La petite fille au parapluie

Toute petite dans le métro elle tient son  parapluie ouvert. Dans la cohue du matin les gens s’omettent, oublient qu’ils se frôlent, se frottent, s’effritent. La notion de contact physique s’estompe nécessairement, là-dedans c’est impossible de se différencier, de se définir, les corps s’agrègent en un corps monstrueux, illimité, corps d’autrui, son odeur, son énergie, son épaisseur, corps unanime, mobile, infiniment variable en consistances, bruits, signes reçus, signes rendus, corps confortable et rassemblé, tissu de bras,  têtes, poitrines, mains, peaux, pensées.

Mais elle, son parapluie simplement déployé, on dirait qu’elle n’a pas besoin d’adhérer, ni physiquement ni mentalement, qu’il y a là une astuce pour éviter le collectif, des angles supplémentaires pour s’esquiver.

La suivre des yeux c’est comprendre – expérimenter – à quel point les mots ne sont que poésie résiduelle et que la véritable poésie, informulée, advient des heureuses coïncidences entre la vie et le regard.

Le parapluie, l’imprimé de la corolle, tissus froissés et cheveux longs, elle n’a certainement pas plus de dix ans – une  petite fille en fleurs. Elle s’arrime avec courage aux rimes de sa tenue réfléchie, l’imper violet, les bottes de la même couleur et, surtout, le parapluie (un motif floral dans les mêmes tons), son apparence figurée elle y tient à deux mains. Ne pas refermer le parapluie, parce que, en hauteur et en largeur, il la défend. Parce qu’il est, de toutes façons, en mauvais état et, par conséquent, impossible à rabattre, difficile à rouvrir. Ou bien parce que, dans l’indétermination féconde de son jeune âge, elle confond représentation et identité.

Elle est remplie et recouverte d’histoires, les siennes – secrètes, constitutives – et celles que son attitude insolite inspire, théories et projections qui importent sa silhouette ténue dans des imaginaires qui lui vont bien et qui, si elle pouvait en être avertie et qu’on les lui offrait, la combleraient peut-être de joie. Ou, plus probablement, dont elle chercherait à se dégager comme du reste, du métro, de l’école, du portail qu’elle ne parvient pas à franchir en une crispation de parapluie.

Plus tard à la sortie de la station la voyant s’éloigner, tressaillement de violet sur fond de rue grise et pluvieuse, on s’aperçoit – trop tard – que le parapluie si fermement tenu est en réalité tout cassé, et on se dit alors que si l’enfant est effectivement solidaire de cet accessoire meurtri, elle a dû subir avec lui les contraintes, les chocs, les bourrasques. Aussi singulière n’aura-t-elle jamais suffisamment d’idées, d’inventions et d’énigmes pour traverser le temps,  la rue et les cohues matinales.

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Photo : Brassaï, Rue de Rivoli, femme au parapluie (1936)

Je perds en vous mes pas déconcertés

Chaque jour Odradka s’en revient chez elle et semble ne jamais y parvenir. De l’immeuble où nous travaillons quitté à une heure imprécise, on la voit s’éloigner puis disparaître dans ce qui peut-être l’attend du côté de la rue : nuit, soleil, poussière, pluie. Elle a ce drôle de manteau découpé en biais, trop large pour elle dirait-on sans conséquence ; son emmanchure étroite cependant ne pourrait accueillir des épaules moins frêles que les siennes.

Ainsi vêtue nous aimons la regarder, les pans d’étoffe volètent autour d’elle, c’est un corps alternatif une silhouette supplémentaire, ondoyante, accidentée, versatile, un désordre de tissus finalement bien adapté à la rue, à la déception, à la clarté déclinante du soir, à son éloignement qui la détache de nous aussi sûrement qu’un refus définitif, chaque jour réitéré.

Rien ne nous empêche de suivre son départ par la fenêtre, toute la journée nous dérivons vers cet espace vitré que traversent des corps inconnus et familiers, lorsque c’est elle qui passe il faut se dire tiens elle s’en va, déjà, et ce déjà formule une désolation qui n’a peut-être rien à voir avec Odradka, une désolation contre nous-mêmes qui restons encore, à travailler, ruminer, détailler ceux qui partent ensuite, après Odradka, dont on sait bien qu’ils ne pourront jamais la rattraper, faire un bout de chemin avec elle, simplement parce que cela n’arrive jamais. Odradka, son manteau d’oiseau, sa démarche décousue, une fois partie Odradka s’anéantit.

