Arrêt sur images

« Lorsque la conscience fait l’objet d’une exploitation industrielle systématique, l’amour de soi est détruit. »

« Une image n’atteint le spectateur que dans la mesure où il la projette, c’est-à-dire où il l’attend. Et pourtant, pour qu’il s’en trouve affecté, l’image qu’il attend doit le surprendre, c’est-à-dire être pour lui inattendue… »

Bernard Stiegler, De la misère symbolique.

Irais-je jusqu’à prétendre que la télévision ne devient intéressante qu’à partir du moment où on la voit sans la regarder ? N’étant plus abonnée au câble depuis des années, je ne peux me prévaloir d’un rapport direct avec ce média, sans pour autant lui être totalement étrangère. Il subsiste un attachement qui remonte à l’enfance et à l’adolescence, mais cette relation lointaine et, à l’époque déjà limitée, n’a pas valeur de culture télévisuelle. Par contre, pour nuancer, mon temps de cerveau disponible a fâcheusement tendance à s’évider devant un écran d’ordinateur… Justement, l’un mis dans l’autre résulte en une certaine addiction, comparable, j’imagine, à celle qu’induit un usage intensif de la télévision, pour un site – c’est un comble – consacré à la critique des médias. Il s’agit d’Arrêt sur images, autrefois diffusé à la télévision, sur la Cinq, et transféré sur le net après suppression en 2007.

Fondé par Daniel Schneidermann, Arrêt sur images propose une relecture régulière des discours qui « font » l’actualité (des médias français essentiellement) : photos, reportages, documentaires, articles, interviews, etc. Ces analyses prennent la forme d’articles quotidiens et d’émissions hebdomadaires, dont la principale, Arrêt sur images, est dirigée par Daniel Schneidermann en personne. L’avantage d’une diffusion internet est qu’elle n’est pas tributaire d’un horaire, les archives restant bien sûr toujours disponibles.

Il s’agit donc d’un débat centré sur un sujet d’actualité. Subtilité : on ne discute pas de l’information en tant que telle, mais de la façon dont elle est rapportée par les médias. Quelques exemples récents : twitter  comme première source d’information des journalistes lors des émeutes qui ont succédé  à l’élection d’Ahmadinejad en Iran ; les critiques adressées à Yann Arthus-Bertrand quant au financement de son documentaire Home par le groupe Pinault Printemps Redoute ; le trucage des photos de presse suite au prix Paris Match récompensant un faux reportage vrai canular d’étudiants. Je garde en mémoire la venue d’Alain Finkielkraut, invité à défendre son rejet radical d’internet. A noter la qualité des commentaires sur le forum qui, après ce mémorable affrontement, ont généré un passionnant décorticage du discours même de Finkielfraut. En effet, le philosophe s’ingénie à se référer, dans sa critique d’internet, à la « raréfaction du discours » telle que l’a théorisée Foucault. Un internaute s’applique à démontrer l’abus que représente cet argument en ce qu’il contredit fondamentalement la démarche intellectuelle de son auteur.  La dynamique du forum reflète celle du débat.

Il y aurait énormément à dire sur ces émissions, toujours très riches, brillamment menées par Daniel Schneidermann, qui, cordial et décontracté, malicieux, caustique, grave, drôle, apparaît comme ce qu’un homme de « télévision » peut offrir de mieux en matière d’élégance intellectuelle. Surtout, c’est là un travail sur les contenus, les discours, les images – indispensable aujourd’hui pour décrypter le monde tel qu’on nous le présente, affiner le regard que l’on porte ensuite sur l’information. A une moindre échelle, la version écrite du site propose des compte-rendus critiques d’articles de presse qui comparent, analysent, ironisent (par exemple l’interview de Frédéric Mitterand parue dans Match : un régal de connivence entre média et politique). Je serais presque tentée de dire qu’Arrêt sur image fait seulement du vrai travail de journaliste. A côté de l’émission principale s’en trouvent deux autres, de mon point de vue moins intéressantes. La ligne jaune : présenté par Guy Birenbaum, le programme sonde « la ligne jaune (mince) entre le dicible et l’indicible, entre le solide et l’invérifié, entre le lieu commun et le tabou.». La qualité ici dépend du thème, des invités…  Enfin une émission littéraire, Dans le texte, sur laquelle je ne me prononce pas. Invités exceptionnels (je pense à Pierre Michon) mais présentatrice insupportable (avis personnel).

