Comme une chose en entraîne une autre (une chance à saisir)

« Meek’s cutoff », Kelly Reichardt

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Un fleuve ou une large rivière, lenteur d’un passage à gué. On dirait de cette séquence qu’elle s’offre en temps réel, mais l’attention qu’elle suppose produit un effet inverse. Minutieuse, presque documentaire, la lenteur devient contemplative, donne aux mouvements conjugués des hommes, bêtes, chariots, le caractère solennel d’une procession. C’est par ce décalage feutré que l’on entre dans le film de Kelly Reichardt, comme entre deux parois de verre, sans plus savoir dans quel genre de cinéma on se trouve. Western ? Chronique intime, fable ? Peut-être un peu de tout cela ensemble ; un bloc substantiel qui file entre les doigts, doré, épais, immémorial peut-être, un temps d’avant le souvenir. Le prologue est une traversée première, en tout point différente et fondatrice de celle qui ainsi se prépare. Première, elle accomplit la durée des gestes, sans pensée, fusionnelle. Fondatrice, on comprendra plus tard, à rebours et comme conséquence de ce qui a séché, durci, de ce qui s’est détaché et a été perdu, ce qu’elle recelait d’illusoire, cet excès que son insinuante plénitude invitait à risquer. L’eau avant qu’elle ne devienne follement rare, initie l’histoire, et les corps. Oregon, 1845 : une date, un état : repères minuscules dont l’importance se perd à mesure que les personnages, faibles particules, creusent en s’alliant d’autres pistes, créent leurs propres signes. Il n’y a même pas lieu de relever ici les indices de fonds historique, mythique, religieux ou politique – le poème se déploie et tourbillonne. Non pas massivement mais par traits, traverses ou coupes, le mot cutoff annonce les ruptures et tient ses promesses. D’une marche nue, marche vers le dénuement, lucide, recherchée, assumée, lenteur du rythme encore, le récit dénude ses sens possibles, ses enjeux, les défait, les laisse s’envoler. Affronter le monde sans parvenir à le déchiffrer, être sommé de répondre à des énigmes qui n’ont de suite que d’égarer davantage. Est-ce le sort du seul migrant ? Le propre et le figuré se disputent un mythe qui ne mène nulle part, le désert n’a peut-être pas d’issue. On tente de négocier, de s’entendre. L’un prophétise : la femme est le chaos, l’homme est la destruction. Mais celui-là, comment le croire, il n’a que son autorité à mettre en avant. Face à lui, l’Indien tient le rôle de l’oracle : le doute qu’il jette peut être porteur – d’un espoir au moins -, le saisir relève de l’acte de foi. Traverser le désert, mourir de soif, croire qu’il existe une terre promise, un séjour possible. Ces hautes ambitions s’habillent de formes modestes : trois familles et deux guides ne sont bientôt plus que survie.  Un territoire hostile pourrait ne fabriquer que de la peur et des proies furieuses. Ce n’est pas ce qui est montré. A hauteur des personnages, l’image, au plus près des étoffes, de leurs frottements, fait corps avec eux : champ de vision rétréci, sensations précises, pensées qui tournent, tournent, et se resserrent. Ainsi, sur un espace trop grand, négateur, faute de repères et comme une chose en entraîne une autre, un motif, d’abord extrêmement vague, la confiance, se dessine, se nomme, à saisir comme une chance.

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Meek’s cutoff, Kelly Reichardt (2010)

Se déplacer (une brume d’un rouge fiévreux).

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« Tout le jour durant, elle avait vécu d’espoirs sans cesse déçus. Elle avait maintenant atteint l’une de ces éminences, l’aboutissement d’une certaine crise, d’où le monde se déployait finalement sous ses yeux avec ses vraies proportions. Ce spectacle lui déplaisait souverainement – églises, politiciens, ratés et imposteurs de haut vol. Pendant ce temps-là, le battement régulier de son pouls représentait ce sentiment brûlant qui courait en profondeur, qui battait et se débattait, qui bouillonnait. Pour l’instant, c’était son propre corps qui était la source de toute la vie du monde, qui tentait d’éclater ici – là -, et se trouvait réprimé tantôt par quelques-uns, tantôt par l’imposture d’une stupidité massive, le poids du monde tout entier. Voyant vaguement qu’il y avait des gens en bas dans le jardin, elle se les représenta comme des masses de matière errant sans objet, flottant de-ci, de-là, n’ayant d’autre but que de lui faire obstacle. Que faisaient-ils, ces autres gens qui peuplaient le monde ?

Personne ne le sait, dit-elle. Sa rage commençait à perdre de sa force, et cette vision du monde qui avait été si vive s’obscurcit.

C’est un rêve, murmura-t-elle. Elle considérait l’encrier rouillé, le porte-plume, le cendrier, et le vieux journal français. Ces petits objets sans valeur lui parurent représenter des vies humaines.

