Le visage-miroir de l’Idiot

« Un mot exprime à lui seul ce double caractère, solitaire et inconnaissable, de toute chose au monde : le mot idiotie. Idiôtès, idiot, signifie simple, particulier, unique ; puis, par une extension sémantique dont la signification philosophique est de grande portée, personne dénuée d’intelligence, être dépourvu de raison. Toute chose, toute personne sont ainsi idiotes dès lors qu’elles n’existent qu’en elles-mêmes, c’est-à-dire sont incapables d’apparaître autrement que là où elles sont et telles qu’elles sont : incapables donc, et en premier lieu, de se refléter, d’apparaître dans le double du miroir. » Clément Rosset, Le réel. Traité de l’idiotie.

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Pierre Léon, « L’idiot », d’après Dostoïevski, avec Jeanne Balibar, Sylvie Testud…

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Je ne sais pas si le cinéma occupe dans mes pensées autant de place que les livres ; les mots et les images se mélangent, je ne fais pas le tri de cette façon et encore moins lorsque des inventions personnelles viennent les compléter, du moment que les idées affluent, qu’importe d’où elles viennent… Pour le reste je n’attends pas que cette hybridation me soit imposée, qu’un livre devienne un film ou l’inverse, même si c’est plus rare ou plus facile à ignorer. L’imagination visuelle est imprécise, lacunaire, plastique, elle ne cesse d’évoluer, de s’adapter à nos désirs. Le cinéma, qui prescrit des corps, des voix, des visages, met trop tôt fin à ces jeux flous. D’où cet axiome un peu niais mais très vérifiable que les bons livres font de mauvais films et inversement – le  fait qu’on omette souvent de mentionner le livre-source pouvant constituer une charge supplémentaire contre celui-ci.

A cette règle, même les exceptions sont discutables, tant l’appropriation d’un livre relève de l’intime. Que Le Procès d’Orson Welles soit considéré comme un chef d’œuvre n’en fait nullement, à mes yeux, une digne adaptation de Kafka.

Il y a des écrivains dits « inadaptables », prétextes à tous les défis ; pour moi il y a simplement  des écrivains chers et, d’une certaine façon, sacrés. S’agissant de Dostoïevki, dont la fréquentation précoce n’est pas étrangère à certaine orientation slave de ma vie, apprenant l’existence du film de Pierre Léon, je ne pouvais ressentir qu’une appréhension égale à l’impatience d’y retrouver mon actrice préférée ; Jeanne Balibar interprétant Nastassia Philipovna : cela ne pouvait être un scandale, une erreur, pas même une faute de goût. L’Idiot n’est certes pas le Dostoïevski que je citerais en premier (j’hésite entre Crime et Châtiment, Les frères Karamazov, mais c’est peut-être Les Possédés) ; toutefois, au nombre des imposantes figures féminines qui animent ses romans (peut-être  les plus admirables de toute la littérature mondiale), Nastassia Philipovna demeure à mes yeux la plus fascinante (avec Sonia qui, en dépit des apparences, partage avec elle un même alliage de mœurs légères et de grandeur morale). Nulle actrice mieux que Jeanne Balibar ne sait se montrer aussi naturellement altière.

C’est d’ailleurs autour d’elle ou à partir d’elle, viscéralement, que Pierre Léon resserre son sujet. Il met donc en scène un extrait du roman et non pas l‘œuvre tout entière ; c’est un film court, dense, parfaitement métonymique. Un huis-clos aussi : le réalisateur a beau justifier sa démarche par des contraintes budgétaires, la coupe sèche n’en est pas moins judicieuse voire préférable. Pierre Léon esquive l’exhaustivité du puriste. Ce roman-là ne se contente pas seulement de sembler long, mais il est paroxystique, contradictoire et, on s’en doute, prolixe. La trame se constitue d’une succession de dialogues épuisants, névrosés : tout est dans ce qui se dit, dans ce qui se contredit – la  pensée avance par la confrontation. Ça se lit très bien, évidemment, mais le cinéma fonctionne sur un langage différent, sur d’autres codes. En guise de réponse et non sans quelque provocation, le réalisateur présente l’épisode d’un feuilleton qui n’existe pas.