Arrêt sur images est certes un site payant (3 euros/mois ou 30 euros/an, 12 euros pour les étudiants et les précaires) : c’est très bien. En parlant de médias subordonnés au pouvoir (sous toutes ses formes), les sites payants comme celui-ci, ou encore Médiapart (Edwy Plenel), sont la garantie d’une information indépendante. Pas d’annonceurs à satisfaire, pas d’autocensure pour devancer l’ire des politiques. Et un contenu réellement à la hauteur.

Le site d’Arrêt sur images.

Ethique et art contemporain

Un sujet que j’aurais préféré ne pas évoquer ici, pour ne pas jouer le jeu du scandale, et parce que cela m’attriste, que cela m’écœure. En parler revient à nourrir des discours vains sur la cruauté et  à gloser sur des comportements  somme toute exceptionnels, hors norme – et par conséquent d’une seule voix condamnés. L’article du Monde qui m’a révélé cette histoire choquante m’a mise en colère pour une autre raison : le journaliste s’y montre à ce point naïf et mal informé, qu’il finit par faire de grossiers amalgames, mélangeant critiques et idéologies, valeur artistique et valeur marchande, traumatisme personnel et sadisme (je sais, cette énumération est incohérente mais elle reflète très exactement le contenu de l’article). Enfin je veux pas en dire plus, c’était dans le Monde, c’était inepte. Aujourd’hui, en ouvrant le blog de Libération 24 heures philo, je découvre, par hasard sur le même sujet, un billet de François Noudelmann (qui anime également Les vendredis de la philosophie sur France Culture, émission hautement recommandable). Et vraiment je suis éblouie. En quelques paragraphes d’une clarté irréprochable, le philosophe parvient à démonter toute l’entreprise, et plus loin cette tendance  qui consiste  à confondre art et provocation, engagement authentique et autopromotion. C’est-à-dire à croire sans discernement tout ce qu’une personne médiatique peut proférer  pour attirer l’attention .

Les faits. Adel Abdessemed, artiste français apparemment bien vu / bien coté, monte une exposition de vidéos où on peut le voir mettre à mort une série d’animaux (chien, cheval, chèvre, faon..) à coups de masse. Comme il se doit, les associations de protection des animaux portent plainte, en vain : le sacrifice s’est fait dans le bon droit, en toute légalité, au Mexique, pays où cette pratique est apparemment autorisée. Le scandale mousse comme il se doit et les salles d’exposition se remplissent. Ah oui, j’oubliais  :  par son carnage,  Adel Abdessemed veut dénoncer l’hypocrisie des mangeurs de viande qui ne veulent pas mettre le nez dans les abattoirs. Pour autant, l’artiste n’est ni un défenseur des animaux (on s’en réjouit) ni même végétarien. Trop facile. Quant à sa démarche, c’est un mélange assez régressif entre tartuferie et loi du talion. Surtout : les victimes le sont doublement.

Passons à ce qui m’intéresse vraiment : l’éthique. Voici quelques extraits du papier de François Noudelmann, dont je vous conseille vivement la lecture complète.

« L’histoire de l’art est faite de provocations fécondes. Mais la provocation « morale » est un genre moins esthétique que social et ses ressorts ne se limitent pas à la transgression des codes. Très souvent l’immoral n’est que l’envers de la morale : la défense de meilleures valeurs s’y cache sous couvert d’anticonformisme. La provocation morale en art recèle trop souvent la moraline. Et surtout elle se contente du premier degré de la réaction, recherchant la « bonne mauvaise conscience » des choqués.

« Si l’artiste avait eu un peu de courage, il serait allé dans les abattoirs, il aurait forcé les lieux interdits au public et aux caméras. Mais non, prudent, il est allé au Mexique où la loi autorise l’abattage à demeure, ce qui permet au filmeur d’échapper à tout procès. Un artiste, à ce compte-là, pourra exhiber dans les musées européens l’excision d’une petite fille en Afrique de l’Ouest, pour le plaisir et l’effroi du spectateur occidental. Certes l’art contemporain, après des décennies d’abstraction et d’intellectualité, a réinvesti le pathos. Mais l’affect a des complexités, des subtilités qu’ignore ce rapport immédiat à la chose. »

(…)

« Le spectacle de la peine de mort donnait autrefois de telles émotions. Le généreux Camus croyait favoriser son abolition en obligeant les défenseurs de la guillotine à assister à cette abomination. Le moraliste ignorait qu’elle attire les foules et il fallait un psychanalyste tel que Lacan pour observer qu’un meurtre commis par un individu lève un interdit et appelle une répétition. Il expliquait ainsi que le crime des sœurs Papin, accompagné de cruautés, avait suscité une forte émotion collective moins par son horreur que par le déclenchement d’un désir de mort partagé par tous et incarné par l’institution judiciaire. »

L’art au marteau : un coup de massue pour les animaux, François Noudelman.

