De la Maison des Morts

À partir de l’infime, d’une terre presque inexistante, une société se reconstitue; les lambeaux d’humanité sont des braises qui, ensemble, s’enflamment encore et brûlent de revivre. De la Maison des Morts surgissent des portraits extrêmes, d’une âpreté musicale sans concession, creuset en négatif d’une intense vision mentale, politique et spirituelle de l’humanité.


UNE CRÉATION PLURIELLE

La trame complexe de la Maison des morts est tissée de plusieurs voix – celles des bagnards – doublées en amont par celles de ses auteurs successifs. Pareille collaboration est, bien sûr, le principe de toute œuvre scénique ou cinématographique, construction collective, parfois simultanée, plus souvent évolutive, qui laisse la part belle aux rencontres et aux imprévus. En ce sens, l’historique de cet enregistrement ne s’en démarque pas, n’étaient-ce les personnalités exceptionnelles qui s’y expriment. Aborder l’œuvre par les étapes de sa conception permet non seulement de la situer dans son contexte – historique autant qu’individuel -, mais surtout de dessiner la mosaïque de lectures qui la singularise.

Tout commence en 1847, par une erreur de jeunesse. Dostoïevski n’est alors qu’un écrivain débutant, timide, mal assuré. Il veut écrire, c’est sa vocation; lui manquent encore le quoi et le comment. Écrivain et révolutionnaire: sa génération ne sépare pas les deux. Du réalisme, du concret – ou risquer de déplaire aux critiques influents. Cela semble convenir au caractère du jeune homme qui, en dépit de ses origines aristocratiques, se sent confusément attiré par le peuple en souffrance. Il se met à fréquenter le cercle de l’utopiste-socialiste Petrachevski, toujours en retrait, mais suffisamment engagé pour justifier une arrestation, deux ans plus tard. 1849: le bagne. Étrange expérience, métamorphose profonde dont résultent (pour résumer) deux choses: un revirement philosophique total et un livre-testament. Au terme de ces six ans, Dostoïevski renie toutes ses aspirations révolutionnaires et se consacre désormais à l’étude approfondie de la nature humaine. Ce questionnement est à l’origine des grands romans: Les Frères Karamazov, Les Démons, Crime et Châtiment… De ses années de captivité demeurent quelques traces écrites, témoignages de la vie carcérale autant que des changements intérieurs.

Ce livre, Souvenirs de la Maison des Morts, occupe une place particulière dans l’œuvre de l’écrivain russe, car il est généralement lu par ceux qui n’apprécient pas ses romans. Tel n’est pourtant pas le cas de Janacek, amateur passionné de littérature russe. À soixante-treize ans, le compositeur tchèque expérimente depuis peu, sous l’influence d’Alban Berg dont il admire l’opéra Wozzeck, une écriture plus directe, rugueuse, qui épouse les inflexions de la langue tchèque. Dostoïevski fait écho à l’empathie qu’il éprouve pour les proscrits, les maudits, les désespérés. Le texte de La Maison des Morts abonde en portraits réalistes: prisonnier politique parmi les prisonniers de droit commun, Dostoïevski est d’abord choqué par l’évidence d’une cruauté naturelle, différente de la folie, a priori revers exact de l’idée qu’il se fait de l’humanité. Constat plus que jugement: que connaît-il de lui-même? Chez Dostoïevski, nulle compassion, mais le désagréable sentiment d’être semblable, peut-être, à ces hommes déchus, ni pire ni meilleur. Janacek s’y reconnaît aussi, annotant le texte jusqu’à sa mort, bouleversé dans son sang.

