Ces deux côtés de la question (la force de marcher à jamais et de se perdre).

.

« Elle se laissait porter, et elle sentit alors pourquoi elle avait voulu venir seule. Personne au monde n’aurait pu partager suffisamment son état ; aucun lien n’eût été assez étroit pour permettre à un pas de s’unir au sien sans quelque différence. Elle sentait vraiment, dans cette première ivresse, que ses seuls amis seraient tous les êtres qui l’entouraient, stimulants par leur impersonnalité même, et son seul domaine l’immensité grise. L’immensité grise était soudain devenue son élément ; l’immensité grise était ce que son remarquable ami avait introduit dans sa vie, et le visage que revêtit alors fatalement cet ordre de « vivre », qu’il lui avait donné, de vivre parce qu’elle choisissait, parce qu’elle voulait vivre. Elle marchait droit devant elle, sans faiblesse, avec force ; et elle se sentait, tout en poursuivant sa route, plus heureuse encore d’être seule, car personne n’eût consenti à la suivre dans sa course impétueuse.

Ses paroles avaient été l’élan final, la nuance qui la laissait en proie à des sentiments divers, amalgame étrange qui lui faisait éprouver en même temps ce qu’elle avait perdu et ce qu’elle avait gagné. Tout en continuant à marcher à l’aventure, il lui semblait merveilleux que perte et gain se compensent ainsi ; il l’avait traitée comme si sa vie ne dépendait que d’elle ; mais on ne traitait ainsi les gens, semblait-il, que lorsqu’ils étaient en danger de mort. Le sentiment de sécurité qu’elle avait autrefois avait certes perdu à jamais son bel éclat ; elle l’avait laissé là, derrière elle, pour toujours. Mais on lui avait offert en échange l’idée séduisante d’une grande aventure, d’une expérience ou d’une lutte immense et vague à laquelle elle pourrait participer plus efficacement qu’autrefois.

Elle croyait déjà sentir cette arme sur ses épaules, si bien qu’elle avançait vraiment comme un soldat en marche – comme si, pour l’entraîner, on avait sonné la charge. Elle traversa des rues inconnues, des ruelles poussiéreuses, jonchées de détritus, resserrées entre de longues rangées de façades que n’effleurait jamais la lumière d’été ; elle se sentait la force de marcher à jamais et eût voulu se perdre ; et par moments, lorsqu’elle s’arrêtait à certains croisements pour choisir sa direction, elle mettait vraiment en pratique l’ordre qu’il lui avait donné de se réjouir de son activité. Une raison si neuve rendait le plaisir neuf ; elle affirmerait sans délais son choix, sa volonté ; cette prise de possession de tout ce qui l’entourait constituait, pour commencer, une belle affirmation ; peu lui importaient les alarmes.

Ses pas, il est vrai, soulevaient l’étonnement ; elle pouvait presque voir dans les yeux des passants le reflet de son image et de son allure. La grande question qui les angoissait tous dans cet affreux parc, qu’était-ce, sinon celle de vivre ? Ils pouvaient vivre, s’ils le voulaient ; c’est, comme à elle, ce qu’on leur avait dit ; et elle les voyait autour d’elle, sur des bancs, ruminant cette nouvelle, la reconnaissant comme une chose assez familière sous un aspect quelque peu différent, cette vieille vérité bénie qu’ils vivraient s’ils le pouvaient. Elle regarda de nouveau autour d’elle, à ses pieds, ses mélancoliques compagnons épars – quelques-uns si mélancoliques qu’ils étaient à plat ventre sur l’herbe, cherchant l’évasion, l’oubli, se terrant ; et elle comprit de nouveau, à leur vue, ces deux côtés de la question qui laissaient si peu de place au choix : le côté superficiellement plus frappant, d’après lequel, pour vivre, il fallait le vouloir ; et l’autre, plus tentant, plus insinuant, bref, irrésistible d’après lequel pour vivre, il fallait le pouvoir. »

Henry James, extrait-collage du Livre V, chapitre IV des « Ailes de la colombe » (citation non complète).