Ni voir ni savoir

Le titre de ce billet, ni voir ni savoir, c’est à moi-même que je l’adresse en premier lieu. Impossible de regarder, difficile d’entendre les bruits, le texte, enfin j’avoue que je vais essayer de décrire un documentaire que j’ai subi, en grande partie, les yeux détournés de l’écran. Pourquoi regarder cela, ces choses lues et relues jour après jour, pourquoi me les mettre en tête,  les graver dans ma mémoire visuelle jusqu’à la nausée ? Une idée simple, sans doute fausse, mais obstinée, que, pour être en droit d’en parler, d’attirer l’attention, je dois passer par là. Cela se résume à une alternative : être une végétarienne discrète et tranquille, ne pas faire de vagues, se taire voire s’excuser quand on dérange l’ordonnance des repas, ou bien prendre conscience que le fait de ne pas consommer de viande est encore très loin du compte, à la limite,  inutile, qu’il faut encore s’informer, pousser plus loin les questions et l’investissement personnel. Aussi perturbant qu’il soit, le documentaire Earthlings me pose directement une question : qu’est-ce que tu peux faire, toi, à ta petite échelle insignifiante, pour réagir contre ça ?

D’abord l’explicitation du titre : earthlings signifie terriens. Une brève introduction trace les grandes lignes du spécisme (déjà évoquées ici) : « Le spécisme est à l’espèce ce que le racisme et le sexisme sont respectivement à la race et au sexe : la volonté de ne pas prendre en compte (ou de moins prendre en compte) les intérêts de certains au bénéfice d’autres, en prétextant des différences réelles ou imaginaires mais toujours dépourvues de lien logique avec ce qu’elles sont censées justifier. En pratique, le spécisme est l’idéologie qui justifie et impose l’exploitation et l’utilisation des animaux par les humains de manières qui ne seraient pas acceptées si les victimes étaient humaines. » (définition empruntée aux Cahiers Antispécistes). Ici, le documentaire , sur base d’une célèbre citation d’Isaac Bashevis Singer, dresse un parallèle, (voir aussi Un éternel Treblinka, de Charles Patterson), entre élevage industriel et camps de concentration ; autant dire que même au sein des groupes de D.A., cette vision extrême (et surtout très politiquement incorrecte) ne fait pas l’unanimité. Sans rentrer dans le débat, je note néanmoins que l’analogie se fonde sur la parole même des survivants, pour la plupart devenus végétariens après la Shoah, et d’autre part qu’elle a le mérite d’évacuer une fois pour toutes cette abominable rumeur sur le soi-disant végétarisme d’Hitler, pur produit de la propagande nazie,  d’une inexplicable longévité. Ceci dit, il vrai que l’un et l’autre ne sont pas comparables, à la fois qualitativement et quantitativement, dans la mesure où tuer un animal reste « moralement » acceptable (comprendre ici morale comme justification d’un état de faits), et que le chiffre des animaux tués-torturés se mesure en… milliard de milliards… La colère soulevée par cette comparaison met en évidence un point sensible dans la critique de l’antispécisme : reconnaître des droits moraux aux animaux reviendrait à remettre en question la primauté morale de l’humanité (thèse de Luc Ferry et co.). Pourquoi l’humanité devrait-elle se définir par un droit de vie et de mort sur les autres êtres vivants ? La puissance ne vient-elle pas avec un surcroît de responsabilité ? En d’autre termes, l’être humain n’a-t-il pas avant tout le devoir de protéger les animaux qu’il domine, plutôt que de les utiliser, de les objectiver ?