La séquence choisie est celle d’une soirée donnée par Nastassia Philipovna (Jeanne Balibar donc), au cours de laquelle la jeune femme s’amuse à confronter ses prétendants (ils sont nombreux), sincères ou intéressés, sous deux regards qui s’opposent : celui, décadent et légèrement éteint, de son ancien « protecteur », et l’autre, celui de l’idiot, pareil au regard d’un enfant. Tour à tour coquette, enjôleuse, fragile, cruelle, coupante et cynique, telle une passionaria de sa propre cause perdue, elle subjugue l’assemblée, la tourne et la retourne selon un plan, dirait-on,  prémédité. Sans jamais se départir d’une élégance, d’une beauté, d’une intelligence qui sont également les instruments de sa perte. Le tout s’inscrit dans un jeu de la vérité qui met chacun au défi de faire l’exposé public de sa pire action.

Le résultat, à mes yeux méfiants, à mes yeux sceptiques inquiets, exigeants, le résultat est tout simplement prodigieux. Les tensions et la justesse, la profondeur, l’indétermination, l’ombre et la lumière crue : je retrouve dans cet Idiot les qualités que j’avais déjà pu apprécier dans un autre film inspiré (beaucoup plus indirectement) par Dostoïevski.

Précèdent notre regard le regard de l’idiot, ce prince au cœur trop pur qui trouble tant Nastassia Philipovna, et son contraire, celui du vieil amant lassé de la jeune femme, paupières affaissées, plis, traits figés en un presque rictus. Sans cesse la caméra passe de l’un à l’autre, insiste sur l’idiot qui, mutique, observe et laisse sur son visage, lisse comme un écran de cinéma, errer les émotions de la discorde et du désir. Par cette mise en abîme du regard, par cette saisissante superposition de points de vue, le visage de l’idiot, neutre, dénué de jugement, et celui du vieil amant, lui-même si dépravé qu’il est de fait au-delà de tout jugement, court-circuitent notre regard et questionnent notre propre jugement. L’idiot est un visage-miroir au reflet multiple et interrogateur.

Pierre Léon, « L’idiot »

Pour de plus amples informations sur, notamment,  Pierre Léon (et de nombreux liens), lire l’article d’un ami de bon conseil.

Pour se faire plaisir : filmographie et discographie (sa voix magnifique – et une adaptation irréprochable de Sylvia Plath, Lady your room) de Jeanne Balibar.

où l’être se révèle (consistance du rêve)

« Est-ce un rêve que la nonchalance active du sommeil a pourvu de plus franches couleurs, plus troublantes à la fois et moins périssables que celles d’une réalité devenue obscure dont il n’eût servi à rien de remuer les cendres si elles sont froides ? De toute cette matière assoupie il ne subsiste qu’une part infime passée au crible d’une langue qui se cherche et cherche à s’en rendre maître, qu’elle modèle, tisse selon une loi que le hasard impose, ou parfois même suscite à partir de rien là où c’est sa fonction, et sa vanité, de restituer la vie à ce qui n’en avait plus comme de la dispenser à ce qui n’en aurait jamais eu sans elle. Aussi vide de raison d’être que la nécessité qui l’enchaîne, ce rêve dont la répétition est le principe ne prend consistance que pour autant qu’il s’élabore et se maintient hors d’un souci pointilleux de véracité auquel se soumettre reviendrait paradoxalement à se masquer, or il faut se découvrir dans le double sens du terme, quitte à n’apparaître que pour disparaître au plus vite, comme un acteur qui répugnerait à soutenir longtemps son rôle et pour lequel le plein feu de la scène est un endroit de perdition, les moments où l’être se révèle dans sa nudité étant aussi rares que fugitifs et la pénombre, plus que la clarté où il s’expose imprudemment, son lieu d’origine et d’élection. » Louis-René des Forêts, Ostinato