.

Photo : Le Miroir, Andreï Tarkovski.

– latences –

.

.

Vive en devenir est pensée

Mue par une visite décisive

A l’évidence d’une fenêtre refermée

Le par-delà

Recèle sa réponse

Vide ou latence – réduction

Consentement à l’emprise

Irrecevable – communion

.

Vive

Scission du pas

Scandant furtif le revenir

Tumulte des riens

Tantôt sourds qui s’empressent

Au verbe –  tantôt forfaits

En dérivent

.

Irascible errance

Qui chemine ose

Devenir autre – refuser –

D’une fenêtre privée

L’aveugle outrance

S’aggravant – vive en devenir –

La commune pensée se fend

.

Latences houleuses

Le par-delà jaillit

D’une fenêtre renfoncée

Vive entente est pensée

Contour qui s’infinit

.

De l’ambiguïté – Tomboy de Céline Sciamma

L’ambiguïté en annexant les contraires embarrasse les limites, et finit par les ronger. Son pouvoir de fascination tient à qu’elle complique les rapports simples. Si accueillante qu’elle paraisse, elle n’est jamais neutre mais délusoire, riche, entière, mais sans prise, ne s’ouvrant pas tant elle-même que résumant sa complexité en une surface miroitante. N’ayant ni forme ni état ni genre définis, ni même tout cela à la fois, l’ambiguïté divise, dérange, tend à faire le vide en elle et autour. Comble de confusion, en ce tout à la fois qu’elle désavoue aussi, il n’y a pas plus d’harmonie que de projet, c’est désespoir de son propre devenir. Souvent réduite aux crispations qu’elle génère, résistance passive décrite et décriée de l’extérieur, il faut presque en faire l’expérience pour entendre ce qu’elle a à dire. Ou plutôt : en prendre conscience, l’adopter comme regard sur soi. Partant, c’est ce que nous propose Céline Sciamma avec Tomboy, second film après Naissance des pieuvres. L’entrée en matière est une apparition, celle de Laure, âgée d’une dizaine d’années, qui, cheveux coupés court, chemisette, bermuda, gaillarde et d’une désinvolture très étudiée passe sans peine pour un garçon. Apparition n’est pas un vain mot : tant d’antagonismes réunis en un seul être produisent un effet saisissant. Dans cette chronique estivale qui a le bon goût de rester anodine (surtout pas exemplaire), l’ambiguïté circule et se diffuse, difficile de savoir si Laure la cristallise ou la propage. Peu importe, elle se présente sous son meilleur jour, pleine et sans drame sinon, nécessairement, celui de son devenir forcé. Face à un personnage aussi trouble, le spectateur connivent n’en est pas moins dubitatif : Laure est un de ces êtres secrets sur lesquels les interrogations s’irritent et les désirs s’exacerbent. Mais la présenter comme une transparence sur laquelle le monde viendrait se cogner pour voler en éclats reviendrait déjà à prendre parti, ce que Céline Sciamma évite judicieusement. C’est un réel où tout s’intervertit, dévie légèrement, semble vouloir donner raison à Laure. D’une certaine façon, elle est bien ancrée, elle correspond. Son naturel forcerait presque le réel à se contredire, c’est-à-dire à révéler son ambiguïté foncière.  Laure, rompue à l’analyse et intuitive, a le génie des situations. Ce n’est pas une asociale, une fille mal dans sa peau, un de ces personnages qu’un mûrissement précoce voile déjà d’aigreur. Au contraire. Tant qu’elle se donne comme elle le sent, vivacité, courage, intelligence, elle s’intègre merveilleusement. Il n’y a pas jusqu’à la forêt qui ne participe de cet état de grâce où chaque coup d’audace semble devoir être récompensé selon son mérite. Par la forêt, l’ambiguïté dit le vrai de la nature, mais à cette évidence s’en ajoute une autre, précieux raccourci : la forêt importe un imaginaire consacré, celui d’un lieu mouvant, terrain de jeu et jeu du terrain : matières qui s’absorbent et se rejettent, qui s’échangent et se différencient. Oui, la forêt donne accès à l’immédiat du conte, mais que l’on se rassure : Tomboy y puise bien davantage pour ne garder, du merveilleux enfantin, qu’un frémissement de mémoire.

