Lorsque nous vivions ensemble (2)

Confirmant que la durée se résorbe dans la répétition, ils se disputent sans fin, se séparent, se retrouvent. D’un paroxysme à son contraire, ils pourraient tenir ensemble en se désagrégeant l’un l’autre, s’épuiser jusqu’à la parodie. Si l’amour se termine toujours par des larmes / c’est certainement parce que l’amour lui-même est un réservoir de larmes – cette phrase scandée tout du long, refrain désolant, tend à devenir morose, mesquine. Ce deuxième volume de Lorsque nous vivions ensemble détermine, à rebours, le premier, lequel pose, a posteriori, les prémices d’une tragédie. La forme, qui épouse toujours très exactement le contenu, se modifie à mesure que l’évolution du couple se précise. Les cases s’élargissent et se vident, les gestes, saccadés, abrupts, réprimés ou commis à contretemps, manquent leur cible, le texte se raréfie. Dessiné de près, agrandi, simplifié jusqu’à l’épure, le visage  est bientôt détourné. Torsion du cou, cheveux défaits : disparition. Soudain, le corps malmené fait volte-face.

/ spoilers ci-dessous/

Kyôko est enceinte. C’est cela le drame, la grossesse en tant qu’interdit du concubinage, non pas naissance mais rejet, honteuse visibilité de la « faute ». On en revient au contexte, le Japon des années 70, la voie faussement dégagée d’une libération sexuelle inaboutie, laquelle stigmatise plutôt qu’elle n’émancipe. Hors du mariage, les amoureux sont voués à une déplaisante mystification sociale. Il faut mentir pour le logement, mentir pour l’emploi, mentir pour les soins – l’alternative étant : se mentir à soi-même. Tel est le cadre que dessine le premier volume, nous l’avons vu, de façon très expressive, en démultipliant les angles de vue, internes et externes, pour pister la  violence là où sans cesse elle louvoie, violence nourrie de frustrations, de désirs contradictoires, mais aussi – de reflets. Que peut faire Kyôko de cet enfant défendu ? La maternité plonge la jeune femme dans un état voisin de la folie. Voisin de la folie et non folie – la nuance est cruciale dans la mesure où le facteur social précède (induit) le trouble psychique. La violence-miroir, conjurée jusqu’ici en jeux amoureux, se concentre désormais sur Kyôko seule. Cette soi-disant folie n’est alors que l’effondrement d’un être déjà déchiré en mille morceaux. Kyôko achève de s’identifier à l’image que lui renvoie la société : concubine dépravée, coupable, indigne. La figure maternelle doit forcément se plier aux règles. Celle de Kyôko, pour cette raison, ne peut que la renier. Deux logiques s’affrontent. La mère, qui a souffert par devoir,  estime que sa fille doit également renoncer à ses propres désirs. Kyôko, encore un peu enfant, attend d’être comprise, approuvée. Dans une telle configuration, l’avortement caractérise une forme de suicide. Tuer la mère en soi. Kyôko n’a aucune force de résistance, son psychisme n’est pas aussi moderne que ses choix de vie. Sans doute se rend-elle compte assez vite qu’elle ne peut compter sur personne. Confronté à tout ce que signifie (et dénonce) son état, le personnel médical échoue dans son rôle et se fait, lui aussi, l’écho d’une morale conservatrice. Pour affronter cet état de crise, Jirô ne vaut pas mieux. Conventionnel malgré tout, il refuse la discussion, se dégage de toute responsabilité. Désormais quoi qu’elle décide, Kyôko est coupable. Et parmi les condamnations formulée à son encontre, la moindre n’est pas celle qu’elle prononce contre elle-même.

Au-delà du contexte, certes déterminant, mais pour nous révolu, Lorsque nous vivions ensemble n’en reste pas moins exemplaire d’une certaine conception de l’amour impossible. Devrait-on dire romantisme ? Qu’importent les causes, le milieu, les caractères, les circonstances : les tragédies sont là pour nous rappeler que l’amour est parfois la négation même de son essence. Il s’expose ici jusqu’à l’absurde, s’éprouve, s’arrache, se vide jusqu’au comble de la violence, mais à la fin, il demeure, entier, immense, monstrueux. Lorsque nous vivions ensemble montre cela, l’inexplicable  transcendance du sentiment. Souvent prise  dans une littéralité suffocante, cette chronique ne connaît d’autre ouverture qu’un traitement onirique, légère atténuation, faible antithèse au pessimisme sans issue. Avec grâce, les courbes d’un dessin adroit, la progression de l’intrigue en clair-obscur, les nombreuses ellipses et le laconisme des personnages créent le climat particulier d’un rêve triste. C’est dans ce ressenti détaché, suspendu, dans la vérité propre à l’irréel, dans l’abîme qu’il creuse en nous-mêmes, que l’histoire chemine, nous donnant à goûter – privilège de l’art – la jouissance de la souffrance, la beauté des larmes.