« (…) il ne peut pas y avoir identité entre la poésie inconnue qu’il peut y avoir dans un nom c’est-à-dire une urne d’inconnaissable, et les choses que  l’expérience nous montre et qui correspondent à des mots, aux choses connues. On peut, de la déception inévitable  de notre rencontre avec des choses dont nous connaissions les noms, par exemple le porteur d’un grand nom territorial et historique, ou mieux de tout voyage, conclure que ce charme imaginatif ne correspondant pas à la réalité est une poésie de convention. Mais outre que je ne le crois pas et compte établir un jour tout le contraire, du simple point de vue du réalisme, ce réalisme psychologique, cette exacte description de nos rêves vaudrait bien l’autre réalisme, puisqu’il a pour objet une réalité qui est bien plus vivace que l’autre, qui tend perpétuellement à se reformer chez nous, qui désertant les pays que nous avons visités s’étend encore sur tous les autres, et recouvre de nouveau ceux que nous avons connus dès qu’ils sont un peu oubliés et qu’ils sont redevenus pour nous des noms, puisqu’elle nous hante même en rêve, et y donne alors aux pays, aux églises de notre enfance, aux châteaux de nos rêves l’apparence de même nature que les noms, l’apparence faite d’imagination et de désir que nous ne retrouvons plus réveillés, ou alors au moment où, l’apercevant, nous nous endormons ; puisqu’elle nous cause infiniment plus de plaisir que l’autre qui nous ennuie et nous déçoit, et est un principe d’action et met toujours en mouvement le voyageur, cet amoureux toujours déçu et toujours reparti de plus belle(…).  » Proust, Contre Sainte-Beuve

Reproduction : Albrecht Dürer, Six oreillers.

La musique son être innombrable

Leoš Janáček (1854-1928), « Œuvres pour piano (1) », Slávka Pěchočová, Praga Digitals, 2010

La distance qui sépare un auteur de son œuvre, que l’on se figure semblable à celle qui abstrait le réel de sa représentation, ne subsiste, chez Janáček, que sous forme de traces. Il y a dans sa musique comme une hargne de l’affliction, une faille refermée trop vite, et mal. Une cicatrice sonore jonchée de débris : telle est la signature de Janáček. Ce retrait qui, pour certains, est le lieu même – réflexif et conceptuel – de la création, condition de surgissement de l’imaginaire, il s’y tient – ou plutôt : se l’incorpore. Devient ce pont entre le vécu et la musique, devient la brèche grossièrement comblée, devient la cicatrice.

D’où la qualité singulière de ses compositions, ni novatrices ni classiques, mais outrageusement personnelles. Sans doute Janáček est-il très au fait des modes et manières de son époque, il n’y a rien de marginal ni dans sa culture ni dans son parcours professionnel, seulement les formes lui importent moins que ce qui les anime. Du romantisme et des musiques traditionnelles, tellement prisées par ses contemporains de l’Est, il retient  l’essence. Pour paraphraser Pessoa, chez Janáček la sensibilité pense et la pensée ressent : le sujet se confond à son expression.

La musique qui est une discipline, un art, un langage, un métier, est pour lui bien plus encore que tout cela : elle est sa confidente. Reproduisant la texture contrastée du tchèque oral, Janáček ne lui demande rien d’autre que de lui répondre, d’être vraie, de lui donner sens. C’est une conversation qu’il recrée, une conversation idéale, sans théorie ni jugement et surtout, sans masque, de contradictions, revirements et délires. L’écriture halète, murmure, s’écrie. Le compositeur invente une interlocutrice à la mesure de sa sensibilité. Les romantiques s’identifient à leur instrument, Janáček quant à lui, diffracte dans sa musique son être innombrable.

Ici le piano se répand en concrétions nerveuses. La musique, issue du confinement, jaillit liquide en fusion, s’alanguit devenue visqueuse à l’air libre, se reprend, se divise, tantôt s’insinue, tantôt fuse, une et multiple. Entre la sonate 1 X 1905, les cycles Sur un sentier recouvert et Dans les brumes, la continuité est évidente. Janáček, constant dans ses déséquilibres, vit ses ruptures à chaque instant, à l’intérieur de chaque morceau, sans s’attarder, sans s’appesantir. Intensité et légèreté : un alliage contre-nature. Etranger aux éclats virtuoses, le jeu repose sur une intelligence des antagonismes, sur l’abrupte succession de thèmes opposés et de nombreuses désynchronisations ; l’absence (et non le défaut) de construction d’ensemble exige que l’interprète soit en connivence avec l’auteur. Dans ces conditions, on ne s’étonnera guère que certaines versions d’une même œuvre soient si contrastées, celle de Slávka Pěchočová se signalant par une vigueur inhabituelle à l’inverse d’une Hélène Couvert plus mélancolique, méditative. Certains vont jusqu’à prétendre que seul un musicien tchèque peut affronter les partitions de Janáček, affirmation évidemment excessive qui met néanmoins l’accent sur la question de l’intelligibilité. L’interprète devient à son tour le confident, l’interlocuteur : cette fragmentation de l’être rejaillit en une polyphonie de voix contradictoires dont les nôtres ne sont pas absentes.

