En viendrais-je à souhaiter la pluie, le confiné, l’ici-même, en échange d’un peu de vie ? Il arrive que les lieux qui nous tourmentent le plus soient crûment ceux auxquels on ne résiste pas.

Car beaucoup de films vus – et appréciés – ces dernières années sont précisément de ce genre-là. Les westerns « classiques » ou moqués, je les connais très mal – question d’âge ou de cinéphilie restrictive, allez savoir… Mais leur prolongement actuel, déclinaison spectrale  du genre parfois qualifiée de western crépusculaire, me fascine quelquefois. Dans le désordre et sans hiérarchie je citerais L’Assassinat de Jesse James par le lâche Robert Ford et  3 : 10 to Yuma – variantes romantiques des légendes intemporelles aux héros ambigus –  et je n’oublierais pas les chefs d’œuvre de Clint Eastwood, Pale Rider et Unforgiven. Il y aurait encore No country for old men, si je ne le mettais à part, de côté, pour une raison absolument triviale : les personnages me semblent trop contemporains, et j’aime ce film-là différemment, avec une autre partie de ma sensibilité.

Ces réflexions me viennent après avoir regardé Appaloosa. C’est étonnant : tout au long, l’histoire n’a cessé de me surprendre, empruntant des chemins inattendus, qui s’élèvent, se rétractent, s’entortillent au lieu de se nouer, finissant par s’éparpiller alors même que l’on pensait avoir atteint une certaine résolution. Le ton sans doute est déroutant, on se méfie de cette amitié entre Virgil (Ed Harris) et Everett (Viggo Mortensen), on les soupçonne tantôt du pire, lorsque ils s’octroient les pleins pouvoirs sur la ville qu’ils doivent protéger, tantôt du meilleur quand ils s’en remettent à la justice. Les incohérences dans le caractère de Virgil sont-elles volontaires ou dues à un défaut de fabrication du personnage ? D’abord ultra-violent presque psychopathe, il devient doux, et juste, et délicat. Everett-le-mutique complète  les phrases qu’il n’achève pas, faute de vocabulaire, lui qui, pourtant, semble aimer la lecture. Sexualité trouble enfin, d’un homme à la virilité accentuée (le cow-boy justicier à la gâchette rapide!) puis remise en question, de son propre aveu, qui s’incline devant une femme-harpie peut-être plus virile que lui… Même si d’évidence, Everett est son double, ce personnage énigmatique et silencieux fonctionne de façon autonome, plus naturelle (mais aussi, c’est Viggo Mortensen : quel que soit son déguisement, il joue toujours plus ou moins le même rôle…). Leur amitié donne une saveur légèrement sucrée à l’histoire, un moelleux plus confortable, un baume sur le cœur. C’est un attendrissement qui gagne le récit tout entier, de proche en proche, l’herbe moins sèche, le soleil moins acéré, le sang moins rouge, la cruauté moins grave. On serait tenté de rire, mais il ne faut pas se moquer : on peut se laisser bercer, de temps en temps, par une approche feutrée des rapports humains. Elle n’est pas moins vraie parce que moins violente, ni moins triste, d’ailleurs…

Appaloosa, de et avec Ed Harris, Viggo Mortensen, Jermy Irons et Renée Zellwegger.

Un autre point de vue sur le film c’est chez B-Log

Un commentaire sur la musique du film très belle aussi.

Voir aussi Pollock, autre film de Ed Harris

Dégradation (Les Promesses de l’Ombre)

Polar, tragédie, conte d’amours impossibles : sémantique du sang qui irrigue, qui ravine corps et familles, circule d’Est en Ouest, de la mort à la vie. Métaphorique et trivial, l’avenir est une promesse, un éclat indéfinissable des profondeurs sordides.

Les mots de David Cronenberg semblent appartenir au langage commun, mais leur sens s’affranchit du dictionnaire ; ses films, bien que respectueux des genres, en trahissent de tous côtés les codes. N’est-il pas le réalisateur de Faux Semblants ? Pour lui, chaque histoire se double d’une autre, qui la dément. Ses personnages sont d’une nature ambivalente, partagés entre deux mondes, dont l’un, inavouable, doit demeurer secret. Sa seule simplicité s’exprime alors par la narration. Ici, une histoire banale de rivalités mafieuses, les Russes et les Tchétchènes déportent leur guerre dans les bas-fonds londoniens, une jeune femme trop curieuse, un mystérieux journal intime – boîte de Pandore – un enfant qu’il faut protéger de la fange dont il est issu. Et si ce récit se déroule dans une linéarité qui n’exclut pas un certain suspense, de plus près déjà il se trouble, comme un mirage, et laisse entrevoir sous sa trame imprécise, fuyante, des zones sombres d’une texture bien différente.

