Transparence et pièces détachées (une visite au Louvre-Lens)

(photographie d'Iwan Baan, sur le site Wallpaper)

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Deux rectangles posés au ras du sol donnent du nouveau Louvre une image immédiate. De l’acte de créer, du travail, du vertige et du regret, de l’oubli, des ratés, de la chair meurtrie et bienheureuse, du méprisable, du quant à soi, de la sueur, de l’huile, du charbon, de ce qui a été perdu, jeté, détruit, hurlé, des déchets, des cals aux mains, du travail, oui, volontaire, forcé, jouissif, subi, de ce que c’est, à l’instant, l’acte de créer, voilà qu’un écho sec, ciselé remonte à la surface : il a un corps transparent. C’est moins aveu de faiblesse que de surdité. Pour faire taire les voix trop nombreuses, le musée allègue sa complexion délicate. Il tranche donc, aussi durement que possible, mais qu’a-t-il à offrir ? De l’air et du temps, des climats. Ainsi son immobilité se veut-elle un leurre, une ruse supplémentaire. Tel quel, si neuf, il est partout transposable, adaptable, modulable. La transparence signifie ceci : qu’il possède tous les reflets, qu’il a le ciel et la mer en lui et la création, qu’il est l’appareil lancé vers demain, demain et tous les autres jours, demain fait de voyages, d’écarts comblés, de ravissements muets.

Passé le sas d’entrée, on se retrouve non pas, comme on pourrait le croire, dans une galerie des glaces, mais dans un lieu qui ressemble à un aéroport, dans un entresol tiré à l’horizontale. Quelques ilots transparents et amorces d’escaliers créent du discontinu dans l’informe. Un degré plus bas, le sous-sol ressemble au rez-de chaussée, les niveaux sont semblables. L’uniformité de l’espace favorise la circulation spontanée, la poussée collective. Pas de trajectoire, peu d’indication, mais un élan unanime qui fonctionne par son énergie propre.

Qu’attendre d’un musée ? Cette question, je me la pose à moi-même. S’agit-il de voir ou de se déplacer, de se présenter en personne, de se créer un événement de la vision ? Vient alors cette contradiction : à l’impatience du désir s’impose la langueur infernale d’un milieu quelconque. Pour rester en mouvement, éviter ces longues stations qui torturent, on multiplie les points d’intérêt, on se dissipe. L’inhospitalité du musée tient du fait qu’il rend l’intimité avec les œuvres difficile : on n’est jamais assez seul, ni même d’humeur. Un imprévu peut survenir et certes, consoler du peu que l’on ressent, mais, à la différence d’une salle de concert, sans même la possibilité de faire communauté, il n’y a pas de jouissance possible. Devant ce que l’on vient admirer, selon le protocole du prévisible, le recueillement s’opère en mémoire. Dès lors, je dois admettre, d’un point de vue strictement mécanique, le Louvre à Lens, a priori si attentif au bien-être des visiteurs, si soucieux de leur plaisir, ne pouvait, qu’échouer dans son projet.

Ce que j’ai vu cependant, c’est que le rejet du dispositif traditionnel n’induit pas d’emblée la chance de son dépassement. La muséographie prend forme de l’espace qui l’abrite ; s’il est aimable, elle le devient, échange de politesses. Elle invite à la décontraction, elle-même se garde bien de se prendre au sérieux. D’une ambition si modeste la platitude est un inconvénient somme toute mineur. L’agrément de la visite devient son accomplissement. Au public (pour le reste assez sympathique, diversifié) de faire son marché dans ce bric-à-brac digne d’un riche antiquaire. Prendre la Galerie du Temps à rebours n’y change rien. Dans un sens comme dans l’autre, il n’y a rien à penser. Serait-ce de ma faute ? Parce que, non contente de ne pas intégrer le parcours, j’ai développé une allergie préventive contre les tablettes et les audioguides ? Il n’empêche, la volonté démocratique de plonger les grandes œuvres dans le vaste bain de la création commune m’a paru si peu assumée que je n’ai cessé d’en voir resurgir les vieilles hiérarchies. Le tropisme d’un Rembrandt, d’un Raphaël ou d’un Delacroix se dément si peu qu’ils scandent le prétendu fourmillement temporel d’événements ostentatoires. Des rails se dessinent insensiblement sous les pieds des visiteurs. Les œuvres prélevées d’Asie ou d’Afrique flattent par leur disposition arbitraire l’emprise d’un art domicilié auquel elles servent d’alibi. Le beau désordre qui sied à l’imaginaire fait autant défaut que l’argument d’un point de vue. Les préjugés sont confortés, mais on a l’impression d’avoir eu le choix. Sur un territoire plus restreint, l’exposition « Renaissance » suscite le même reproche. Pour un De Vinci et quelques Dürer, combien de vaisselle ? J’exagère un peu mais pas tant que cela : certains dessins sont dignes d’une attention plus soutenue que la mienne. Mais à quel point tout cela donne l’impression d’avoir été découpé, défait, martyrisé, vidé de sa substance !  L’indigence des commentaires finit d’ailleurs par donner la nausée (telle date, commande de tel roi, telle occasion : est-ce vraiment cela qu’il faut savoir ? pourquoi ne pas risquer une interprétation, proposer un contrepoint, détailler un procédé… ?)

Que ces récriminations, du reste elles-mêmes très criticables, ne laissent pas croire que je ne me suis pas amusée, entre autres distractions, à les retourner dans ma tête. Cependant, toute à ma mauvaise humeur,  je songeais avec tristesse à cet autre musée, non loin de là et toujours un peu désert, où j’aime tant me retrouver. Et je me disais : si seulement le laM (musée d’art moderne à Villeneuve d’Asq), bénéficiait d’un peu de l’attention faite au Louvre ! Car il est non seulement agréable de s’y promener, un beau parc en fait le tour, mais la qualité des œuvres et leur disposition laissent tant de place à l’imagination qu’il n’est nul besoin de se laisser distraire : elles nous emportent et c’est loin, en elles, là où elles palpitent et crient encore, que l’on s’évade.

site du Louvre-Lens

site du laM