« Lorsque nous vivions ensemble », vol.2, Kazuo Kamimura

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Perspectives tremblées

Existe-t-il ailleurs qu’en moi une possibilité, ne serait-ce qu’infime, de convertir les vides, les lacunes pour que je n’y tombe pas, et d’enjamber tout cela avec enthousiasme comme légèrement surélevée, à quelques centimètres du sol, par un flottement soutenu surplomber les aspérités, les accidents, les pentes, les crevasses mais aussi les marches, les ascenseurs, les chaises, les passages, les murs…  Vraiment il s’agirait moins de combler les béances en les inversant, que de m’éloigner, un peu. Que l’espace ainsi libéré, et pour cela désirable, se peuple de formes et de figures, que dans l’intervalle se construisent des opacités fécondes – non que je souhaite me suspendre, décevoir, bien au contraire, je voudrais me déplacer sans entraves, car sur le sol je ne cesse de trébucher.

(photo : Vincent)

Paysages étagés, triangle d’incertitude

En écoutant « Le Triangle d’Incertitude », Cécile Le Prado

C’est étrange comme un paysage peut en recouvrir un autre sans se confondre à lui, étage mental supplémentaire venant s’ajouter aux précédent dans un continuel processus de superposition, suis-je jamais pleinement à l’endroit où je pense me trouver ? Et c’est étrange comme un paysage musical se déplie sans entrave dans l’espace confiné, dans l’étriqué, le restreint du quotidien, comme il interrompt naturellement ce que je fais, même si ce faire consiste en l’écoute de cet unique paysage musical, étrange cet irréductible décalage entre l’écoute, l’objet sonore et le devenir de cet objet en moi. Manque de rigueur et dissipation révélés me tranquillisent : je peux parfois produire un refuge contre  l’angoisse que je fabrique ailleurs, même si l’inverse est aussi vrai, sinon plus fréquent. Aussi je m’engouffre avec sérénité dans cette eau, j’embarque sur les esquifs ou sur les paquebots, j’approfondis l’obscur parmi les poissons étonnés, en esquivant algues et  filets, jamais je n’étouffe, jamais je ne reprends souffle. Ils parlent toutes les langues, les marins incertains, ils traînent de lourds cordages et connaissent la géographie des mers du passé, leurs voix me rappellent ces histoires lues il y a longtemps, de périples et de pirates, les îles nombreuses autour de mon lit, tropicales ou nordiques, désertes ou colonisées, les Robinson sentant le vieux cuir et la terre, les fruits robustes et les plantes monstrueusement hautes, le sable et le désir jusqu’aux Circé, les sortilèges et les rituels inquiétants, la sauvagerie et la disparition… Si le froid m’étreint, je cède ; si la vague m’engloutit, elle me berce ; si j’échoue, le coma me va comme un rêve. Le paysage sonore développe l’intervalle qui me sépare de l’instant, défait l’illusion de participer, d’être comprise dans le cercle homogène qui clôt le corps autour de la sensation, brassant, mêlant le dedans et le dehors en ce qu’il se ressemblent et toujours se rassemblent. Ici l’océan ouvre l’abîme, l’océan de sons vient creuser mon absence, me repeupler là où je ne suis pas, là où je voyage à longueur de temps. L’océan grandit, il me répond, réveille la mémoire, l’inconsciente surtout la fictive, la saveur particulière du jamais vécu. Qu’importe si ce que je vois n’est pas ce qu’elle a vu, elle, si mon triangle d’incertitude diffère de son triangle d’incertitude – le triangle n’est-il pas la figure féminine qui signifie et désigne l’ambiguïté du genre –  qu’importe si ce que je vois c’est précisément ce qu’elle a vu, lorsqu’elle transformait en secret les bruits collectés. La captation du vivant trahit sa fragilité, l’art annonce la mort en la dérobant. Comme la lumière des étoiles éteintes quand elles me sont enfin visibles, ce que j’entends n’existe plus, mais des traces naît une différence, un monde modulé, ondoyant, sensuel, palpitant, une onde qui, adressée à moi ou à d’autres se réécrit indéfiniment, alchimie de la matière analogue et de la matière singulière.