Une désolation par laquelle nous prenons acte de notre inassouvissement. Déjà, tant de gens rêvent de rencontrer des personnes inaccessibles, des personnes mortes, ou célèbres, ou inventées, des personnes lointaines. Mais nous savons qu’il suffit, pour cela, c’est-à-dire pour éprouver du désir, il suffit de songer aux personnes très proches. Ce sont les personnes proches qui sont les plus difficiles à atteindre. Qu’a-t-on le droit de leur dire ? De leur donner ? On leur donne le change et c’est tout. Ici l’inaccessible est tout près de nous : il travaille à nos côtés, mange à notre table, il nous embrasse ou pas, nous sert la main, nous regarde dans les yeux. Nous le désirons, nous le voulons au-delà de lui-même, lui parler, l’écouter, le toucher, l’étreindre. Inaccessiblement. On se tait, on reste poli, on essaie de penser à autre chose. On compense l’inintensité par la diversité. Il suffit de se laisser aller, de s’immerger dans l’eau collective, l’eau tiède, ni très profonde ni très claire, il suffit de ne pas tenir compte de cette suffocation qui nous surprend parfois, par surprise, la piqûre de rappel, par exemple quand Odradka s’en va, qu’elle s’éloigne toute entière de nous.

Alors son bureau s’ouvre, c’est une petite pièce aux murs couverts de livres, à son départ elle ne ferme jamais la porte, ne la referme que lorsqu’elle-même se trouve à l’intérieur. Nous on fait exactement l’inverse, marque de transparence et de convivialité conventionnelle, un simulacre, un artifice, comme tant d’autres, déficitaire. Odradka s’isole sans que son attitude éveille le moindre soupçon. La porte close de son petit bureau découpe dans la morne sobriété du couloir un espace différent, que prolonge l’idée de sa présence, plus précisément de sa valeur. On apprécie la concentration singulière, l’opacité qu’elle impose avec un si grand naturel, toute entière, dit-on, dévolue à la tâche. En réalité nul ne pourrait attester qu’Odradka n’est pas en train de lire un de ses nombreux livres, nul ne sait si Odradka travaille aussi bien qu’on le prétend, mais il suffit qu’on en soit persuadé. Odradka  doit assumer cela, et elle s’y applique par un silence difficile à interpréter.

Parfois il arrive qu’elle parte plus tard, longtemps après nous, et c’est alors elle qui nous regarde peut-être nous éloigner. Est-elle triste, elle aussi ? Songe-t-elle à la désolation, à l’inaccessible tout proche, à ce qu’elle a dit lorsque, un peu plus tôt dans la journée, elle l’a croisé par hasard, et qu’elle a échangé avec lui quelques formules d’usage tout en ramenant ses bras autour d’elle, serrant, serrant très fort ses bras autour d’elle, cherchant à s’éloigner rapidement et restant figée malgré elle, face à face disant ou ne disant pas un texte qui n’est pas le sien, des phrases écrites par un auteur insensible et vulgaire, un nègre de seconde zone qu’elle loge et nourrit quelque part là, au fond d’elle-même, pas dans le cœur, et qui prend la parole à sa place parce qu’elle est, d’évidence, véritablement inarticulée. Ce que nul n’entend, elle ne dit rien.

Mais nous sommes loin à ce moment-là, nous se sentons plus la présence d’Odradka, nous ne pensons plus à elle, loin déjà nous nous élançons vers l’autre vie, loin d’Odradka restée enfermée dans son petit bureau, et nos pas nous transportent, nous réjouissent, la rue s’épanouit dans la lumière, la poussière ou la nuit, pour nous Odradka n’a même plus la forme d’un oiseau cassé, d’un souvenir ému, dans le soir qui avance, Odradka n’existe plus.

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Titre : citation de Valéry

Photo : Sarah Moon

Comment dresser le portrait d’une musique

Dmitri CHOSTAKOVITCH (1906-1975), Sonates pour violoncelle et piano, Michal Kanka et Jaromir Klepac (Praga Digitals, 2010)