Parmi ce foisonnement de personnages, il en choisit quelques-uns et resserre l’intrigue sur leurs souvenirs personnels. Comme chez Dostoïevski, les monologues sont moteurs narratifs. Il y a donc un plan d’ensemble relativement statique, celui d’une prison où le temps stagne, toile de fond neutre sur laquelle se développent des micro-récits, fiévreux, excessifs, exsudant l’alcool et le sang. Le travail rapide et volontairement grossier, «à vif», de Janacek dans la matière littéraire donne à l’architecture de son opéra quelque chose de chaotique, une désagréable impression d’éclatement entre des éléments trop disparates. Sans doute est-ce là, en partie, la raison de son insuccès en 1930. La mise en scène de Patrice Chéreau reprend l’œuvre par ses défauts de construction. Il réussit à inverser le déséquilibre, à l’utiliser comme ressort dramatique. Il reconstruit la narration, dispose les personnages d’emblée selon leur rôle, anticipe, souligne, fait rimer les actes entre eux, tout en restant fidèle à la musique de Janacek, construite selon ces mêmes principes. L’expérience de Chéreau dans les domaines du théâtre et de l’opéra se révèle précieuse: son travail de quatre ans à Bayreuth (1976-1980) sur la Tétralogie de Wagner, suivi de commandes moins médiatiques mais également remarquables, lui donne une connaissance intime des exigences de la scène. La Maison des Morts épouse ses préoccupations, ses obsessions d’artiste. Toujours engagé, radicalement de gauche, il a débuté sa carrière par un théâtre très politisé. Aussi ce tableau d’un groupe de réprouvés suppose deux types de rapports, deux niveaux de lecture, qui le concernent intimement. Un degré sociétal – l’évidente dialectique entre foule et individu, sachant que la prison efface et réécrit les hiérarchies; un degré sexuel – promiscuité et frustrations d’une collectivité exclusivement masculine, attirances, pulsions, travestissement… Thématique que Chéreau développe également dans son cinéma.

Dernière pièce majeure de cette construction, la direction musicale de Pierre Boulez qui emporte la partition de Janacek aux limites de l’expressivité. Il y introduit, avec Chéreau, ce liant nécessaire à l’œuvre brute et parvient à en faire ressortir les remarquables qualités d’écriture. Dès les premières notes, très slaves, flamboyantes, la Maison des Morts ne désigne que la vie, d’autant plus puissante qu’elle n’élude pour s’affirmer, ni sa dureté ni ses laideurs.

IVRESSE ET DÉLIRE

Des corps massifs, lourds, qui se tordent, qui se heurtent: La Maison des Morts chorégraphie la chair autant que la voix. Dans l’urgence de la création, Janacek ne prend pas toujours la peine de traduire les mots russes en tchèque, se contentant de les retranscrire dans son alphabet. Ce détail renvoie à l’atmosphère générale de l’œuvre, sauvage et crue. L’énergie se diffuse par vagues successives, tantôt nauséeuse, tantôt lumineuse. Même visualisée sur un écran, la scénographie garde une force inouïe. L’opéra, art de la scène par excellence, carrefour de disciplines, déverrouille tous ses composants. Le texte, en premier lieu, est libéré par le chant; le chant s’évade dans la musique; la musique dans le jeu de scène; le jeu dans la chorégraphie; l’énumération prise à rebours étant aussi vraie. Pour autant, certaines composantes du spectacle font littéralement office de garde-fou. Ici, en l’occurrence, les décors. Imaginé par Richard Peduzzi, il se compose de parois mouvantes, gigantesques murs resserrés autour des forçats. Gris, austères, à la limite de l’abstraction. Malgré leur mobilité relative, ils s’opposent lourdement à la frénésie ambiante, à moins qu’ils n’en soient directement la cause. Facteur de stabilité ou incitation à la folie? Il ne s’agit pas d’oublier qui sont ces prisonniers, ni d’éluder la gravité de leurs actes, mais au contraire de recréer une nef des fous, un huis clos, reflet délirant de la société. À partir du deuxième acte, la ligne narrative à peine esquissée semble déjà dévier de sa trajectoire. Les prisonniers montent en effet une pièce de théâtre. À leur tour, ils deviennent acteurs, c’est-à-dire qu’ils se réapproprient, par le biais de la fiction, la vie qu’on leur dénie. Le simulacre a tôt fait de rejoindre la triste réalité: la représentation théâtrale ne reflète que les tensions entre prisonniers, leurs brutales rancœurs, leurs frustrations – c’est l’échec du jeu: la fiction doit capituler devant une nature humaine trop puissante, incapable de s’oublier, de se mettre entre parenthèses. Cette mise en abîme, quelque pessimiste que soit sa conclusion, n’en nourrit pas moins, de façon détournée, le tableau d’ensemble de cette société certes exacerbée, et cependant miroir de toute société. La neutralité du décor efface toute détermination temporelle ou géographique. La Sibérie s’ouvre sur le monde, la prison parle de la cité. Hors du monde, mais en plein dans la matrice humaine.