« Le Triangle d’Incertitude », Cécile Le Prado

Cécile Le Prado (1956) : biographie sur le site de l’Ircam

(photo de Vincent)

Le corps ailleurs

Diego Martinez VIGNATTI, « La Marea », avec Eugenia Ramirez Miori, (Argentine, Belgique, 2007– durée 80’) – VM2324

« Mon corps, en fait, il est toujours ailleurs, il est lié à tous les ailleurs du monde, et à vrai dire il est ailleurs que dans le monde. Car c’est autour de lui que les choses sont disposées, c’est par rapport à lui – et par rapport à lui comme par rapport à un souverain – qu’il y a un dessus, un dessous, une droite, une gauche, un avant, un arrière, un proche, un lointain. Le corps est le point zéro du monde, là où les chemins et les espaces viennent se croiser le corps n’est nulle part : il est au cœur du monde ce petit noyau utopique à partir duquel je rêve, je parle, j’avance, j’imagine, je perçois les choses en leur place et je les nie aussi par le pouvoir indéfini des utopies que j’imagine. » Michel Foucault, « Le corps utopique / Les hétérotopies », 1966, (Lignes).

L’œil ne capte d’abord que la stupeur : visages de cire derrière un pare-brise démoli, rien ne bouge. Imperceptiblement le tableau s’anime, une femme prostrée ouvre les yeux, tourne lentement la tête de droite à gauche ; à quelques pas, autour de la voiture ça crie, ça s’agite. On imagine l’accident, a posteriori, on accepte de voir très peu, on s’attend à en savoir encore moins. Inutile de chercher à reconstituer le drame, à le saisir dans sa totalité : le détail du verre brisé n’est là que pour figurer le cadre liminaire d’un basculement. Près de la jeune femme, dont on apprendra par hasard qu’elle se prénomme Azul –  mais cela n’importe guère – près d’Azul donc, dans la voiture, il y a aussi l’enfant et l’époux, morts tous deux. Comme un œil s’ouvre et se ferme, à coup de séquences quasi-photographiques – l’hôpital, les larmes, l’hébétude. Puis, les formalités accomplies, Azul s’en va, elle quitte la ville, parcourt des kilomètres pour gagner l’océan. Dès lors, on se demande, quelle est la nature du basculement qui survient ? Profond, intense mais fragmenté, salement fissuré comme le pare-brise. Contrairement à ce  que l’on pourrait croire –  gardons-nous d’assimiler l’isolement volontaire à une forme d’autisme –  l’accident produit sur Azul non pas un effet de repli, mais d’ouverture. Si La Marea repose sur un dispositif qui en détermine le contenu, c’est néanmoins sans la moindre trace de dualisme. Sa tonalité spécifique tient à ce que le film s’affranchit des conventions du deuil et de sa pesante symbolique. Loin des oppositions communes (avant / après, vie / mort, nature / civilisation), le film explore une dimension radicalement autre du vécu de la souffrance, une hétérotopie, qui s’actualise dans l’espace même qu’il déplie.