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James Ensor, Les masques

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Enclin aux contradictions, aux masques, aux digressions, Chostakovitch revêt son discours de tenues d’emprunt, modèles du genre – symphonies, concertos, sonates – à l’intérieur desquels les énoncés se détachent les uns des autres introvertis jusqu’à la déchirure. Dans la promiscuité, dans le confinement instrumental, on craint que ces monologues ne s’accordent pas, qu’ils n’entravent la fluidité, la dynamique du mouvement et ne finissent par décevoir l’unité attendue. Cependant, les difficultés, les obstacles, on le sait, ne font qu’amplifier l’émotion ; l’écoute advient sous l’emprise d’une fièvre qui ne laisse pas même la possibilité d’une désaffection. Certains poèmes n’enchaînent-ils pas les propositions qui, séparées, se suffisent à elles-mêmes et semblent devoir finir là où d’autres cependant s’interposent, s’accrochent, se livrent et se taisent aussitôt, s’inclinant elles-mêmes devant les inconnues qui leur succèdent ? Composite, le poème n’en existe pas moins en tant qu’œuvre rassemblée dans l’épaisseur de laquelle le verbe se condense autant qu’il  se désagrège. Il en va de même de ces artistes dont l’intériorité s’exprime à l’horizontale, on pense à Pessoa multipliant les hétéronymes ou, plus proche de Chostakovitch, Boulgakov, histrion littéraire capable d’enchevêtrer les registres a priori incompatibles – tragédie, comédie, histoire, folklore – procédé qui met le lecteur en demeure de retrouver lui-même le fil dissimulé de la cohérence. C’est un raffinement de pudeur et une manière de dévier les jugements, d’esquiver, par un cryptage volontaire,  l’identité que l’on croit sienne et celle, différente de la première, que l’on nous assigne.

L’écriture musicale de Chostakovitch procède d’éloignements en rappels – à la fois parce que les disgrâces et revirements du pouvoir contraignent le compositeur à décaler son travail vers des territoires tortueux, moins accessibles aux critiques idéologiques, mais surtout parce que c’est ainsi que la création se présente à lui, intimement plurielle. L’admiration réclame son ombre en parodie, le sentiment assiste l’intelligence, l’introspection doit s’ouvrir sur l’infini des possibles et, dans un environnement hostile, sur la dérision et le désengagement ; l’hétérogénèse préserve l’intégrité.

Ce disque, qui rapproche le liminaire de l’ultime – une sonate écrite à l’âge de vingt-huit ans et une autre, composée quelques mois avant la mort – suggère que d’un contraste temporel pourrait s’écrire une histoire. Mais le temps renforce les dissociations, multiplie les langages : sur l’œuvre de Chostakovitch les fantômes effacent désormais le vécu  ; à ce titre, le dernier mouvement de la sonate op.147 est une flamboyante juxtaposition de citations :  échos de la sonate au Clair de lune de Beethoven, du concerto pour violon d’Alban Berg, d’une symphonie de Beethoven, d’une autre  de Tchaïkovski, sans compter les auto-citations. Le violon distille de lointains échos slaves, une nostalgia diffuse, éternelle palpitation de l’âme obstinée dont la persistance mémorielle surplombe les multiples trajectoires mélodiques. Entre le piano et le violoncelle les rôles finissent par s’échanger, les timbres réagissent ensemble, se jouent les uns des autres par réverbération.  L’intensité unifie le disparate, chaque élément est conduit jusqu’à un paroxysme provisoire tandis que l’émotion, sans cesse éprouvée, s’élance vers d’invisibles spectres, sinistres et parfois grotesques. Dans l’intervalle, le vertige n’est jamais qu’une impression fugitive, éclair de désordre et panique.

Dmitri CHOSTAKOVITCH, Sonates pour violoncelle et piano

De Chostakovitch, il faut encore et surtout écouter les deux concertos pour violon, dont je recommande en toute subjectivité l’interprétation de Sergey Khachatryan (sous la direction de Kurt Masur, 2006).

Présence de la laideur absente

« Elle ne se serait pas donné tout ce mal, pensait-elle, si elle n’avait été ce que les gens appellent une femme très belle à l’exception de… Il s’agit là d’un groupe particulier de citoyens qui vivent selon des lois particulières. Personne ne sait comment s’y prendre, avec eux. On a surtout envie de les regarder fixement, comme l’illusion d’optique du vase constitué de deux personnes de profil qui s’embrassent. Maintenant c’est un vase… maintenant ça ne peut être que deux personnes qui s’embrassent… ah, mais c’est évidemment un vase. C’est les deux ! Le monde peut-il souffrir une telle contradiction ? Et c’était encore mieux, parce que tandis que l’impression de beauté alternait à pile ou face avec une impression d’horreur, nous balancions en même temps. Nous étions plus laids qu’elle, et puis soudain nous avions la chance de ne pas être elle, mais de nouveau, sous cet angle, elle était d’une beauté insupportable. Elle était les deux à la fois, nous étions les deux à la fois, et le monde poursuivait sa ronde.