En définitive, on se retrouve face à un spectacle déroutant. Réaliste mais abstrait, sombre et cependant fulgurant de vie, foisonnant d’anecdotes mais figé dans le temps. Sur une musique légère, les voix déraillent, souvent ce sont des cris, un langage inarticulé, très peu chanté finalement, notes gutturales, ricanements, pleurs… « Ses sensations sont peut-être celles d’un homme qui se penche du haut d’une tour sur l’abîme béant à ses pieds, et qui serait heureux de s’y jeter la tête la première, pour en finir plus vite. » (Dostoïevski, extrait du texte original des Souvenirs de la Maison des Morts). Les contradictions se résorbent, en une seule: l’expérience de l’abîme, l’imbrication de la mort subjective dans une vie fantasmée, avec ce désir confus d’en finir. Ainsi s’achève l’œuvre: sur une libération, une résurrection.

LEOŠ JANACEK, De la Maison des Morts, Patrice CHEREAU / Pierre BOULEZ

DÉTOURS ET RETOURS

Le Goulag

L’œuvre enregistrée de DOSTOÏEVSKI

Films de PATRICE CHEREAU

Œuvre de PIERRE BOULEZ

Œuvre de JANACEK

L’herbe épaisse où sont les morts

Son caractère sacré ne parvient pas à éluder la réalité du deuil; la musique pourtant adoucit l’épreuve en l’éloignant un petit peu de soi. L’inspiration du Stabat Mater peut être traditionnellement religieuse, mais pour Dvorak, elle exprime à mots voilés une perte intime.

À quelques mois d’intervalle, Dvorak perd ses trois enfants. L’écriture du Stabat Mater déporte le chagrin, concentre l’esprit sur un travail. L’œuvre, dans sa texture et ses inflexions poignantes, revêt la forme de ce poème religieux du XIIIesiècle comme un habit de deuil qui, conventionnel et froid en apparence, dissimule une émotion intense, difficilement exprimable à la première personne. Par la voix de Marie pleurant son fils au pied de la croix, Dvorak donne la parole à son épouse, puis à lui-même, sans tenter la consolation.

La forme s’offre à lui comme un canevas poétique plus que spirituel. En cette fin du XIXesiècle, le compositeur tchèque nourrit son inspiration de folklore et de romantisme; la religion ne l’atteint qu’indirectement, au travers de filtres esthétiques. Des échos de Brahms, Schumann, Wagner se mêlent aux résonances slaves. Même si le texte latin demeure, le discours est bien différent de celui de Pergolèse ou Vivaldi. De la même façon, le psaume De Profundis, maintes fois repris au fil des siècles, du moyen-âge à Baudelaire ou Oscar Wilde, exprime une métaphysique de plus en plus organique. Les mots évoquent désormais une autre réalité; le sentiment profond qui les inspire subsiste mais la lecture de l’artiste diffère.

Son caractère composite n’est certainement pas étranger à la force de cette œuvre, comme si chaque élément se fondait en un autre qui, en lui faisant perdre sa spécificité, accentuait sa résilience. Il existe deux versions de ce Stabat Mater. L’une, composée en 1876, pour chœur, soliste et clavier est austère, mais déchirante; la seconde, datant de 1877, adopte une forme orchestrale, d’une nature profondément différente. C’est ici le premier enregistrement de la plus ancienne version. Son dénuement souligne l’intensité de l’alliage: une tension perceptible jusqu’au grain des voix, dans la discrète instrumentation, et ces parties pour soliste où l’émotion est portée à son comble. À cet égard, l’avant-dernier morceau mérite une écoute particulière: proche du lied, mais tellement plus puissant, il contraste avec un final, apaisé, repris par le chœur, synthèse de tout ce qui précède. Plus connue, la version orchestrée comporte trois mouvements supplémentaires, ce qui permet presque d’envisager les deux versions comme distinctes l’une de l’autre. Dirigé par Laurence Equilbey, l’ensemble Accentus est accompagné au piano par Brigitte Engerer, dont nous avions déjà apprécié L’Hymne à la Nuit. La qualité de l’interprétation se perçoit forcément dans la sobriété et la pudeur qui parviennent à faire glisser la tristesse, si ce n’est vers l’oubli, du moins vers une forme d’apaisement.

Stabat Mater, Dvorak

Titre extrait du poème de Victor Hugo « Trois ans après », dont la fille, Léopoldine, était morte noyée à dix-neuf ans:

Vous voulez que, dans la mêlée,
Je rentre ardent parmi les forts,
Les yeux à la voûte étoilée…
— Oh ! l’herbe épaisse où sont les morts !