En ce qui concerne le noyau central d’Earthlings, je serai aussi brève que possible : le documentaire peut être visionné librement sur internet, et, pour ma part, je ne désire pas me lancer dans une cruelle énumération de scènes violentes. La démonstration se divise en cinq chapitres : 1/ animaux de compagnie (comment ils sont fabriqués, commercialisés, consommés, surproduits, abandonnés, euthanasiés ou gazés, lorsque leur nombre excède la capacité d’accueil des refuges) : 2/ élevage et abattage (comment ils sont produits, marqués, mutilés, médicamentés, entreposés, transportés et abattus dans une chaîne de souffrance banalisée et légale), pêche (c’est à tort que l’on pense que les poissons souffrent moins que les mammifères : en réalité, leur système nerveux est encore plus sensible que ceux des autres espèces); 3/ vêtements (où l’on apprend que le cuir bon marché provient de vaches exportées d’Inde – où leur exploitation est interdite – dans des conditions inimaginables. Oui toutes ces chaussures, ceintures et vestes vendues à bas prix ne sont même pas un sous-produit de notre industrie carnée!), fourrures (aucune loi pour réguler l’abattage de ces animaux-là. Résultat : des méthodes bon-marché excessivement barbares); 4/ divertissement (rodéos, corridas, cirques et chasse); 5/ science (où comment la croyance aberrante que le corps des animaux va réagir à la maladie et aux traitements comme un corps humain  justifie des séances de torture inimaginables, sans anesthésie, parfois même complètement futiles, voire immorales comme tout ce qui relève de l’expérimentation militaire). Tout ceci est loin d’être exhaustif… De nombreuses séquences ont été filmées en caméra cachée, méthode discutable et, à voir le résultat, nécessaire. On ne peut pas continuer à cacher cette face-là du monde, et à rendre l’humanité entière complice de crimes qu’elle désapprouverait sans aucun doute si elle les avait sous les yeux. Il faut trouver le courage de voir cela, que l’on soit d’accord ou non avec la position antispéciste qu’il sous-tend.

D’un point de vue critique, ai-je quelque chose à dire contre ce documentaire? On peut facilement mettre en doute mon objectivité, autant que celle des auteurs du travail. Tous des végétariens! Texte lu par Joachim Phoenix, musique de Moby… le gratin vegan américain ! Sur internet, un spectateur dégoûté prétend que ce travail ne convaincra personne, à cause de sa trop grande violence et du fait qu’il ne s’équilibre pas d’un discours sur « tout ce que l’homme fait de bien pour les animaux ». Sur la violence, je ne me prononce pas : c’est certainement une façon monstrueuse de prendre connaissance de l’exploitation animale, mais n’est-elle pas la seule efficace ? Qui va lire les livres, les articles, les rapports ? Ça prend du temps, c’est fastidieux… Voilà comment on communique aujourd’hui, on montre, on envoie le sang, les preuves matérielles et visuelles! Concernant le deuxième reproche, eh bien s’il fallait montrer « ces choses positives » (la D.A.), on verrait une petite minorité d’activistes tenter de contrer la grosse majorité de personnes qui, sous prétexte de s’occuper avant tout du bien être de l’humanité, veille en premier lieu à ses intérêts économiques. Pour un animal sauvé, combien finissent saignés, battus, mutilés, éviscérés, gazés ? Non, mon reproche vis-à-vis de Earthlings vise le manque d’informations sur les alternatives. Je sais que beaucoup croient encore que tout cela est nécessaire, pour la science, la santé,… Plus du tout!  Si l’homme, il y a bien longtemps, a eu besoin de chasser pour se nourrir, aujourd’hui on s’alimente mieux en ne consommant pas de viande. Pour la science aussi, les alternatives existent et méritent qu’on leur consacre l’énergie qui se perd, actuellement, à produire des animaux de laboratoire. Ce sont les tests dits « cliniques », rendus obligatoires en Europe pour la production de cosmétiques. Ironiquement, l’exploitation massive des animaux se retourne bel et bien contre l’homme : maladies, pollution, épidémies…  Par contre, j’apprécie que le documentaire ne fasse pas de distinction entre cruauté extrême, inacceptable (chasse à la baleine, dauphins, corridas, fourrure) et cruauté ordinaire, banale, acceptée (viande et vêtements). Car ce n’est pas l’une ou l’autre défaillance particulière qu’il faut dénoncer, mais un système d’exploitation. N’y a-t-il pas une disproportion monstrueuse entre le plaisir et le confort que nous procure l’exploitation des animaux, et l’ampleur de leur souffrance ? Ni voir ni savoir, c’est déjà  inconsciemment refuser cette barbarie.

A voir sur internet : Earthlings, Shaun Monson (2005)

Merci à Belitapol d’avoir attiré mon attention sur ce film.

Une vérité qui dérange… encore plus…

D’un côté : la viande ; de l’autre : l’animal. Entre les deux : un vide. Croire qu’un abattage dit « humain » est, sinon effectif, du moins possible, normalise la consommation de la viande. Souscrire à une viande sans souffrance.

Lire le rapport de One Voice sur l’abattage des animaux (lien), résultat d’une enquête menée pendant un an, dans des abattoirs conformes à la législation.

Je sais d’avance que vous n’allez pas même cliquer sur le lien. Pourquoi ? Pour laisser ce vide sanitaire entre l’animal et la viande, ce vide salutaire. Moi aussi j’ai la main qui tremble quand je découvre ces informations. S’il est difficile, pour moi, de lire certaines vérités, refuser de savoir m’est encore plus insupportable.