Leoš Janáček (1854-1928), « Œuvres pour piano (1) », Slávka Pěchočová

Précédemment sur Janáček (quand on aime…)

Clavier intempéré ( La version d’Hélène Couvert).

De la maison des morts (opéra, mis en scène par Patrice Chéreau)

Les quatuors à cordes de  Janáček

Reproduction : Monet (détail)

Comme un soupir de la chair

« Le roman de la rose : chansons d’amour en France aux XIIIème et XIVème siècles », Sabine Lutzenberger  ; Louis Andriessen (1939), « Garden of Eros », Schoenberg Quartet

La distinction qu’opère le compositeur hollandais Louis Andriessen entre ce qui, dans l’écriture musicale, est le reflet de structures données (sociales, politiques, économiques), et ce qui, fortuitement, dénote de son contexte ou le déborde – cette discrimination, elle-même idéologique, entre déterminisme de contenu et contingence formelle, il n’est pas absurde de la développer, de l’annexer en tant que prétexte à un rapprochement improbable.

Quel sens donne-t-on à l’objet que l’on écoute ? Quel sens donne-t-on à la musique qui nous atteint ? Le réel gît aux racines d’un foisonnement mental, les représentations prolifèrent dans le temps, traversent l’histoire, la philosophie, les arts et, avant tout, l’individu. Ces calques nombreux qui glissent les uns sur les autres n’adhèrent pas, ils donnent consistance.

A priori rien n’est plus éloigné de l’œuvre très cultivée d’Andriessen, que l’art lyrique du moyen-âge (figuré ici par Le Roman de la Rose), on ne relèvera entre les deux ni résonance ni réactualisation, encore moins de similitude directe. Le fait qu’Andriessen se soit essayé à plusieurs styles avant d’élaborer sa propre synthèse avec des éléments de jazz et de minimalisme américain (influence de Reich) semble irréductible à l’esprit médiéval. Pourtant, tout comme les chants inspirés par le Roman de la Rose ont été composés sur plusieurs siècles, par des auteurs différents, la source littéraire n’est pas non plus une œuvre homogène: les poètes s’étant succédés à l’ouvrage sur plusieurs années, le Roman présente deux parties fort dissemblables si bien que texte et musique portent l’un comme l’autre la marque d’un syncrétisme certain .

Germinations pré-modernes ou post-modernes, peut-être n’est-ce là, pour l’auditeur, que raffinements théoriques, appréciations cognitives… Si l’écriture, selon la théorie d’Andriessen, est plus ou moins soumise à certaines conditions extérieures, l’écoute l’est encore davantage. A son tour elle transforme l’œuvre qui, pour cette raison, n’est jamais définitive, jamais achevée, se développant au fil des siècles, muant, s’enrichissant d’idées nouvelles, s’ajustant à de nouveaux instruments, à de nouvelles façons de jouer, de lire, de s’émouvoir. L’écoute est double : conditionnée et personnelle.  Elle raconte des histoires avant de transmettre l’Histoire. Dès lors, elle génère une contemporanéité persistante : il ne s’agit ni de fatigue ni d’excentricité intellectuelle. La mémoire, qui ramène toute connaissance au présent, est le réceptacle privilégié de la musique ; elle est indifférente à ce qu’elle ne contient pas encore et qui, rapporté par d’autres, n’est jamais que prothèse, complément (est complémentaire tout ce qui n’est pas du vécu même si, paradoxalement, la mémoire s’augmente sans cesse des informations qu’elle reçoit). Le temps de l’œuvre devient celui de l’écoute : notre perception de la musique fait d’Andriessen un contemporain du Roman de la Rose. Ancienne ou très récente, la musique résonne en nous avant d’activer nos raisonnements, nos savoirs acquis ; c’est sur cette pâte malléable, épaisse et obscure que mûrit notre sensibilité.