Entre la claie des paupières

Comme j’aime tes yeux, ami,

Le feu merveilleux qui y joue

Quand ils se lèvent, et ton regard

Plus vif qu’éclair au ciel

Décrit un grand cercle alentour.

Mais plus encore tes yeux

Me captivent quand ils s’abaissent

Et tu m’embrasses passionnément

Et filtre entre la claie des paupières

La flamme sombre, mate, du désir.

Poème extrait de Stalker, d’Andreï Tarkovski

Photo : Margarita Terekhova et Anatoly Solonitsyne dans Hamlet de Tarkovski (Théâtre Lenkom , Moscou, 1977)

Elle ne parle pas. Elle coïncide.

A propos de Schönberg, Berg, Varèse, Bartok…

Pour les uns, la convocation de ces quatre compositeurs, tableau métonymique de la musique moderne, est une séduisante sollicitation. Pour les autres, cette concordance de personnes  se substitue, avec un effet nettement antagoniste, à celle qui, attendue, nécessaire, sous-tend leur goût musical.

C’est que la désagrégation de la tonalité, initiée bien avant Schönberg au vingtième siècle, mais théorisée par lui, creusée encore, approfondie, augmentée par ses élèves et successeurs, voire ensuite contredite et critiquée, continue à partager le public de musique dite « classique ». Paradoxalement, cette secousse dans l’harmonie a permis un retour au fondement de la musique. Car davantage qu’un arrangement fluide de mélodies, dont les phrases, limpides et chantantes, s’agrègent facilement à la mémoire, la musique est, par excellence, l’art de l’abstraction. Et ce qu’elle exprime ne peut être traduit en aucun autre langage. Toutes ces mélodies, dont on peut tracer les contours, toucher presque sensuellement la matière languide, ne finissent-elles pas par ressembler à du dessin, de l’architecture, du sentiment – à tout, sauf à de la musique, qui, elle, ne ressemble à rien ? Ces dissonances que l’on croit percevoir à l’écoute d’oeuvres nouvelles, loin de nous éloigner de nous-mêmes, de notre sensibilité, nous en rapproche au contraire de la façon la plus noble, concentrant l’attention sur les régions inaccessibles de l’être, que la pensée même ne peut atteindre. Certes, ces compositeurs n’opèrent pas au hasard. Ils recherchent sans cesse de nouveaux principes, inspirés par les sciences ou la philosophie, à l’extérieur comme à l’intérieur de la sonorité. Pour autant, si ces rouages ne sont pas dénués d’intérêt, ils n’en sont pas moins accessoires quand il s’agit d’apprécier la musique pure. Pour ce qu’elle offre, elle exige un engagement élevé de la part de l’auditeur. A ce prix, il n’y aura ni rêverie ni pensées concrètes, mais un voyage étonnant dont on ne dira pas un mot.

Concert au Palais des Beaux Arts, samedi 08/11/08 : Bamberger Symphoniker sous la direction de  Jonathan Nott, avec Pierre-Laurent Aimard (piano)

Les œuvres jouées seront :

–          Schönberg : 3 klavierstücke op. 11

–          Berg : 3 orchesterstücke op. 6

–          Varèse : Octandre

–          Bartok : concerto pour piano n°1

Liens utiles :

–          Site du Palais des Beaux Arts, références du concert.

–          Schönberg (1874-1951) à la médiathèque

–          Varèse (1883-1965) à la médiathèque

–          Berg (1885-1935) à la médiathèque

–          Bartok (1881-1945) à la médiathèque

–          Pierre-Laurent Aimard à la médiathèque

Tarkovski et l’irreprésentable

L’œuvre d’art véritable déborde son commentaire ; elle se tient en retrait, à la périphérie de l’exégèse : son double, ressemblant mais incomplet, siège au cœur des discours,  alimente la fièvre et la complexité ; intacte, elle continue à se donner silencieusement à cette partie de l’être qui la reçoit, et la comprend, sans un mot. Entre ce qu’elle dit et ce qui est dit, l’écart est infini mais non regrettable. Il comporte deux temps successifs, celui du vécu et celui de la pensée, dont le premier, bien que de nature irréductible au second, connaît pourtant grâce à lui une seconde vie,  dont il absorbe la densité, la force persuasive, pour gagner en durée ce qu’il perd en authenticité.