Constater que bien souvent, les protéines végétales coûtent plus cher que la viande. Dix euros le kilo pour le tofu contre quelques six euros pour la viande. Pourquoi ? Les subventions. Qui entretiennent une industrie polluante, une aberration économique, écologique et nutritionnelle. Des exploitations, qui, pour être rentables, doivent fonctionner à plein régime. Un abattage à la chaîne matériellement incompatible avec un abattage « humain ». Surtout ne pas s’imaginer que les hommes et les femmes qui travaillent dans ces abattoirs ne soient pas profondément affectés par leur tâche. Ne pas croire qu’il existe des abattoirs particuliers pour la  filière biologique : à la fin, tous les animaux se retrouvent. Et souffrent. S’ils n’ont pas notre « intelligence », leur système nerveux est souvent bien plus développé que le nôtre.

Extrait:

« En septembre 2008, la Commission Européenne a annoncé que les méthodes d’étourdissement dont les inconvénients pour les animaux sont reconnus et / ou que les scientifiques considèrent comme pénibles pour les animaux continueront d’être utilisées en raison de l’absence d’alternatives pratiques dans les conditions commerciales. »

Derrière les portes des abattoirs de France…

A voir : Notre pain quotidien, de Nikolaus Geyrhalter

et We feed the world, de Erwin Wagenhofer

La femme fatale vieillit mal

Rita Hayworth dans Gilda

Louise Bourgoin dans La fille de Monaco

Oubliez l’élégance, la grâce, la voix profonde légèrement rauque, les gants longuement sensuellement déshabillés, le regard, le non-dit, le chant fragile dans le souffle, la chevelure d’ombre et de lumière, le trouble. Aujourd’hui elle rit à gorge déployée, hurle ses ritournelles, dévore les mots comme les chewing-gums, bouche grand ouverte dents étincelantes. Elle aime les couleurs criardes, les tissus synthétiques et les coupes minimalistes, son corps est à tous sans pudeur, sexuel non sensuel, sans mystère étrangement –  vide. Les hommes  ne changent pas, toujours encostumés désemparés  cryptohomosexués, juste un peu plus diminués. Depuis Carmen, c’est une histoire qui n’a d’intelligence que par son incarnation. Signe des temps, image sans désir – la femme fatale vieillit mal.

Gilda, de Charles Vidor (1946)

La fille de Monaco, d’Anne Fontaine (2008)

Esthétique de la violence

Edit 18/02/10 – ayant enfin vu le film, j’hésite à conserver ce billet… rien de ce que dénonce Kaganski ne me semble s’appliquer au travail remarquable de Steve McQueen, « Hunger » est certes un film dur, puissant, mais profondément sobre, intègre et, contrairement à ce que prétend le journaliste des Inrock, dénué de tout pathos. Quasiment muet de la première partie à la conclusion,  entaillé en son milieu par une longue conversation en plan-séquence entre un prêtre et Bobby Sands, le film sollicite moins l’empathie que le jugement. Il faut ouvrir grand les yeux, s’écarquiller, convoyer jusqu’au bout l’agonie, les lambeaux de vie se détachant un à un, endurer la durée, suivre cette injonction sans attendre de soulagement –  tout cela va bien au-delà de l’émotion, on ne peut pas s’exposer à ces images et être simplement touché, on est partie prenante, ici-maintenant, vieille histoire ou actualité ça revient au même, on sait que ça continue,  en d’autres lieux, sous d’autres formes, cette faim devient ma faim, m’interpelle, creuse ma responsabilité, si je prends ça en pleine face, la question se retourne contre moi.

// pour un compte-rendu détaillé, pertinent du film, voir le texte de  Comment c’est.

***

la suite, à titre indicatif:

Voici l’ironie de la critique, du commentaire : la confrontation entre le désir de voir un film et la lecture d’une critique négative, pertinente, argumentée, qui m’en décourage tout aussitôt.  A propos de Hunger de Steve McQueen, je lis dans les Inrock ce papier signé Serge Kaganski, dont je cite un extrait:

« Ensuite, on a l’impression que l’auteur ne fait pas confiance au spectateur en lui enfonçant son message au pilon identificateur. Gros plans sur des corps tuméfiés et des visages en souffrance, caméra n’esquivant aucune humeur corporelle (…), bande-son riche en râles, cris, silences pesants, mise en scène sulpicienne dans les séquences de la grève de la faim qui ne nous épargne aucune dégradation physique, aucune posture christique (…). Méthode de mise en scène contestable qui rappelle certains films de Michael Haneke, et qui consiste à mettre un réel talent formaliste au service d’une secousse culpabilisante du spectateur. Méthode tartufienne de pornographe puritain : dénonçons ces brutalités que je me complais à filmer sous tous les angles. Méthode politique tout aussi contestable qui consiste à sensibiliser le public par l’émotion, le sensationnalisme et la compassion plutôt que par la complexité d’un récit et l’analyse des mécanismes et des rapports de force qui aboutissent à de telles situations. » Serge Kaganski, Les Inrockuptibles n°678.

