Convulsions de l’être désaffecté

A propos de : « Les trois singes », Nuri Bilge Ceylan, avec Ahmet Rifat Sungar, Hatice Aslan, Yavuz Bingöl, (Turquie, France 2008, durée : 1 h 49)

J’espère que l’amour te blesse comme il me blesse

Et que le désespoir t’attend à la porte comme un esclave. ( Yildiz Tilbe)

C’est à mon sens un film difficile à élucider. La sophistication des images devrait me sidérer, je n’y vois que la laideur d’un faux gris-vert. L’histoire ploie sous le déterminisme de la fable, mais les silences, les vides, les ambiguïtés l’exposent au non-sens. Peut-être s’agit-il simplement d’un film en négatif.

Trois  singes* – trois personnages – plus un : un politicien et son chauffeur, sa femme, son fils. A la suite d’un accident de la route, le politicien paie son employé pour qu’il  purge à sa place la peine de prison. Pendant ce temps, il séduit l’épouse en difficulté ; le fils les surprend… Rien ne se passe en réalité, sinon hors champ : pas d’actes, seulement des conséquences. Et même les conséquences sont évacuées, niées, repoussées.  Pour cela, les personnages sont filmés soit de tout près, soit de très loin. Leurs visages surexpressifs s’anéantissent dans l’insignifiance. Tout fonctionne ainsi, d’un extrême à l’autre. La mort par accident mène au meurtre, l’amour – bien sûr – se confond à la haine, l’emprisonnement égale ou surpasse la liberté.

Difficile d’élucider les intentions du réalisateur.  Entre le formalisme et l’austérité, entre  le signifiant et le signifié, l’écart est tel que toute interprétation semble vaine. Le grondement du tonnerre témoigne-t-il d’une transcendance ? La chanson sentimentale (J’espère que l’amour te blesse…) qui s’échappe du téléphone – ridicule indiscrétion – dénonce-t-elle l’absurdité de la condition humaine ? On serait presque tenté d’oublier ce film comme il déserte son sujet. Mais pour moi, ces béances sont justement ce qu’il  a de plus vrai. Tout est égal, et vide, et petit. Ni vengeance, ni rédemption, ni contrition.  Une société défaite, une morale en lambeaux – voilà ce qui se ramasse, ce qui jonche les existences tristes, toute secouées de soubresauts passionnels, ultimes convulsions après la mort.

« Les trois singes », Nuri Bilge Ceylan

*Dans la tradition japonaise, les trois singes sont les figures de la sagesse. Chacun se couvre une partie du visage, les yeux, les oreilles, la bouche. Telle serait la clef de la sagesse : ne rien voir de mal, ne rien dire, ne rien entendre.