La Marea témoigne de ce que l’atonie de l’esprit endeuillé peut s’inverser en volonté d’abolir les limites et le sens. Car il y a véritablement une énergie dans la souffrance, une force dont elle se nourrit aux dépens de celui qui l’éprouve. Dès lors, la question n’est plus : pourquoi je souffre mais qu’est-ce qui souffre en moi ? Azul réussit à arracher ce nerf douloureux, à s’en dissocier, à faire jaillir la rage. Entre elle et le monde extérieur, il n’y a guère plus que la minuscule baraque en tôle qui abrite son sommeil. Elle ne parle pas. Son souffle, amplifié, extraordinairement vivant, s’accorde à la respiration de la nature, à ses bruits organiques, cris, feuillages, ressac. Le corps est malmené, poussé à bout, meurtri. Mais le rire peut jaillir sans raison – mieux, la défier. Débarrassés de toute symbolique, les éléments naturels  récupèrent leur valeur ontologique : Azul s’ouvre au monde des choses en soi. Son corps absorbé par l’espace devient sa propre utopie. Elle se défait et son environnement se défait à mesure. Folie ? Errance ? Dissolution ? En l’occurrence, ces termes formulent ici une positivité, un dépassement du nihilisme dans l’affirmation de l’être. C’est l’énergie d’une femme qui refuse la mort, la perte, qui trouve ce lieu qui n’existe que pour et par elle, où elle peut tout assimiler. Rivage quasi-désert bordé de dunes battues par le vent, plaines herbeuses arides, forêt au bois sec peuplée de bêtes sauvages, et, à l’avant-plan, l’ample océan, accueillant comme un lit de songes : le point de chute d’Azul est à la fois lieu et non-lieu. Il efface, neutralise et purifie. Indifférente aux fonctions assignées, elle investit son territoire personnel par annulation. C’est d’abord la région de son enfance dont elle récuse l’ascendance, c’est ensuite la possibilité de se reconstruire, de se régénérer, qu’elle compromet par épuisement physique et mental. C’est aussi sa féminité, qu’elle n’accepte qu’en tant que possibilité d’enfantement. Ou encore, ses émotions : prendre soin mais ne plus aimer. Ainsi ce chien blessé qu’elle découvre au terme d’un de ses longs périples quotidiens. Risquant de s’effondrer à son tour, elle le  porte dans ses bras  jusque chez le vétérinaire. Guéri, il devient son unique compagnon, muet comme elle, présence silencieuse. Il y a du reste beaucoup à dire sur l’ambivalence de toute relation avec un animal, à mi-chemin entre une intense communion et une égale solitude. Devenue étrangère à elle-même, Azul acquiert une nouvelle perméabilité à l’autre. Sa sensibilité ne s’étiole pas, simplement elle se déplace des étants à l’être (disparition des prénoms). Le passé peut revenir dans le présent, le temps se répéter, toutes les époques se confondent, les matières et les êtres vivants, la douleur et la jouissance, la pensée et la sensation se déploient désormais en désordre, dans un chaos triomphant. Au-delà du deuil, qui n’est jamais que résignation, peut-être au seuil même de sa propre mort, Azul offre le spectacle physiquement déchirant de la femme-monde qui outrepasse les limites, les énoncés, les significations. Aux extrêmes, mais sans restriction.

Diego Martinez VIGNATTI, « La Marea »

Michel Foucault, « Utopies et hétérotopies » (document audio)

De la machine à l’individu : l’animal est-il une personne ?

« D’abord c’est un point qui oscille, un filet qui s’étend et qui se colore ; de la chair qui se forme ; un bec, des bouts d’ailes, des yeux, des pattes qui paraissent ; une matière jaunâtre qui se dévide et produit des intestins ; c’est un animal. Cet animal se meut, s’agite, crie ; j’entends ses cris à travers la coque ; il se couvre de duvet ; il voit. La pesanteur de sa tête, qui oscille, porte sans cesse son bec contre la paroi intérieure de sa prison ; la voilà brisée ; il en sort, il marche, il vole, il s’irrite, il fuit, il approche, il se plaint, il souffre, il aime, il désire, il jouit ; il a toutes vos affections ; toutes vos actions, il les fait. Prétendrez-vous, avec Descartes, que c’est une pure machine imitative ? Mais les petits enfants se moqueront de vous, et les philosophes vous répliqueront que si c’est là une machine, vous en êtes une autre. » Diderot, « Entretien entre d’Alembert et Diderot. Le rêve de d’Alembert » (1769)

Science et empathie. Les animaux, il serait dommage de ne les envisager que sous l’angle étroit de l’exploitation. Sans aller jusqu’à prétendre qu’il s’agit d’un problème mineur dont je pourrais ne pas tenir compte au quotidien, le fait de ne considérer les animaux que dans leur rapport aux hommes revient à commettre une injustice à leur égard. Ce pourrait-il que ce point de vue partiel et partial soit lui-même un épiphénomène de l’exploitation, sa nécessaire mauvaise conscience ?