Ce principe, Andreï Tarkovski – qui était autant philosophe que cinéaste – l’a intégré à la substance même de ses films. La vie en tant que telle, le cinéma et les interprétations dont il fait l’objet, existent, mais séparés, ils ne se reflètent pas et se réfèrent l’un à l’autre sans se représenter. Cette théorie induit un langage spécifique, qui reprend les mécanismes du réel pour produire des images vraies, et non des symboles. Le film se construit comme un rêve – un rêve nocturne, que l’on vit, sans rapport avec celui auquel on se livre consciemment lorsqu’on imagine, que l’on  arrange les choses selon son désir. Les images paraissent étranges, vacillantes, et simultanément familières, intimes. Elles nous bouleversent, nous font mal, inexplicablement. Interpréter, c’est tenter de substituer au sentiment, ou à la sensation, un commentaire qui, prétendant contenir l’essentiel de l’oeuvre, la sacrifie à la rationalisation. La forme prophétique, les abstractions, la lenteur, la densité de chaque plan : tout n’est que tentation herméneutique. Or, les explications, quelque pertinentes, quelque fascinantes qu’elles soient, ne renvoient qu’aux caractères extérieurs du film.

« Que le projet s’accomplisse. Qu’ils se fient à ce qu’ils voient. Et qu’ils s’amusent à découvrir leurs passions. Ce qu’ils nomment ainsi en réalité n’a rien à voir avec l’énergie de l’âme, ce n’est que le produit de son frottement contre le monde matériel. » (Stalker)

Photographies : Stalker, Le Sacrifice, L’Enfance d’Ivan.

L’agrume

Ce livre est un objet étrange : très court, factuel, direct. On commence par évacuer l’amour, sans émotion, dès le premier paragraphe :

« Nous étions assis sur un banc près des Halles, sous une espèce de pergola en bois. Il faisait bon. Il m’a dit je ne t’aime pas. »

La relation, invalidée par l’asymétrie des sentiments, se développe sur des circuits alternatifs : l’admiration – la fascination. Le texte, succession effilochée de minuscules paragraphes, en épouse très précisément l’indigence. Le refus du style ne prétend à aucune autre recherche esthétique, il ne s’agit pas de transfigurer.

« Il aimait le lait frais en bouteille. Le lait longue conservation était infect à ses yeux. »

Il, c’est Bruno, l' »Agrume, artiste, comme Valérie Mréjen, la narratrice. A peine rédigé, dépourvu de sructure, d’événements, de dialogues, d’analyses, de descritptions, de rêves, ce livre a l’élégance de ne pas être une autofiction. L’inverse de Christine Angot. Purement impersonnel.

« Il les considérait comme des figures plaisantes, des sortes de silhouettes animées. Il leur proposa de les filmer à l’œuvre. »

La troisième personne domine, c’est important. L’Agrume remplit le contrat du titre , occupe chaque phrase. Je s’entend à peine, petite voix qui s’efface, qui désigne, qui dessine de très loin, un homme qu’on ne prétend pas connaître, expliquer, juger. L’Agrume reste donc cette silhouette originale, au comportement bizarre, souvent drôle :

« Il m’envoya quelques lentilles oranges dans  une feuille de papier recyclé pliée en huit et scellée par un timbre.

Un autre jour, j’ai eu des peaux d’arachides violacées.

Puis de l’écorce de mandarine.

Puis des petits haricots noir et blanc. »

De l’essentiel de leur liaison, pas un mot. Elle consigne ses gestes, son comportement, avec désinvolture. On ne sait combien de temps, on ne sait comment, et, plus intéressant : on n’imagine rien. L’intimité est préservée, à l’abri de ces clichés savoureux,  toute impudeur est soigneusement  tenue hors champ.

« Je m’étais attendue à une apocalypse.

Qu’allait-il se passer ?

Je ne voulais pas voir ça.

En fait, il ne se passa rien : le téléphone n’a plus sonné. Ça n’a pas été trop brutal comme transition. »

Valérie Mréjen est vidéaste.

Reviens-moi

Regarder un film pour l’émotion qu’il fait naître en moi,  pour le plaisir irrégulier de ressentir une tristesse imaginaire et me laisser hanter par les images qu’il dépose dans ma mémoire, de visages et de lumières,  les laisser voiler un peu plus mon regard, atténuer l’illusoire insignifiance des choses.