Maintenant commençait la partie de sa vie où elle était très belle, à l’exception de rien du tout. Seuls les vainqueurs connaîtront cette sensation. Vous est-il déjà arrivé d’avoir vraiment eu envie de quelque chose et de l’avoir obtenu ? Alors vous savez que gagner, c’est beaucoup de choses, mais ce n’est jamais ce que vous pensiez que ce serait. Les pauvres qui gagnent à la loterie ne deviennent pas des riches. Ils deviennent des pauvres qui ont gagné à la loterie. C’était une personne très belle à qui il manquait quelque chose de très laid. Ses gains étaient l’absence de quelque chose, et cette qualité restait en suspens autour d’elle. »

Miranda July, « La marque de naissance »

Photos : Les yeux sans visage, Georges Franju (1960)

Miranda July est aussi la réalisatrice de l’excellent Me and you and everyone we know (2005)

L’invention du présent

The Dowland project, « Romaria », 2008

Essayez cela, essayez d’écouter ce « Romaria » sans rien savoir du Dowland Project, tentez de définir les sonorités, d’évaluer la texture de la voix, le rapport entre le chant et leur accompagnement instrumental, faites une enquête personnelle puisque pour une fois le contexte ne s’impose pas, collectez les indices, les émotions, les hypothèses, sondez l’impact et le terrain. Stimulante inquiétude, cette démarche défera l’écoute contemplative ou son contraire, l’écoute savante qui, parce que tant d’éléments étrangers s’y rencontrent (compositeur, interprètes, auditeur, états d’esprit, contexte historique, température de la pièce, etc.) n’est guère plus qu’une construction intellectuelle organisée en attention. Si, comme le suggère John Potter, maître d’œuvre du  Dowland Project, la musique n’existe qu’au présent, autant se garder de conceptualiser le temps, d’y faire le vide prétendument en le comblant. Soyons concrets, soyons sensuels, voyons ce que la musique révèle ici et maintenant.

« Romaria »  c’est une voix solitaire qui chemine le long d’un cours mélodique étal et profond. Le paysage évolue, les langues alternent entre l’allemand, le latin, l’espagnol, les instruments sont disparates, violon, alto, saxophone, vihuela, clarinette, guitare baroque, à chaque instant les composants, les climats changent et cependant c’est un seul flux, dense, compliqué, serré qui entraîne la voix dans son mouvement. Tantôt un détail suspend cette progression, une image se forme, une émotion, l’amorce d’une idée mais très vite l’esquisse se fatigue et s’abandonne à ce qui la porte sans effort. Tantôt c’est une singularité technique qui retient l’attention : inflexion soudaine du chant, long solo instrumental, annonce d’un événement, marque d’une hésitation… Puis tout retombe dans l’harmonie moelleuse, le particulier s’incline, renonce peut-être, à tel point que rien ne semble se dégager de cette œuvre à l’unisson sinon cette vague rêverie que produit, au fur et à mesure, l’émotion qu’elle engendre.

Toute subjective qu’elle soit, cette description reflète la démarche du Dowland Project. Sur une collection mélodique aléatoire et achronique – chants grégoriens, Carmina Burana, chants traditionnels – John Potter et ses acolytes visent non pas à reprendre, répéter ou rénover, mais bien à réinventer. L’imaginaire, leur éloquence, tiennent largement de l’improvisation. Le matériau d’origine renaît lavé de son histoire, de ses significations : c’est une partition quasi-vierge, un pur substrat musical sur lequel les instruments s’invitent avec élégance, dans une chorégraphie nuancée qui se plie à la primauté de la voix.

Dans cet ensemble chacun apporte son expertise : John Potter est chanteur et musicologue, John Surman se produit habituellement dans des groupes de jazz, Miloš Valent se partage entre musique classique et traditionnelle, Stephen Stubs se consacre aux instruments anciens. De ces univers particuliers ne subsistent que des traces. Sans références, sans échos, sans mémoire, ramenée à une dimension intermédiaire essentiellement négative, « Romaria » ressemble à la somptueuse reliure  d’un livre qu’il reste encore à écrire.