Céline Sciamma a-t-elle délibérément rejeté l’équivalent français du mot tomboy pour titrer son film ? Il est certain que l’emploi de l’expression garçon manqué n’aurait pu qu’offusquer son propos. S’il s’agit par là de qualifier l’être d’une fille qui, par hasard – le hasard a ici toute son importance car il évacue d’emblée tout soupçon de posture, de revendication -, par hasard donc se fait passer pour un garçon, le manque, en l’occurrence, n’est pas en elle. On pourrait mettre ceci en parallèle avec la tradition japonaise, selon laquelle l’enfant, en deçà d’un certain âge, est comme un petit dieu. Il y a bien quelque chose de surnaturel chez Laure, d’irréductible à la science des hommes. Et c’est un excès. Son ambiguïté se traduit par un trop-plein. Elle est indépendante mais sociable, fille mais garçon, robuste mais frêle, crâneuse mais attentive, etc. Raison pour laquelle elle n’a pas plus de prise sur le monde qu’il n’en a sur elle. Sans doute est-ce à cet endroit que ça fait mal : Laure doit trouver le moyen d’exister pour autrui. Le manque est donc la conséquence de ce trop-plein, besoin de reconnaissance, de sortir de chez soi. Or le monde lui répond en lui demandant moins que ce qu’elle peut donner. Il n’y a que dans sa relation avec sa petite sœur que les choses sont plus ou moins équilibrées, parce qu’elles reposent sur des conventions entendues. Par ailleurs la complémentarité n’est pas souhaitable pour celle qui se complète trop bien, elle n’est pas découpée et calibrée comme ces pièces du puzzle que la petite sœur emboîte d’un air distrait. Elle, elle veut s’éprouver, se dépenser. Donner tout ce qu’elle a, tout ce qui bouillonne. Mais le don de soi réclame une forme. Il ne lui suffit pas d’être pour exister dans le regard des autres, il faut qu’elle se compose une identité. Qu’elle se réduise. Cela commence avec les parents, il faut mentir un peu. Franchi le seuil de la cellule familiale, il faut mentir un peu plus. Et avec l’amoureuse, mentir tout-à-fait. Ainsi Laure ne décide-t-elle pas de se faire passer pour un garçon, elle répond à l’interpellation d’une autre fille qui, l’apercevant pour la première fois, éblouie, lui attribue un genre selon son désir. Pour exister dans le regard d’autrui, Laure doit apprendre à répondre aux attentes, à les anticiper. Mais à cet âge, dans ce film, ce n’est pas si grave. Illustration par la petite sœur, laquelle saisit immédiatement l’opportunité que Laure devienne un grand frère, à admirer et à faire admirer. Ainsi, elle fait plus que s’accommoder d’une projection a priori fausse, en tout cas réductrice, elle y arrime ses propres fantasmes. Laure ment par omission, et cette mise en forme convient à tous, tant que le caché reste caché. Si, pour répondre au monde, Laure n’a pas d’autre choix que de se manquer à elle-même, c’est que l’ambiguïté, infiniment riche de sens, le permet. La réponse de Laure n’est pas seulement partielle, elle n’est qu’un semblant. Une robe accrochée à de hautes branches, un sourire énigmatique sont signes qu’elle ne s’y résout pas.