Jacques Rivette, De l’abjection, paru dans les Cahiers du Cinéma n°120, juin 1961: « le cinéaste juge ce qu’il montre, et est jugé par la façon dont il le montre. »

Elle ne parle pas. Elle coïncide.

A propos de Schönberg, Berg, Varèse, Bartok…

Pour les uns, la convocation de ces quatre compositeurs, tableau métonymique de la musique moderne, est une séduisante sollicitation. Pour les autres, cette concordance de personnes  se substitue, avec un effet nettement antagoniste, à celle qui, attendue, nécessaire, sous-tend leur goût musical.

C’est que la désagrégation de la tonalité, initiée bien avant Schönberg au vingtième siècle, mais théorisée par lui, creusée encore, approfondie, augmentée par ses élèves et successeurs, voire ensuite contredite et critiquée, continue à partager le public de musique dite « classique ». Paradoxalement, cette secousse dans l’harmonie a permis un retour au fondement de la musique. Car davantage qu’un arrangement fluide de mélodies, dont les phrases, limpides et chantantes, s’agrègent facilement à la mémoire, la musique est, par excellence, l’art de l’abstraction. Et ce qu’elle exprime ne peut être traduit en aucun autre langage. Toutes ces mélodies, dont on peut tracer les contours, toucher presque sensuellement la matière languide, ne finissent-elles pas par ressembler à du dessin, de l’architecture, du sentiment – à tout, sauf à de la musique, qui, elle, ne ressemble à rien ? Ces dissonances que l’on croit percevoir à l’écoute d’oeuvres nouvelles, loin de nous éloigner de nous-mêmes, de notre sensibilité, nous en rapproche au contraire de la façon la plus noble, concentrant l’attention sur les régions inaccessibles de l’être, que la pensée même ne peut atteindre. Certes, ces compositeurs n’opèrent pas au hasard. Ils recherchent sans cesse de nouveaux principes, inspirés par les sciences ou la philosophie, à l’extérieur comme à l’intérieur de la sonorité. Pour autant, si ces rouages ne sont pas dénués d’intérêt, ils n’en sont pas moins accessoires quand il s’agit d’apprécier la musique pure. Pour ce qu’elle offre, elle exige un engagement élevé de la part de l’auditeur. A ce prix, il n’y aura ni rêverie ni pensées concrètes, mais un voyage étonnant dont on ne dira pas un mot.

Concert au Palais des Beaux Arts, samedi 08/11/08 : Bamberger Symphoniker sous la direction de  Jonathan Nott, avec Pierre-Laurent Aimard (piano)

Les œuvres jouées seront :

–          Schönberg : 3 klavierstücke op. 11

–          Berg : 3 orchesterstücke op. 6

–          Varèse : Octandre

–          Bartok : concerto pour piano n°1

Liens utiles :

–          Site du Palais des Beaux Arts, références du concert.

–          Schönberg (1874-1951) à la médiathèque

–          Varèse (1883-1965) à la médiathèque

–          Berg (1885-1935) à la médiathèque

–          Bartok (1881-1945) à la médiathèque

–          Pierre-Laurent Aimard à la médiathèque

Tarkovski et l’irreprésentable

L’œuvre d’art véritable déborde son commentaire ; elle se tient en retrait, à la périphérie de l’exégèse : son double, ressemblant mais incomplet, siège au cœur des discours,  alimente la fièvre et la complexité ; intacte, elle continue à se donner silencieusement à cette partie de l’être qui la reçoit, et la comprend, sans un mot. Entre ce qu’elle dit et ce qui est dit, l’écart est infini mais non regrettable. Il comporte deux temps successifs, celui du vécu et celui de la pensée, dont le premier, bien que de nature irréductible au second, connaît pourtant grâce à lui une seconde vie,  dont il absorbe la densité, la force persuasive, pour gagner en durée ce qu’il perd en authenticité.