The Dowland project à la médiathèque

Site de John Potter et du Dowland Project

Gigantesque fossile

« Mammuth », de Gustave Kervern et Benoît Delépine, avec Gérard Depardieu et Yolande Moreau, France, 2009 (durée : 1h32)

Mammouth : gigantesque mammifère fossile.

Mammut : gigantesque moto fossile

Mammuth : gigantesque homme fossile. Dernier métier exercé : boucher. Récemment mis à la retraite.

Gigantesque Gérard Depardieu, acteur régénéré en fossile de monstre sacré du cinéma français (ventrûment énorme, voix colombément douce, cheveux crassément longs, etc) – actrice équivalent féminin et partenaire dans le film : Isabelle Adjani (vivement écorchée, mascarément tragique, etc).

Gigantesque réalité irréellement réaliste. Défaites et défauts agrandis ; cinéma plantureux, caméra au cœur d’artichaut.

Gigantesque poésie du sordide, marginalité inventive, personnages créateurs de sur-vie. Une vieille piscine de jardin se transforme en bateau, des peluches attendrissent la statue d’un géant, le jambon peut être considéré comme une œuvre d’art.

Gigantesque rire qui rend la misère fossile. Pas de pitié pour les pauvres gens, pas de larmes obscènes, ni sensiblerie ni autres tartuferies, ni concessions ni  rédemption. Des séquences comiques, brossées à rebrousse-poil,  joyaux de bave et de boyaux. Dépassement du supermarché, de la caisse de pension, du pôle emploi, déconstruction du répondeur automatique et du pot d’adieu. Reconstruction du vieux couple et de l’amour tendre autour d’une crème à raser.

Gigantesque mot de fin, virgule entre chaque plan, l’amour ou les multiples manières de prendre soin. Sans distinction d’âges, de sexes et de nombre.

Mamm(o)uth détaché du temps qui l’enterre, de la société qui n’a plus besoin de lui, des distractions matérielles qu’il n’a pas envie de désirer, et comme ça tout bête qu’il est, apprenant à jouir de sa liberté.

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Pour se convaincre tout à fait, lire le beau texte d’Axelle Ropert, lequel pourrait s’intituler De l’idiotie gigantesque.

Autres films des grolandais

Que rien ne nous guérisse

« As-tu déjà songé, ô ma Différente, combien nous sommes invisibles les uns pour les autres ? As-tu déjà pensé à quel point nous demeurons ignorants des autres ? Nous nous voyons sans nous voir. Nous nous entendons, et chacun de nous n’écoute que la voix qui se trouve au fond de lui.

Les mots des autres sont des erreurs de notre oreille, des naufrages de notre entendement. Quelle confiance nous avons dans le sens que nous attribuons aux mots des autres ! Les voluptés que d’autres expriment par des mots ont pour nous un goût de mort. Et nous lisons vie et volupté dans les mots que d’autres ont laissé tomber de leurs lèvres, sans la moindre intention de leur donner une profondeur quelconque.

La voix des ruisseaux que tu interprètes, pure explicatrice, la voix des arbres dont le murmure se charge pour nous de sens – ah ! mon amour secret, à quel point tout cela est encore nous-mêmes, fantaisies pures, et cendre qui s’écoule à travers les grilles de notre cellule !

Puisque tout, peut-être, n’est pas faux, que rien alors, ô mon amour, ne nous guérisse du plaisir quasi-spasme de mentir. »

Fernando Pessoa, Le livre de l’intranquillité [329]

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Précédemment : La grande araignée

Photo : Pierrot le fou, Godard (Belmondo et Anna Karina)

L’écho de l’orgue caché

César FRANCK (1822-1890), pièces pour piano interprétées par Bertrand CHAMAYOU, Naïve, 2010

On doute / La nuit…/ J’écoute / Tout fuit / Tout passe / L’espace / Efface / Le bruit. (Victor Hugo, Les Djinns, dernière strophe)

(Anselm Kiefer)
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Analogie personnelle autant qu’insolite,  l’orgue me fait souvent  songer à l’albatros, prince des nuées, vaste oiseau des mers, dont Baudelaire dit que ses ailes de géant l’empêchent de marcher. Enfermé dans une nuit perpétuelle, laissé seul et réduit au silence, l’orgue, instrument gigantesque, souffre de ses proportions inhumaines qui le vouent à l’immobilité absurde ; inféodé aux cathédrales il est comme cloué à sa propre démesure. A ses pieds, le musicien piteusement petit tient le colosse à sa merci, exerçant sur lui parfois insouciant ses pouvoirs de délivrance et d’emprisonnement. Ce sont alors des doigts minuscules et des jambes fragiles qui tirent le géant de son effrayante torpeur, quelques touches appuyées envoient l’air dans ces colonnes dociles dont un dixième du poids suffirait à écraser l’homme aux claviers.