Céline SCIAMMA, « Tomboy », avec Zoé Héran, Jeanne Disson, Malonn Lévana, Sophie Cattani, Mathieu Demy. France, 2011 (durée : 84’)

Dans l’immédiat –

« J’ai pour me guérir du jugement des autres toute la distance qui me sépare de moi. » Antonin Artaud

.

.

Nous sommes toujours avec lui, proches. A tout moment, la nuit, à contrejour, avant, après, partout, où qu’il aille, brusque départ, détour, arrêt, ailleurs. Nous ne le quittons pas, présence continue, égale. Il est ici, ou là, nous sommes autour.

Je dis nous par principe : en théorie nous formons un cercle, et c’est cela qui nous lie : la forme. Il importe qu’il nous distingue, c’est notre espoir qu’il nous reconnaisse. Il en va du sentiment, de la qualité de notre relation. Il nous unit mais plus sûrement nous monte les uns contre les autres. Surtout, il nous décèle des discordes magnifiques, discordes que nous prenons à cœur : elles sont vérités qui nous éclairent sur nous-mêmes. Nous nous y engageons, avec le sérieux qu’il impose, jusqu’à ce qu’il se désintéresse. Alors on se désintéresse aussi, on oublie. Sans lui, pourrions-nous seulement ne pas nous entendre ? En cela, peut-être n’est-il que notre témoin, car nos désaccords le précèdent. Par ailleurs il semble qu’il nous dirige ; c’est peut-être vrai et c’est peut-être notre privilège. Son emprise, cette force déterminante qu’il exerce sur nous, ce pouvoir de nous mettre à jour, de nous résoudre, de nous désaccorder, cette analyse, loin de nous offenser, nous porte. C’est notre raison d’être, qui est de ne pas le quitter. En viendrait-il à douter de nous, de notre présence, pire, à nous congédier, qui sait ce qu’il resterait de nous ? Moins que des souvenirs.

Tant qu’il nous appelle, nous apparaissons. L’un, l’autre, sollicités, nommés, sommés, à plusieurs, c’est un état d’esprit. Combien sommes-nous ? Une dizaine, deux, trois, cent ? Nul ici ne souhaite être le dépositaire d’un fait certain, même chiffré. Peu importe le nombre. Variable en humeurs. L’interrogation ne nous concerne pas davantage,  nous sommes là pour lui répondre de multiples manières. Nous nous relayons, complémentaires dans la tâche, c’est là notre limite, nulle autre affinité. Il nous agrège, nous organise. Sa disparition signerait l’éclatement. Aussi ne prenons-nous jamais la parole ensemble ; aujourd’hui est une exception. D’abord il s’est détaché. Comme s’il savait, comme s’il avait voulu, un moment, pour un motif qui lui appartient, se retirer, s’abstraire. Que faut-il comprendre ? C’est encore trop tôt pour le dire, savoir si nous lui manquons, prévenir la rupture qui nous serait fatale. Nous voyons seulement qu’il doute, et cela nous inquiète : d’habitude il doute avec nous, non pas en nous. Que faire ? Nous reculons comme renvoyés vers nous-mêmes. Ce dédain, inexplicable, nous l’avons déjà vu adressé à d’autres, et nous sommes pris de panique, déséquilibrés, nous titubons, fragiles. Esseulés, nous voici partenaires.

En ce désœuvrement nous pourrions ouvrir un dialogue. Nous ne l’avons jamais fait. Nous pourrions l’observer, non, plus à la dérobée, comme ça, de face, et en parler. Confronter nos interprétations. Le soumettre à nos différents regards. Voire, pourquoi pas, le reconstruire en images, en fragments. Notre silence jusqu’à présent – vide, subi. Il nous a tant donné, nous nous sentons encore compris, tenus. Telle pourrait être la cause de notre désarroi. Cette plénitude, ces rapports exclusifs nous en ont caché tant d’autres, peut-être superficiels, ceux que nous aurions pu nouer entre nous, ou hors de notre cercle. De là, il faut se demander s’il n’y a pas quelque chose à gagner. Quelque chose comme un événement, quelque chose de nous sans lui, quelque chose de lui loin de nous. Qu’il soit notre point de fuite, lointain, que seul il poursuive sa route, ou plutôt ses routes. Nous pouvons choisir de durer. On dira : c’est impossible. Comment allez-vous survivre ? Qu’allez-vous faire ? Qui vous occupera, qui saura, que prendrez-vous ? A cela nous répondons, avec une belle unanimité : rien ne change.