Nous dormons et nous rêvons, répéta-t-elle. Mais la possibilité, qui à ce moment-là se manifesta, que l’une de ces formes pût être celle de Terence, cette possibilité la tira de la léthargie mélancolique. Elle redevint aussi agitée qu’elle l’avait été avant de s’asseoir. Elle n’était plus capable de voir le monde comme une ville disposée au-dessous d’elle. Celle-ci était recouverte d’une brume d’un rouge fiévreux. Elle avait retrouvé l’état qui était le sien tout au long de la journée. On ne pouvait s’échapper par la pensée. Le seul refuge, c’était de se déplacer physiquement, d’entrer et de sortir des pièces, d’entrer et de sortir de l’esprit des gens, cherchant elle ne savait quoi. Du coup elle se leva, repoussa la table, et descendit l’escalier. Elle sortit par la porte du hall, et, tournant le coin de l’hôtel, se retrouva au milieu des gens qu’elle avait vus de la fenêtre. Mais, en raison du grand soleil qui succédait à l’ombre des couloirs, et à la matérialité d’êtres humains succédant à des rêves, le groupe lui apparut avec une intensité saisissante, comme si la surface poussiéreuse de toutes choses avait été nettoyée comme d’une pelure, ne laissant que la réalité et l’instant. C’était une sorte de vision s’imprimant sur l’obscurité de la nuit. Des silhouettes blanches et grises et violettes s’étaient disséminées sur la pelouse ; autour de tables en osier ; au milieu, la flamme qui brûlait sous la fontaine à thé faisait vibrer l’air, comme le fait une vitre défectueuse ; un arbre vert, massif, les surplombait, telle une force puissante tenue en respect.

La vie des ces gens, s’efforça-t-elle d’expliquer, sans but, toute cette façon de vivre. On passe de l’un à l’autre, et c’est toujours la même chose. Jamais, d’aucun d’entre eux, on ne peut recevoir ce qu’on en attend.

– Sans but, quelconque, dépourvue de sens, oh, non. Les petites plaisanteries, les bavardages, les inanités de l’après-midi s’étaient ratatinés sous ses yeux. Sous la surface des engouements et des rancœurs, des rencontres et des départs, de grandes choses se produisaient – des choses terribles, d’être si grandes. Son sentiment de sécurité était ébranlé, comme si, au-dessous des brindilles et des feuilles mortes, elle avait perçu les mouvements d’un serpent. Il lui sembla qu’il lui était autorisé un moment de répit, sous le signe du semblant, et puis, à nouveau, la loi profonde, échappant à toute raison, s’affirmait, les façonnant tous à son goût, créant et détruisant. »

Virginia Woolf, « Traversées », traduction de Jacques Aubert. Extrait-collage du chapitre XIX, citation non-complète.

(Notez qu’il est dommage que l’édition 2012 des Œuvres romanesques de Virginia Woolf dans la Bibliothèque de la Pléiade soit à ce point prodigue en coquilles et en fautes d’orthographe.)

Captures d’écran : L’Éclipse de Michelangelo Antonioni (1962)

Dimanche – décréation du jour

« Dimanche », Edmond Bernhard, 1963 (19’)

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Le vide est la sensation d’un manque installé. A la place de la torpeur, quelque chose était là, aurait dû venir, rester ; là, il n’y a donc rien sinon, sans mesure, l’absence. Profondeur égale surface : dimanche, jour où tout manque, y compris l’attente. Lorsque le désir ne rencontre plus que l’empreinte de son passage, il renonce, sans bruit, s’éteint. Irréductibles à toute occupation, l’oisiveté, le loisir, sont du temps déçu, gelé. La journée, la ville que coupe Dimanche d’Edmond Bernhard sont de ce passage les traces elles-mêmes mourantes, aussi tragiquement sourdes que certains plans du cinéma d’Antonioni. 1962 c’est, en Italie, l’année de L’Éclipse. Absolument géométriques, ces images ont en commun leurs contours, qui se refusent, se rétractent, par désespoir, par timidité, par révolte, qui sait. Parce qu’ils sont réprimés, morts-nés, ces mouvements ne sont pas incompatibles. Nul regard ne vient à notre rencontre. Il n’y a pas – il ne peut plus y avoir – de regard dans lequel plonger, séjourner, pour soi-même voir. C’est du dehors, dans le manque de ce regard et pourtant, de toutes manières, rivé à lui, que l’on plonge, dès lors à vif, sans confort oculaire, dans ce qu’il se représente, et projette avec indifférence. L’état des choses résiduelles, à son image, muettes, ni mortes ni vivantes. Dimanche est une larme optique, qui éclate en noirs, en blancs, en obliques : segments d’un désintéressement, d’un temps vacant, sinistré.

Si le souvenir offre la chance de resserrer les images, de conforter, en liant, en réchauffant, en modelant leur existence, notre existence, précaire, cette chance est ici dilapidée. Il n’est pas de temps qui ne s’invente pas. Dimanche est filmé de haut, de loin, de dehors : point de vue,  état de vue et état des lieux. A partir de cette hauteur, il n’y a pas d’envol possible, il n’y a que le vertige et la chute impossible, la chute retenue, insupportablement différée. On tient à peu de choses, défi à la pesanteur, aux lois de la mécanique. Peut-être sommes-nous des figures parodiant les dinosaures au Musée d’Histoire Naturelle. Mais quelle Histoire Naturelle ? Lentes, longues chaînes d’os articulés dans un semblant d’ordinaire. Plus objective, la musique dénonce le drame qui tarde à se jouer, érigeant entre les plans des écarts supplémentaires mais davantage risqués, mobiles, comme prêts à se battre.

Quais de gare, musées, lac, forêt, parc, galerie, bal : Dimanche est la promenade d’un esprit mal en chair, d’un faux ange indifférent. Aux corps enlacés le désir ne prend pas ni la rêverie au visage d’une jeune fille. Les images coulissent, s’étirent à l’horizontale, s’égalent d’un même traitement contrasté, purement pictural. L’identité de la ville s’efface. Bruxelles s’abstrait, s’oublie. Ville, espaces, regards vides, portent en eux la menace, c’est à voir, de devenir synonymes.

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Notes sur Edmond Bernhard (1919-2001) et biographie : Edmond Bernhard l’école de la liberté.