L’impact physique et cérébral produit par Eastern Promises réclamerait un délai avant analyse, si justement l’état premier, entre malaise et éblouissement, n’en donnait pas une compréhension plus adéquate. Intellectuellement, les pistes se contredisent. La mafia russe à Londres, d’un réalisme limpide, la rivalité attendue, cette histoire de filiation, de vengeance, d’amour – génèrent autant d’interprétations en interne, dans l’œuvre du cinéaste, qu’en externe, vers la société et l’état du monde. Chaque fil narratif, chaque plan, chaque geste, suscite questions et associations d’idées. C’est la voix officielle de Cronenberg, son langage commun, qu’il prolonge volontiers dans ses interviews, lorsqu’il explicite tel ou tel élément de son œuvre. Le choix de Viggo Mortensen, acteur chez lui pour la seconde fois, qu’il présente volontiers comme un alter ego. Ou celui de Jerzy Skolimowski (l’oncle russe) cinéaste polonais qui, après une longue pause cinématographique, présente à Cannes son nouveau film, Quatre nuits avec Anna. Les détails pittoresques sur le mode de fonctionnement des Vory v zakone (littéralement les « voleurs dans la loi »), mafia russe immigrée, sa loi, sa hiérarchie, ses rituels – dont le tatouage n’est pas le moins intrigant.

Pourtant, si le film se limitait à ce que Cronenberg en dit, ce ne serait qu’un polar ordinaire, aussitôt oublié. Dès l’ouverture l’image bascule dans l’horreur. C’est bref, sec, et sans appel. Après, quel qu’en soit le déroulement, l’histoire se reverse sur autre chose, une autre compréhension, ni anecdotique ni conceptuelle. Une compréhension organique. Le réalisateur lui-même explique : « A cause de mon orientation philosophique, existentialiste, cela me rend très conscient du corps. Le premier acte de l’existence humaine, c’est le corps humain, je ne crois pas en l’au-delà. Pour moi, la réalité, c’est le corps. » (Positif, novembre 2007). Cette insistance sur l’existentialisme est a priori étonnante, rapportée à un film multipliant les références bibliques : une femme met au monde un enfant sans acte sexuel, deux frères se disputent les faveurs du père, un roi en remplace un autre, l’amour ne peut être que spirituel… Comme chez Dante, Baudelaire, Dostoïevski, Blake, la religion est omniprésente. Par la dégradation. La foi, même évacuée ou reniée, débarrassée de toute transcendance, persiste structurellement, transposée, par effroi, dans la société, comme une inévitable régression aux mythes fondateurs, à une violence originelle. Dans l’Ancien Testament, Dieu est cruel, jaloux, impitoyable, et ses fils ne valent pas mieux. La vie se manifeste par le sang, aussi riche, aussi dispensable. Sacrifices, combats, le film fait souffrir la chair, exacerbe sa fragilité, son absurdité et, par là, sa beauté. Affirmer, en d’autres termes, qu’il n’y a rien de plus, dans la vie, que cette chair, c’est lui restituer une intense, une difficile primauté. Les tatouages consacrent la valorisation du corps, mais représentent aussi une tentation de transcendance. Offrir sa peau au marquage, c’est à la fois renoncer en partie à son intégrité physique, mais plus encore réinscrire son corps dans une perspective métaphysique, ici celle d’une fraternité idéale, une famille d’élection, où le sang prend une signification nouvelle, mortifère, à la fois monnaie d’échange et gage de fidélité. Les hiérarchies se mettent en place par la violence et le mensonge. Une base aussi instable les rend vulnérables, forcément exposées à une surenchère dans la violence.

Cette sombre traversée n’a rien de cathartique ; elle est simplement inévitable. Est-ce ainsi que Cronenberg se représente la genèse ? Le titre, les promesses de l’Est, pourrait nous orienter vers cette interprétation, et conclure l’histoire – le dernier plan idyllique – sur une vision de paix profondément mélancolique.

Eastern Promises, David Cronenberg (2007), avec Viggo Mortensen, Naomi Watts et Vincent Cassel