A peine quelques heures et ce nous gagne déjà en consistance. Certains ont pris la parole, quoique pour déplorer l’éloignement, le manque, mais ce faisant ils ont continué, ils débordent à présent. De qui, de quoi le sentiment de l’abandon prend-il la place ?

Plus tard on entend comme un bruit, vaguement familier, c’est l’enfant qui pleure, sans honte, sans se cacher, comme seuls les enfants osent le faire, peuvent le faire (nous ne pleurons pas). On ne voit pas bien, on a envie de deviner, de comprendre ce qui secoue ainsi cet être de rien recroquevillé, genoux ramenés sous le menton et visage enfoui dans les cheveux. Ce qu’on voit c’est des collants blancs à côtes, bien épais qui disparaissent dans des souliers vernis, rouges. Mais d’autres parlent de pantalons (blancs) et de chaussures à lacets (rouges). Difficile de se faire une idée juste. Pourtant. Les sanglots font du bruit, c’est une certitude, le bruit attire l’attention, le bruit nous tient captifs. Nous regardons l’enfant ou plutôt l’énigme, l’origine du bruit, nous devinons une bouche entrouverte, mais pas tellement une bouche, des lèvres d’un rouge vif mais inégal et en fait pas tellement des lèvres mais des yeux oui, quelque chose de bleu et devant, un rideau de cheveux, sales, c’est-à-dire pas sales en soi mais maculés de larmes et donc grisâtres, d’un aspect vieilli.

L’enfant pleure, avant c’était lui, l’enfant pleure soudain à sa place. Quelqu’un oserait-il s’avancer pour le consoler ? La peur devrait nous réveiller, nous retenir, mais nous nous considérons, fascinés, vivants sujets de son emprise – que la peur donc nous ramasse, nous peuple, étende son territoire : s’y découvrent, s’y reflètent des régions familières, peut-être immuables, témoignant de nos insuffisances. Comment pourrait-on ne pas s’y aventurer ; pour que rien ne s’écoule, quel œil faut-il enfin refermer ? Alors l’un d’entre nous s’avance et lui, on le reconnaît. Il reconnaît aussi l’enfant, puis nous et soudain, cet enchaînement de reconnaissances forme des retrouvailles et semble devoir emporter les images originaires, jusqu’aux souvenirs même en lesquelles elles se sont déposées.

.

.

– vaine enfin vers l’hiver –

.

.

Saison s’offre feu de pensée brève

Flanc gras de marmaille suspendue

Au pas de la peau l’humus durcit

Va mûrissant grappes d’abandon

 Froissée la couleur se racornit

L’éclat mourant douçâtre ébriété

Se met à bruiner – enfin c’est égal

.

Elle s’étire, glaciale, exténuée

Évasive faut-il qu’elle se force

 Chair funèbre – à resplendir

Genèse en ténèbres

 Crépite argument fragile

Presque interdite elle

Jonche, refrène – s’irrite

Poreuse saison vaine

.

 Vaine éperdument – elle foisonne

Qu’elle donne et flamboie

Vaine enfin vers l’hiver

Ce que veut l’automne

Vers le froid qu’elle s’extériorise

Cependant qu’inverse

Le vide paysage la colonise

.