Ce principe, Andreï Tarkovski – qui était autant philosophe que cinéaste – l’a intégré à la substance même de ses films. La vie en tant que telle, le cinéma et les interprétations dont il fait l’objet, existent, mais séparés, ils ne se reflètent pas et se réfèrent l’un à l’autre sans se représenter. Cette théorie induit un langage spécifique, qui reprend les mécanismes du réel pour produire des images vraies, et non des symboles. Le film se construit comme un rêve – un rêve nocturne, que l’on vit, sans rapport avec celui auquel on se livre consciemment lorsqu’on imagine, que l’on  arrange les choses selon son désir. Les images paraissent étranges, vacillantes, et simultanément familières, intimes. Elles nous bouleversent, nous font mal, inexplicablement. Interpréter, c’est tenter de substituer au sentiment, ou à la sensation, un commentaire qui, prétendant contenir l’essentiel de l’oeuvre, la sacrifie à la rationalisation. La forme prophétique, les abstractions, la lenteur, la densité de chaque plan : tout n’est que tentation herméneutique. Or, les explications, quelque pertinentes, quelque fascinantes qu’elles soient, ne renvoient qu’aux caractères extérieurs du film.

« Que le projet s’accomplisse. Qu’ils se fient à ce qu’ils voient. Et qu’ils s’amusent à découvrir leurs passions. Ce qu’ils nomment ainsi en réalité n’a rien à voir avec l’énergie de l’âme, ce n’est que le produit de son frottement contre le monde matériel. » (Stalker)

Photographies : Stalker, Le Sacrifice, L’Enfance d’Ivan.

Ethique et cinéma

Il est assez stupéfiant de constater que, au nom de l' »Art » ou, plus spécifiquement, pour les besoins du cinéma, certains réalisateurs se permettent une cruauté que rien, sinon leurs propres penchants,  ne justifie. Une douteuse théorie, esthétique ou philosophique, devient prétexte à l’épanchement de ce que je ne qualifierais pas autrement que pur sadisme. Les exemples sont nombreux, célèbres : Kubrick pousse à bout Shelley Duvall, dans Shining, pour obtenir d’elle l’effroi qu’il souhaite ; Hitchcock fait de même avec ses actrices féminines (Tippi Heddren, Les Oiseaux), tout comme Lars Von Trier (exemple célèbre de Björk dans Dancer in the Dark) ; dans un autre registre, Francis Ford Coppola met le feu à une forêt birmane pour Apocalypse Now, Antonioni en fait repeindre une autre en gris pour Désert Rouge ; et, enfin,  chose plus courante qu’on ne le croit, quelques cinéastes (Lars Von Trier, Haneke, Zaïmeche, Coppola…) n’hésitent pas à maltraiter des animaux,  sur le tournage, à les mettre à mort.

L’indispensable législation, qui nous vaut cette phrase rassurante, dans le générique de fin, Aucun mal n’a été fait aux animaux… n’est pas du tout universelle ;  elle relève du droit national. Dès lors, en regardant un film européen ou sud-américain, on a toutes les raisons de soupçonner que les séquences violentes que l’on nous soumet, ont réellement eu lieu.

Un artiste a-t-il tous les droits?  Que tel ou tel écrivain, peintre, cinéaste… soit une ordure, peut ne pas influer sur le jugement que l’on porte sur son œuvre – enfin c’est un autre débat. Mais je voudrais insister sur un point : lorsque l’acte problématique intervient dans le processus même de création, le spectateur en  devient lui-même otage. La responsabilité morale de chacun est engagée dans tout ce qu’il consomme et apprécie.  C’est valable pour le cinéma. Peut-on abstraire la valeur d’un film de la façon dont il a été conçu ? Non, c’est impossible.

Amoral, l’Art ? Certes – mais, une fois de plus, il faut distinguer l’œuvre et sa conception. En particulier pour le cinéma, qui joue concrètement avec le réel. Au fait, n’est-il pas, avant tout, l’art de la suggestion ? A-t-on jamais tué un homme pour les besoins d’un film policier ? Évidemment, les animaux, c’est autre chose, on les mange bien, non ? Eh bien justement, la consommation de viande n’a rien à voir avec la représentation non simulée de la souffrance animale sur écran : inutile, gratuite, facile à contourner. De la part des réalisateurs qui s’y adonnent, je ne vois donc que complaisance et cruauté malsaine.