« L’homme est avide, obligé de l’être, mais il condamne l’avidité, qui n’est que la nécessité subie – et met au-dessus le don, de soi-même ou des biens possédés, qui rend seul glorieux. Faisant des plantes, des animaux, sa nourriture, il en reconnaît, cependant le caractère sacré, semblable à soi, tel qu’on ne peut les détruire et les consommer sans offense. Devant chaque élément que l’homme absorbe (à son profit) fut ressentie l’obligation d’avouer l’abus qu’il en fait. Un certain nombre d’hommes entre les autres eut la charge à son compte de reconnaître une plante, un animal devenus victimes. Ces hommes avaient avec la plante ou l’animal des relations sacrées, n’en mangeaient pas, les donnaient à manger aux hommes d’un autre groupe. S’ils en mangeaient, c’était avec une parcimonie révélatrice : ils avaient d’avance reconnu le caractère illégitime, grave et tragique, de la consommation. N’est-ce pas la tragédie même que l’homme ne puisse vivre qu’à la condition de détruire, de tuer, d’absorber ? » (Bataille, « L’expérience intérieure p. 153)

Sans doute cet équilibre persiste-t-il, même dans une société largement désacralisée. Certains refusent, d’autres abusent, la majorité « consomme ». Cet ajustement spontané, presque naturel, en marge de toute conscience morale, pourrait presque me convaincre de l’inutilité de toute communication au sujet de l’éthique animale, si mes recherches ne visaient pas, en premier lieu, à clarifier les choses vis-à-vis de moi-même. Quoi qu’il en soit, pour être cohérente, l’éthique doit se fonder sur la connaissance de son sujet. En tant qu’extension de l’éthique générale, l’éthique animale élude – paradoxalement – l’animal en soi, laissant ce domaine d’étude aux biologistes. En se réservant la question du droit  et de la régulation des rapports, elle doit néanmoins se confronter à la problématique de la définition et s’accommoder de  l’évidente contradiction que l’animal, qui ne peut s’exprimer en son nom propre, reste dès lors pour elle un objet, au mieux un sujet absent. Que l’empathie évolue en désir de connaissance ou, à l’inverse, que la connaissance génère, par l’altérité ou l’identité qu’elle révèle, du sentiment, il s’agit d’une égale considération pour un sujet que l’on ne peut simplement se contenter de connaître, ou d’aimer. Les deux sont nécessaires, complémentaires. Autant les diverses formes que revêt l’anthropomorphisme me font horreur, autant l’animal en tant que figure d’altérité me passionne. Je ne me souviens plus de ses mots exacts, mais j’avais été touchée par ce que Deleuze disait dans l’Abécédaire à propos des chats. Quelque chose comme ceci : il ne faut pas être, avec les animaux, dans un rapport humain, mais dans un rapport animal. Communiquer avec son chat – pourquoi pas ? mais cela implique une démarche active, une recherche, une rencontre sur son terrain à lui, l’observation, le décryptage de son comportement – sachant que, de son côté, il effectue le même travail vers nous.

Le livre : « L’animal est-il une personne ? », Yves Christen, Comprendre animal dans le sens d’individu (non humain). J’avais entendu l’auteur pour la première fois en avril sur France Culture, son argumentaire, fondé sur la défense d’une pratique humble et responsable (voire reconnaissante) de la vivisection, m’avait laissée sceptique. En tant que spécialiste en immunologie et immunogénétique, impliqué dans la recherche sur la maladie d’Alzheimer ainsi que, plus généralement, dans le domaine des neurosciences, son intérêt pour les animaux non humains est à la fois celui du chercheur amené à pratiquer des expérimentations à visée thérapeutique, et celui du biologiste passionné de science pure. Observateur de terrain (des léopards en Afrique notamment), et, bien sûr, de laboratoire, Yves Christen dresse le catalogue détaillé des découvertes récentes en matière d’intelligence animale. Raison, langage, conscience, émotion, culture ? Ces qualités, que l’on a longtemps crues propres à l’homme, instruisent désormais toute étude dans ce domaine. Si la proximité génétique de l’homme avec les grands singes est aujourd’hui (presque) généralement admise – au  point qu’il serait même question de rattacher les chimpanzés et les bonobos au groupe des homos – on sait moins que les autres mammifères, les oiseaux, les êtres marins et les insectes témoignent, individuellement et sous des modes variés, de facultés morales, culturelles, sociales et intellectuelles. Il importe de se défaire des préjugés – et ils sont nombreux – qui consistent à considérer les « bêtes » comme imparfaites, insuffisantes, incomplètes, en un mot : moindres. Rigoureusement darwinien, Yves Christen prend nettement parti contre l’anthropocentrisme : chaque espèce, chaque individu présente des capacités cognitives spécifiques adaptées à ses besoins.