Servitude et vices de forme

Jorge León, « Vous êtes servis », Belgique, 2010 – 59’

Nous sommes en Indonésie, dans la ville de Jogjakarta, plus précisément dans un centre de recrutement pour domestiques, dénomination fort respectable pour ce qui n’est en réalité qu’une fabrique de servitude. L’enseignement qu’on y dispense se veut très spécifique : cuisiner, nettoyer, langer, faire bon usage des appareils électroménagers, comprendre les ordres, obéir. Y afflue une main d’œuvre exclusivement féminine, peu avertie, humble. Des femmes prêtes à l’emploi, formées pour rentrer au service des populations plus aisées de Taïwan, Singapour et du Moyen-Orient. Là-bas, à l’horizon de salaires avantageux, elles se trouvent coupées du monde et de leurs proches, endettées – il faut rembourser les frais administratifs  -, méprisées sinon maltraitées et, dans le flou de leur statut d’émigrées, sans recours.

En immersion et à découvert, Jorge León a posé sa caméra quelques mois dans un centre dont on se doute qu’il n’est pas des plus indécents. Comme tout réseau lucratif, ce système d’exploitation possède vitrines et extensions souterraines. Quoi qu’il en soit, Vous êtes servis n’est pas une enquête, pas un reportage. Laissant la situation parler d’elle-même, le réalisateur collecte et organise images et témoignages qui, resserrés en ce lieu fermé que devient le centre de recrutement, reconstituent implicitement le contexte dans lequel ils s’inscrivent. Aux appréhensions des femmes encore en formation font écho les récits de celles qui se trouvent à l’étranger. Voix rendues aux absentes sont lues les lettres envoyées aux familles. Elles constituent le pan sonore de photographies qui ouvrent le hors-champ du documentaire : four à micro-ondes, machine à laver et plat de porcelaine composent les arrière-plans fixes de comptes-rendus plus empreints de tristesse que de révolte, litanies de souffrance où ne s’entend guère que l’effacement de l’individu dans l’épuisement, le mépris, le manque.

Se dessine un tableau mouvant, vivement contrasté, sur le fond duquel les plans fixes et les photographies se détachent au tournant, puis sombrent avec lenteur, visages, couloirs, objets, photographies d’identité – clichés sans âme, qui, on le sait, contiennent très peu d’être. Superposées à l’image filmée, on attend que les photographies s’insèrent dans une démarche critique, que les niveaux de représentation s’interpellent et se mettent à dialoguer. Puisque c’est là ce que le cinéma peut faire, utiliser les clichés pour se donner, en temps et en mouvement, un supplément de consistance. Jorge León fait un usage plus ambigu de ses images, mélangeant les siennes aux captures de documents officiels. Se distribuant de façon harmonieuse tout le long du film, parfois fondues au rouge, parfois posées et toutes soigneusement cadrées, on se prend à douter aussi bien de leur nature exacte que de leur destination. Indécision qui n’est pas sans rappeler celle de Françoise Huguier dans Kommunalka.

Il en sourd une fixité résignée, celle d’une servitude qui conduit à une autre servitude. La fermeture opérée par la forme, figée elle aussi, pourrait laisser croire qu’elle entretient un lien étroit avec son sujet, que cette position centrale qu’elle occupe dans l’œil du spectateur peut être celle qui lui donnera une pensée juste de ce que vivent ces Indonésiennes. En tant que langage la forme doit cependant être interrogée. Que nous communique-t-elle véritablement ? Les contours francs des cadrages, les études d’objets que hantent des voix trop lointaines semblent ne faire apparaître qu’une succession d’absences. Peut-être y manque-t-il ce geste qui les replacerait, elles, au centre du film, ce geste si fondamental qui activerait l’image, les photographies, afin qu’elles accèdent à une forme de présence. En l’image, quel chemin vers là où l’humain se perd déjà ?

.

Jorge León est par ailleurs l’auteur d’un premier film que je n’ai pas vu, mais dont on me dit le plus grand bien : De Sable et de ciment (2002).