Or, un compositeur atypique mais influant – du moins de son vivant –  a su, par la position intermédiaire qu’il occupait entre églises et salles de concert, libérer l’orgue de son destin claustral. Je veux parler de César Franck.

Cet affranchissement connut deux stades. Au départ, César Franck initia comme interprète la possibilité d’une souplesse : ce furent de fulgurantes improvisations que seule une rare intimité et une véritable intelligence de l’instrument pouvaient permettre. L’orgue vibrait à travers lui et il lui répondait, abolissant tout rapport de force. La suite advint de façon métonymique, c’est-à-dire spirituelle. Si proches l’un de l’autre que l’on n’aurait pu dire qui de l’orgue qui du compositeur était le maître ou le serviteur, l’un passa dans l’autre et ils ne furent plus qu’un. Le son de l’orgue, sa texture densément composite, accompagnaient César Franck partout, tel le sansonnet de Mozart, se glissant dans l’orchestre bien sûr, puisque l’orgue à lui seul en est un, mais aussi dans le piano, le violon… Possession ou connivence secrète, cette hybridation entre un musicien et son instrument devait également influer sur la nature profonde de l’œuvre, harmonieusement éployée entre le profane et le sacré.

Mais César Franck n’a pas toujours travaillé dans une  telle intensité de rapports avec l’orgue ni même, plus généralement, avec la musique. Étouffé par l’ambition d’un père qui voulait faire de lui un virtuose lucratif, puis, une fois émancipé de sa famille, financièrement pressé d’enchaîner cours et concerts, l’homme ne s’approcha de l’orgue que par nécessité. Qu’importe, la rencontre fut féconde ; de la pratique contrainte naquit l’intérêt, l’affinité jusqu’à – fait assez rare – l’art lui-même.

Sans doute César Franck se distingue-il moins par le style ou la construction pourtant très étudiée de ses compositions, que par cet écho que l’orgue y introduit. N’indiquant dans un premier temps rien d’autre que la ferveur dont elles sont issues, les œuvres pour piano deviennent l’expression formelle d’un syncrétisme. Le pianiste Bertrand Chamayou l’a fort bien compris, et c’est ainsi qu’il oriente son jeu, parvenant à le déployer dans un espace paradoxal. L’orgue resurgit en échos multiples, il transforme la texture sonore du piano en la soumettant à son propre esprit de confinement, le son s’amplifie et se referme. Ça résonne, ça vibre, ça se dilate et se rétracte.  A l’air libre, c’est le poème symphonique Les Djinns d’après Victor Hugo : le piano brasse l’air contre l’orchestre, s’élève et retombe en cascade par séquences courtes qu’on dirait, aujourd’hui, cinématographiques. En chambre, ce sont deux triptyques assez délicats, empreints d’un romantisme tardif, que l’orgue à l’intérieur, effet d’entrailles, sature d’ombres et de prières. Une écriture mouvante et chromatique héritée de Bach permet que ces grondements sourds remontent à la surface et hantent la musique. A l’écoute, le corps fasciné semble lui aussi receler un orgue caché.

César Franck : Œuvres pour piano, Bertrand Chamayou

Le soi-disant arrive

Natalia Gontcharova, Une ville (1911)
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Rien que des villes

Pliées en deux comme des bossues

Parcimonieuses divisions

Demi-jour demi-vue

Demi-gestes demi-vie

Par ici cortèges de moignons

Une part de réel une part d’imagination

S’inventer capitales affairées

Par ici  troncs visages

Les fenêtres à l’horizon

Le firmament de l’éclairage

Exhorter confluence des suffrages

Le soi-disant arrive

Allez-y natures furtives

La boue le boulevard

Entre deux dents des trous noirs

Des caries l’une raconte l’autre enregistre

A la périphérie

Accoutrement sinistre

Se poser attendre réfléchir créer

Une façade lignée comme un cahier

Noter cela

Les murs tout droits

Les bâtiments aigris

Et le courant revêche qui s’enterre

La foi vocifère

En relief à l’envers

D’une phrase flouée la lumière fuit

Agace les vitres ennuyées

Gratter l’œil la pierre pour s’en défaire

La carapace des toits

Compter cela les cailloux dans l’estomac