« Leur dignité profonde ne tient pas à ce qu’ils sont presque comme nous, mais plutôt au fait qu’ils sont intégralement eux-mêmes, c’est-à-dire différents. » (p.  121)

Pris dans une ambivalence permanente entre semblance et dissemblance, le chercheur se heurte à de multiples difficultés, qui tiennent autant de sa propre subjectivité qu’au fait que l’observation modifie le sujet, en particulier en laboratoire. Comment s’abstraire du modèle humain en matière de science cognitive ? La communication est l’exemple type d’une fonction universelle (parce que indispensable à la survie) qui s’actualise de façon extrêmement variée, parfois même indécelable.  L’animal s’est développé – et perfectionné – en s’adaptant aux contraintes extérieures. A lire ce recensement détaillé de facultés cognitives, on ne pourra que s’étonner, s’émerveiller de l’évidence d’une continuité effective de l’animal le plus primitif jusqu’à l’homme. Dès lors, dans la communauté des vivants, il n’y a guère qu’une différence de complexité, si l’on tient toutefois à maintenir une hiérarchie plus subtile que celle de la force. Le fait même d’énoncer par le détail que rien de ce que nous considérons comme spécifiquement humain n’est étranger à la « bête », se révèle extrêmement problématique, en théorie – qu’en est-il du concept d’humanité ? – comme en pratique – qu’en est-il de nos rapports avec l’animal non humain ? Yves Christen ne fait pas l’impasse sur ses propres contradictions. On en revient au paradoxe du chercheur. La proximité biologique entre l’homme et l’animal justifie l’expérimentation et la rend de fait, difficilement défendable :

« Cela dit, par ma position, je ne cherche pas à délégitimer la recherche. Bien au contraire : je considère qu’existe un devoir éthique de connaître et notamment de connaître l’Autre. Il me semble seulement qu’une telle démarche consiste précisément à ne pas refuser l’ambiguïté, à ne pas se complaire dans un confort intellectuel facile, en se contentant de dire que l’animal n’est qu’un animal. » (p. 371)

J’ajouterai pour ma part que, si je ne souscris pas entièrement au point de vue d’Yves Christen, (notamment parce qu’il ne tient pas compte du fait que l’expérimentation embrasse un champ beaucoup plus vaste que celui de la recherche thérapeutique), son positionnement éclairé me semble moins critiquable  que celui des défenseurs acharnés de la vivisection , lesquels persistent à objectiver ces « auxiliaires de recherche » et nient toute problématique morale en se domaine (puisque seul compte l’homme). Pour autant, là n’est pas le propos du livre, comme je le disais, il s’agit d’un traité sur l’animal en tant que personne, une étude positive riche en informations et en perspectives. Il n’empêche, on se réjouit quand les avancées de la science bousculent les mentalités et contredisent les jugements dépréciatifs. Yves Christen ne manque pas, tout au long du livre, de confronter les données scientifiques aux discours des philosophes, Descartes, Malebranche (les animaux-machines), Kant,ou, plus récemment Luc Ferry. D’autres penseurs au contraire –  Lévi-Strauss, les Pythagoriciens, les utilitaristes anglais, aujourd’hui Peter Singer et Florence Burgat –  sont cités pour leur intuition, avec ou sans l’appui du savoir scientifique. La démultiplication des points de vue est un élément appréciable,  pour une approche instruite, méditée et très attractive. Les diverses manifestations de l’intelligence dans la nature sont réellement fascinantes, et les stratagèmes que les savants imaginent pour les mettre à jour, c’est-à-dire « tester » les animaux, ne le sont pas moins. Yves Christen alterne ainsi les différents registres de discours : anecdotes, récits, exposés théoriques, interprétations, prospections, etc. Au fil de la lecture, le regard sur l’animal se met à évoluer, devient curieux, plus attentif, plus réceptif. Je laisse à l’auteur le mot de la fin, pour l’énoncé de ce concept essentiel qu’est la « théorie de l’esprit »:

« C’est pourquoi je voudrais proposer ici un autre regard, une façon de voir d’autant plus nécessaire à mes yeux que je me veux à la fois du côté de la science et de celui de la bête. Et qui repose pour l’essentiel sur ce que nous apporte la connaissance de la théorie de l’esprit, laquelle m’apparaît comme l’une des plus grandes avancées de la démarche cognitive animale et humaine. L’évolution des espèces nous a tous, animaux humains et non humains, bâtis de telle sorte que nous nous préoccupons de savoir ce qui habite la tête d’autrui. Pas toujours et pas autant qu’il le faudrait. Mais nous ne saurions vivre sans cela, au risque de nous retrouver autistes, et donc privés d’autonomie. C’est cette théorie de l’esprit qui fait découvrir l’altérité, qui amène à voir, en compétition avec le nécessaire (et biologiquement déterminé) égoïsme, que cet Autre qui nous paraissait simple objet de notre désir de possession a, comme nous, un univers mental qui le rend non seulement sensible à la souffrance, mais qui lui fait nécessairement habiter un univers chargé de sens. De ce point de vue, l’Autre est comme nous. » (p. 411)

« L’animal est-il une personne ? », Yves Christen,(Flammarion, 2009)

Antichrist : conjurer la femme en sorcière.

A propos d' »Antichrist », Lars VON  TRIER, avec Charlotte Gainsbourg et Willem Dafoe (DVD M6, 2008 – durée 109′)

La sorcière et les trois mendiants

Une idée folle, une idée grotesque,une répulsion qui n’engage a priori que l’auteur, par la force d’un transfert sur actrice, devient un corps, une femme, devient une forme visible, sensible, réactive. A ce stade, on ne peut s’empêcher de regarder, de planter l’œil au milieu de la scène tout en maintenant une distance (critique) de sécurité.  Plus que la violence ou l’hystérie, c’est la possibilité même d’une telle extériorisation qui dérange, ce qu’elle offre pour irriguer jusqu’à l’extrême un personnage improbable, le fantasme d’un réalisateur bizarre qui, de film en film, se crucifie à la femme, ou plutôt crucifie son idée de la femme. Breaking the waves, Dancer in the dark, Dogville : les très douces, les très belles, elles n’existent que par la souffrance, le sacrifice, l’agonie,  en échange de quoi, pour qui, pour rien, juste une poignée d’hommes forcément vicieux, et quelques autres forcément lâches. Humanité cruelle et marécageuse, le Mal sans le Bien, la Femme brûlée vive et cependant brûlante – l’homme succombe et déchoit, Ève toujours se renouvelle.  Antichrist fait progresser l’obsession : on serait presque soulagé si ce n’était, au final, pire qu’avant. Voici enfin qu’elle  s’expose sous son jour véritable : la femme est une sorcière.  La pureté, la noblesse, la peau  blanche,  la grâce et la caresse sont des leurres de prédatrice. Avide de sang, souterraine,  castratrice et enfanticide, de l’homme elle fait jaillir la bête, la sorcière, amie de la nature néfaste, chair concupiscente et mortifère.  Lars Von Tier assume enfin sa terreur. Il ne prétend plus, pendant les trois quarts du film, élever un idéal pour ensuite le souiller de mille manières épuisantes, ici il vomit l’effroi et filme son héroïne dans tous ses états, nue, en transe, violente et rusée. Le problème c’est qu’il n’y arrive pas. Si le film tout entier n’était que la projection de son psychisme, sans doute serait-il (encore plus) irregardable, mais il serait beau. Quelque chose comme Les chants de Maldoror, un déchaînement de cruauté, atroce et pleinement ressenti. Au lieu de quoi, il s’administre comme antidotes des points de vue extérieurs débilitants: psychologie de midinette (véhiculée par l’homme en guise de rationalité), enluminures de pacotille, paganisme moyen-âgeux, religion freudienne, etc. Qu’a-t-il besoin de cet appui théorique, de cet habillage artificiel, ridicule qui l’affaiblit et le fait régresser à une mascarade de série B ? C’est dommage car je crois qu’il y a chez Lars Von Trier une réelle démiurgie des profondeurs, un projet sans doute insupportable plus encore pour lui-même que pour son public. Reste la fascination de la reprise opérée par Charlotte Gainsbourg. Il faut voir comme elle s’empare de son personnage…  Sa performance accuse la faiblesse du réalisateur et restitue, en partie,  ce qu’Antichrist aurait pu devenir si Lars Von Trier ne s’était pas réfugié dans la voie superficielle des pseudo-références, et qu’il avait osé livrer son imaginaire, s’imposer cette même nudité qu’il exige, à raison, de son actrice.

« Antichrist », Lars VON  TRIER

Filmographie de Lars Von Trier