Je n’ai pas envie de dresser la liste exhaustive, façon liste noire, des réalisateurs que j’incrimine. Je tiens seulement à signaler que ces réflexions m’ont été inspirées par des recherches sur Carlos Reygadas, auteur entre autre de Japon, où l’on peut se régaler de l’étouffement d’un oiseau, entendre l’égorgement d’un cochon, assister à une joyeuse et conviviale séance de torture sur un chiot, et contempler le cadavre d’une biche, exposant ses viscères. Ce réalisateur mexicain, diplomé en droit (et droit international des conflits) est un lecteur de Kant, de La Critique de la Raison Pure ; il n’empêche, filmer crûment ces maltraitances  sur les animaux ne lui pose aucun problème moral. Ailleurs, il déclare  ne vouloir montrer que « les visions de son imaginaire » mais, un peu plus loin, se prétend cinéaste « réaliste », ajoutant « la plupart des gens que vous croisez dans la rue sont moches. » Belle ironie, cette réputation de cinéaste mystique , due probablement à la profondeur de l’ennui que l’on éprouve en regardant ses films, surtout le dernier, Lumière Silencieuse, qui cite Dreyer, sans naturellement y comprendre quoi que ce soit.

Penser par autrui

C’est en écoutant l’enregistrement d’un Commentaire des Vendredis de la Philosophie, que je me suis arrêtée sur ces paroles, prononcées par Raphaël Enthoven.

« Les philosophies ne sont pas des points de vue, mais des points de vie ; des lieux, des affects d’où la pensée s’épanouit. Chaque philosophe est un cataclysme nouveau, un caractère nouveau, un système ou un anti-système qui porte avec lui tout un monde inédit, limpide ou jargonnant, susbtil, partial, total, fragmentaire, inachevé.

Peu de disciplines donnent autant que la musique ou la philosophie, le sentiment de la différence entre les êtres. Du coup, toute coïncidence est un miracle. Quand on lit de la philosophie, quand on passe des journées entières d’un système à l’autre, aucune expérience n’est aussi émouvante et donc instructive que celle d’une communauté d’intuition entre deux penseurs, en particulier quand ceux-ci ne l’admettent pas. Nietzsche et Jankelevitch, par exemple, ces jumeaux qui s’ignorent et dont le second déteste le premier, ont évidemment le même goût de l’innocence et de la musique. Montaigne de son côté, est une belle âme qui se prend pour un corps. Pascal quant à lui, est un cerveau puissant qui se prend pour une âme. Mais l’un et l’autre s’entendent à remettre l’homme à sa place et l’un et l’autre savent que l’on peut avoir la tête qui tourne même quand on a la raison pour soi.

La philosophie est pacifique. A la fin d’une vérité, elle envisage la vérité d’en face, ou d’à côté.

La philosophie résonne. Les penseurs sont des échos philosophants qui se répètent et se contredisent selon l’humeur, ou l’époque. Ce n’est donc pas quand on s’oppose, mais quand on épouse, qu’on pense. Rien n’est plus ridicule que l’affrontement sempiternel de deux visions du monde.

Si Michel de Montaigne est seul de son camp, c’est qu’il accepte tout, qu’il peut tout entendre.

Personne ne pense mieux ni plus singulièrement que l’homme qui pille plus qu’il ne conteste les paroles et les livres qui le précèdent. Penser par soi-même est, dit-on en général, la grande récompense de l’ascèse philosophique. Peut-être. Mais penser par soi-même c’est surtout le chemin le plus sûr pour penser à la fois tout seul et comme tout le monde. C’est une autre affaire, en revenche, bien plus difficile, plus amusante, plus drôle, plus intelligente enfin, de penser par autrui. »

Je ne finirai jamais de m’extasier sur les émissions de France Culture et, en particulier, sur celles que produit Raphaël Enthoven. Souvent, j’écoute les Nouveaux Chemins de la Connaissance. Il possède cette qualité rare de caresser le texte, philosophie ou littérature, comme une matière vivante, mieux, comme la vie même, vibrante, féconde, généreuse. Il propose un assortiment de citations, toujours judicieusement choisies, que l’on découvre différemment lues à haute voix, éclairées, accentuées, modulées, interprétées, goûtées, débarrassées de l’arrière fond bourdonnant que sont nos pensées, lorsqu’on lit en soi et que les phrases d’autrui font concurrence à notre rêve intérieur. Enfin, avec ses invités, il offre  un commentaire qui épanouit le livre, tourné vers l’extérieur, parfois inattendu, parfois inespéré, grâce auxquel on s’aperçoit que l’idée n’est pas cette pauvre chose morte ou figée que l’on croit, mais un organisme palpitant, qui n’attend que notre attention pour se manifester, se laisser comprendre, s’exposer, se transformer.

Les Vendredis de la Philosophie, Montaigne : La voie du milieu – HD3850

(Les photographies, comme toutes celles de ‘Ici et ailleurs‘, sont de Vincent.)