Or voici, de ces deux disques, ma propre expérience.

J’allais dans des jardins imaginaires, il y en avait deux, je circulais de l’un à l’autre comme au travers de pays voisins, découvrant leurs qualités distinctes, cherchant à me les approprier en les reliant par la pensée. Le plus ancien, celui de la Rose, développait ses mélodies en chemins inutiles autour de la fleur prisonnière, rose idéale, rose mystique. Plaintive et désespérée la musique s’épuisait elle aussi sur ces vains itinéraires. Dans ce jardin tout n’était que solitude : solitude de la rose, solitude de l’inassouvissement, solitude des chemins impossibles. Ces solitudes, les chants devaient les élever très haut afin que, de signifiantes devenues signifiées, elles soient comprises. Mais ces déchirantes litanies qui, du dénuement, n’avaient que l’apparence, trahissaient ce qu’elles devaient voiler. La voix s’en relevait plus charnelle, malade d’un désir que les instruments eux-mêmes articulaient dans leur profond maillage. Non loin et quelques siècles plus tard apparaissait un second jardin dénué de chants mais non moins équivoque. C’était le jardin d’Eros, nom qui le vouait à affecter la Rose. Les sonorités s’organisaient en géométries tortueuses sur un fond de silence. Et des cordes nombreuses étouffaient des râles et des grincements racés. Ce jardin-là, comme celui de la Rose, avait une double origine : la poésie et la foi. Or, de même que la musique médiévale semblait, en substance, faillir à sa mission édifiante, l’âcre raucité des violons contemporains assimilait l’âme à un soupir de la chair.

« Le roman de la rose : chansons d’amour en France aux XIIIème et XIVème siècles », Sabine Lutzenberger.

Louis Andriessen (1939), « Garden of Eros »

Biographie de Louis Andriessen sur le site de l’IRCAM

Photo : Gustave Moreau, Fleur mystique

Nous nous taisons pour nous-mêmes

Sylvie Verheyde, « Stella », France, 2008 (durée : 103’)

« Dans la lecture, l’amitié est soudain ramenée à sa pureté première. Avec les livres, pas d’amabilité. Ces amis-là, si nous passons la soirée avec eux, c’est vraiment que nous en avons envie. Eux, du moins, nous ne les quittons souvent qu’à regret. Et quand nous les avons quittés, aucune de ces pensées qui gâtent l’amitié : Qu’ont-ils pensé de nous ? – N’avons-nous pas manqué de tact ? – Avons-nous plu ? – et la peur d’être oublié pour tel autre. Toutes ces agitations de l’amitié expirent au seuil de cette amitié pure et calme qu’est la lecture (…) L’atmosphère de cette pure amitié est le silence, plus pur que la parole. Car nous parlons pour les autres, mais nous nous taisons pour nous-mêmes. Aussi le silence ne porte pas, comme la parole, la trace de nos défauts, de nos grimaces. Il est pur, il est vraiment une atmosphère. » Proust, Journées de lecture dans Contre Sainte-Beuve.

En cet endroit le film pourrait commencer : une petite fille entre dans une librairie et se tient, apparemment indécise, devant les hauts rayonnages. La disproportion est flagrante entre l’enfant toute menue et l’énorme tapisserie livresque dont on ne voit que les tranches, imposante stèle de caractères verticaux, symboliquement et matériellement écrasante. La scène se prolonge dans un silence inquiétant ; que va faire Stella ? Après tout on la connaît déjà un peu, justement, on sait qu’elle est imprévisible, violente, effrontée. A-t-elle envie de voler ? Va-t-elle tout détruire, s’encourir, veut-elle au contraire poser une question à la libraire qui l’observe du coin de l’œil ? Le temps passe. Enfin elle saisit un livre, paie, sort du magasin. « Les enfants terribles » : ce roman de Cocteau que l’on porte en soi comme un témoignage de l’adolescence parce qu’on y a découvert l’expression raffinée d’un morceau de soi-même. On pensait que la fillette avait pris un livre au hasard, on comprend qu’elle l’a choisi, ou encore, que le livre l’a trouvée.

Avant cet épisode décisif, Stella nous est apparue en sauvageonne urbaine qui s’ennuie en classe, crache sur les garçons, frappe les filles qui l’agressent. L’ambiance familiale n’est pas étrangère à cette drôle d’assurance qu’elle affiche, mélange de pragmatisme précoce et de fureur organique. Sa maison, son « école », c’est le café ouvrier que tiennent ses parents. Laissée à elle-même, indépendante et pas farouche, elle s’acoquine avec les habitués du bar, puise dans ces camaraderies décalées un vain savoir qui la façonne en dur. Château de cartes et vapeurs d’alcool embrument une conscience, si tendre encore, de petite fille.

Comme souvent, une rencontre providentielle amorce un renouveau. Gladys. Une camarade de classe, singulière elle aussi quoique parfaitement intégrée, fille d’émigrés juifs-argentins – culture d’intellectuels de gauche, discussions passionnées, politique, littérature, pas de télévision. Les deux filles profitent de cette liberté de mouvement qu’est l’indifférence parentale pour apprendre à se connaître, à échanger, à communiquer. Moment-clé de l’éveil intellectuel, le premier livre. Ainsi cette première amitié conduit-elle à une seconde, également profonde et formatrice.

Avec Stella, Sylvie Verheyde revisite librement sa propre enfance, à la fin des années 70. En fond, c’est donc la description d’un milieu et d’une époque. Le café de banlieue parisienne avec sa galerie de personnages, hommes désœuvrés, pour la plupart en rupture sociale, corps mélancoliques imbibés d’alcool tel Benjamin Biolay (qui joue le père de Stella), ou Guillaume Depardieu dans une de ses dernières apparitions… L’école a encore les moyens d’assumer son rôle social : l’élève médiocre est suivi avec attention, à la fois responsabilisé et stimulé par la mise en évidence de ses points forts. Sur les parents, le regard de la réalisatrice est également nuancé. Un homme et une femme certes affectueux, tendres si l’on veut, mais absents en tant qu’éducateurs, tout entiers accaparés par la vie du café, les clients, l’alcool, la drague… Limités à ce microcosme, ils ne distinguent pas vraiment Stella des autres clients : elle mange ce qu’ils servent au comptoir, porte des jolis vêtements d’adulte ; on attend qu’elle se débrouille, qu’elle se prenne en charge. Ne faisant que rarement usage du prénom qu’elle lui a pourtant donné, préférant l’interpeler par un froid « ma fille » qui résonne tout autrement que ce qu’il signifie, la mère ponctue invariablement ses conversations par un « je m’en fous » dont la récurrence finit par atténuer la cruauté.

Sans insistance déplacée, sans misérabilisme (même si les vacances chez la grand-mère dans le Nord sont tout à fait atroces), Stella s’enrichit du talent de ses acteurs, dont certains (Karole Rocher, Jeannick Gravelines) figurent déjà dans les films précédents de Sylvie Verheyde. Parfois quelques maladresses, un léger côté convenu, film d’époque un peu propret, film d’apprentissage très agencé, rien de grave, ces défauts – mineurs – passent vite à l’arrière plan. Le film est découpé en univers distincts qui ne doivent pas se rencontrer : le café, la chambre, l’école, la famille de Gladys, le Nord, les livres. Ces univers constituent les catégories mentales de Stella, qu’elle réussit à unifier, entre lesquelles elle apprend à circuler pour trouver son équilibre. Equilibre que le film reflète à son tour et, par ce glissement subtil que seule permet une  sensibilité véritable, sur le pur visage de Stella  se dessine un beau portrait d’adolescente.

Sylvie Verheyde, « Stella »

Filmographie de Sylvie Verheyde

Tournée

Mathieu Amalric, « Tournée », France, 2010 (durée : 1h51)

Il y a un parallélisme intéressant entre ce que le film donne à voir, et le film en train de se faire : l’un dévoile l’autre, le questionne, expose ses enjeux, développe une recherche. Le titre peut servir d’argument, Tournée : un spectacle en tournée, un film qui se tourne. Autre argument : le nom du personnage principal, Joachim Zand, joué par le réalisateur lui-même, Mathieu Amalric : Zand est aussi le patronyme de la mère d’Amalric, Nicole Zand. Enfin, troisième argument, la fonction. Un ex-producteur télé parisien exilé aux Etats-Unis revient en France avec un spectacle de New Burlesque. Mais aussi : un acteur / réalisateur français fait venir en France  des artistes américaines pour monter un film sur le New Burlesque. L’un dans l’autre, l’impresario fait écho au cinéaste. Effet miroir qui creuse le geste, crée une profondeur implicite. Jeu de reflets jaillissant des danseuses elles-mêmes prises à leur propre jeu ( le personnage de scène devient personnage de film) ;  en  se réinventant, elles incorporent leurs propres fictions. Mise en abyme.

Qui sont-elles, qui sont ces artistes du New Burlesque ? Des femmes singulières, généreusement fardées, peu vêtues et tout à la fois très déguisées. Une exubérance d’accessoires, rubans, paillettes, faux-cils, plumes et cache tétons. Jouissance de la sophistication, du fantasme qui ne se prend pas trop au sérieux.

L’excentricité du corps n’est pas un présupposé mais un résultat ; le corps qui s’expose ne s’abandonne pas, il se construit, s’affermit par la posture, l’imaginaire, le mouvement. C’est un  travail exigeant, un apprentissage de soi dont le couronnement est la cession cérémonielle du sujet à l’objet : seul le corps qui a triomphé de lui-même (de son irréductible identité) peut se jouer de ses fantasmes, s’objectiver donc. Sur scène les artistes du New Burlesque dansent contre l’idolâtrie du sujet :  contre les images glacées,  les images mort-nées, à armes égales, clichés contre clichés.

Le rôle de Joachim Zand – comme celui du cinéaste – est d’orchestrer les singularités. Cela signifie incarner tour à tour l’opposition, le réconfort, l’absence – l’autre et le même. S’il y parvient, c’est un peu par instinct et aussi par la force des choses. Tantôt il se montre très directif, capricieux, narcissique, tantôt il s’éclipse.

Pour composer son personnage, Mathieu Amalric dit s’être inspiré de grandes figures hollywoodiennes. Pour représenter sa troupe de filles, pour entrer dans la loge des danseuses, il a lu Colette. Fascination le Nouveau Monde, toutes racines plantées dans le Vieux Continent. Tournée n’est au fond qu’un fulgurant va-et-vient de la France à l’Amérique et de là, du réel à la fiction, de la fiction à la fiction. Un film d’échanges continus et réciproques, dont les composants alternent et tourbillonnent : emploi simultané mais équilibré du français et de l’anglais, maquillage et déshabillage, promiscuité et solitude, collisions, étreintes, coups, caresses : un road movie qui zigzague.

Il ne peut y avoir d’histoire parce qu’il y a une multitude d’histoires, chaque personnage mi-réel mi-fiction est la somme de ses histoires, certaines sont plus explicites que d’autres, quelques-unes sont inventées, d’autres sont regrettables… Joachim Zand ne parvient même pas à en raconter une à ses enfants, il bafouille, s’interrompt : il faut l’excuser, ça ne vient pas, il ne fabrique pas des récits, il compose avec eux. Et d’ailleurs, que ferait ici une histoire ? Une mise en forme ? On l’a vu, les fictions s’agencent elles-mêmes, le flux crée un tourbillon, une énergie qu’un récit, peut-être, annulerait. D’autant que la profusion crée du mouvement, des courants d’air, des tensions ; tout est ouvert dans Tournée, on est appelé à l’intérieur, à venir voir, compléter,  participer. De sorte qu’on est forcément entraîné, stimulé, mis au défit. Entrons dans le dernier plan : un vaste hôtel tout en baies vitrées ; à l’extérieur, la plage, l’océan ; à l’intérieur un grand vide, une scène, un micro : le spectacle peut commencer.

Voir aussi : Mathieu Amalric : le double jeu

Filmographie de Mathieu Amalric

Comment regarder un match de foot en s’amusant ?

Bruno Podalydès, « Dieu seul me voit (Versailles-Chantiers) »

Si l’on ne s’intéresse pas au foot (tout en y étant, à son cerveau défendant, sans cesse intéressé), on n’en apprécie pas moins que le cinéma  en parle, du moment que le discours n’est pas sans distance, sans ironie et, mieux encore, lorsqu’il sert comme prétexte, qu’il subit  un détournement. Il y a ainsi, dans Versailles-Chantiers, un tour de passe-passe assez fin dont la valeur subversive, quoique légère, déborde même le champ médiatique sportif.

L’histoire se passe dans la jolie ville de Toulouse.

Ce jour-là, Albert Jeanjean, en dépit d’une constitution clairement déficiente tant au niveau énergétique que circulatoire, se laisse convaincre de faire un don de sang ; l’effet n’étant pas étranger à la cause, il succombe aussitôt au charme de la belle assistante qui lui tient la main pour faciliter l’épanchement, cette commotion devant être aussitôt suivie d’une syncope, sans doute due au conflit interne provoqué  par un afflux de sang indésirable  vers d’autres veines que celle dans laquelle la seringue citoyenne est engagée ; plus tard, remis d’aplomb, Albert l’indécis, le timide, le maladroit ose faire usage du numéro de téléphone que lui a discrètement abandonné sa prévenante infirmière. Le voici contraint de se rendre, non pas au tête-à-tête torride qu’il escompte, mais à une simple soirée « entre copains », au prétexte – c’est là ce qui nous intéresse – de regarder la retransmission d’un match de foot.

Le repas achevé, tous se serrent devant l’écran de télévision. De mémoire, je dirais qu’ils sont une dizaine, la masculin étant largement majoritaire. Bien sûr Albert n’a eu, jusqu’à présent, aucune occasion d’intimité. Au bout de quelques minutes, la belle infirmière propose un jeu. Il s’agit, pour chaque homme présent, de tirer au sort le nom d’un joueur ; celui dont le joueur marquera un goal aura droit à un baiser de l’hôtesse. A la lueur verte de l’écran, on devine l’anxiété d’Albert. Les noms sont tirés, il reçoit le sien (qu’il ne connaît pas plus qu’un autre), accepte un échange qu’on lui promet favorable. La tension monte. Et si le joueur auquel Albert est désormais associé ne marquait pas ? S’il manquait sa chance ? Si un autre remportait le baiser de la belle sous ses yeux ?

Le procédé est efficace. Au départ, le match ne nous mobilise pas plus qu’il n’intéresse Albert, il nous ennuie même en parasitant le temps et l’espace de l’intrigue amoureuse. Magie du cinéma qui crée du suspense à partir de petits riens : dès lors que la satisfaction du désir d’Albert se met à dépendre du déroulement de la rencontre sportive, nous suivons avec attention les allées et venues des joueurs sur le terrain… Eh oui, si l’enjeu du foot n’est plus la victoire de l’équipe mais celle de l’amoureux, tout se pervertit. L’écran filmé de biais nous hypnotise, exactement comme il hypnotise les véritables amateurs.

Cette séquence a presque valeur d’expérience psychologique : captation de l’attention = vulnérabilité intellectuelle = champ potentiel de manipulation. La publicité ne fonctionne pas différemment quand elle associe des objets et des affects qui n’ont aucun rapport entre eux.

Heureusement, ces voies perfides ne sont pas celles qu’emprunte le cinéma de Podalydès. Avec lui, le procédé reste purement fictionnel, poétique et amusant, fondé sur le constat que tout spectacle médiatique peut servir de prétexte à un détournement artistique. Puisque, hélas, l’inverse est bien plus fréquent (événement artistique détourné en spectacle médiatique), dans un juste retour de choses, c’est ici de bonne guerre que Podalydès infiltre un match et nous gratifie d’un magnifique jeu dans le jeu.

Versailles-Chantiers (Dieu seul me voit), Bruno Podalydès avec Denis Podalydès et plein d’autres, dont l’exquise Jeanne Balibar.