Mais aussi, si je cherche à retracer, dans mon souvenir, le cheminement de ce récit, comme la main, devant un dessin nettement ourlé croit pouvoir sans difficulté en reproduire les contours, mais hésite puis échoue dès le premier détail que l’oeil ne saisit pas immédiatement, puisqu’il contribue à l’illusion de sa simplicité, bientôt le fil que je croyais tenir m’échappe, et j’en saisis un autre qui me perd un peu plus de sorte que, très vite, l’intrigue semble avoir disparu, défaite, décousue en une trame où je ne la reconnais plus. Car sous une étoffe classique, Atonement, peut-être parce que son origine littéraire même effacée par le cinéma subsiste encore dans son épaisseur, est moins une histoire d’amour que sa thématisation. Loin d’atténuer la force émotionnelle du film, sa structure complexe, en  soulignant que l’amour se nourrit moins d’événements que de rêves, se met purement en harmonie avec son sujet. Bien sûr, ce n’est qu’après avoir vu le film en son entier, jusqu’au dénouement qui éclaire le sens du titre (en français : expiation), que l’on comprend que, dans une telle conjoncture, les erreurs humaines, accidentelles ou volontaires, peuvent encore, ironiquement, être réparées par ces deux forces antagonistes que sont la vie (le hasard) et l’imagination (l’écriture). Quant à ceux qui se persuadent que l’amour est entièrement contenu dans la réalité, et qu’il peut se lire chronologiquement, se soumettre   à la mécanique primitive de la psychologie, les mots qui scandent de nombreuses séquences du film Come back, come back to me, leur signifieront le contraire, parce que le message qu’ils transportent n’est ni littéral ni rationnel, et qu’il traverse le film dans toute sa longueur, comme une faille dans laquelle se précipite ce que l’on croit savoir, ce que l’on croit comprendre. Sans commencement et sans fin, l’amour est bien un Eternel retour, comme le pensait déjà Cocteau de Tristan et Iseult. Il y a de cela aussi, dans Atonement, lorsque la mer sépare les amants, et que l’un d’eux annule, par une simple phrase, tous les défauts, toutes les dérives, les injustices  – du temps : The story can resume.

Atonement, de Joe Wright, avec Keira Knightley et James McAvoy, d’après le roman d’Ian McEwan

A voir aussi : Pride And Prejudice, de Joe Wright, avec Keira Knightley, d’après Jane Austen

L’Eternel Retour de Jean Delannoy, d’après un scénario de Jean Cocteau

et un film d’un tout autre genre, et pourtant fort proche : The Jacket, de John Maybury, avec Keira Knightley…

Ethique et cinéma

Il est assez stupéfiant de constater que, au nom de l' »Art » ou, plus spécifiquement, pour les besoins du cinéma, certains réalisateurs se permettent une cruauté que rien, sinon leurs propres penchants,  ne justifie. Une douteuse théorie, esthétique ou philosophique, devient prétexte à l’épanchement de ce que je ne qualifierais pas autrement que pur sadisme. Les exemples sont nombreux, célèbres : Kubrick pousse à bout Shelley Duvall, dans Shining, pour obtenir d’elle l’effroi qu’il souhaite ; Hitchcock fait de même avec ses actrices féminines (Tippi Heddren, Les Oiseaux), tout comme Lars Von Trier (exemple célèbre de Björk dans Dancer in the Dark) ; dans un autre registre, Francis Ford Coppola met le feu à une forêt birmane pour Apocalypse Now, Antonioni en fait repeindre une autre en gris pour Désert Rouge ; et, enfin,  chose plus courante qu’on ne le croit, quelques cinéastes (Lars Von Trier, Haneke, Zaïmeche, Coppola…) n’hésitent pas à maltraiter des animaux,  sur le tournage, à les mettre à mort.

L’indispensable législation, qui nous vaut cette phrase rassurante, dans le générique de fin, Aucun mal n’a été fait aux animaux… n’est pas du tout universelle ;  elle relève du droit national. Dès lors, en regardant un film européen ou sud-américain, on a toutes les raisons de soupçonner que les séquences violentes que l’on nous soumet, ont réellement eu lieu.

Un artiste a-t-il tous les droits?  Que tel ou tel écrivain, peintre, cinéaste… soit une ordure, peut ne pas influer sur le jugement que l’on porte sur son œuvre – enfin c’est un autre débat. Mais je voudrais insister sur un point : lorsque l’acte problématique intervient dans le processus même de création, le spectateur en  devient lui-même otage. La responsabilité morale de chacun est engagée dans tout ce qu’il consomme et apprécie.  C’est valable pour le cinéma. Peut-on abstraire la valeur d’un film de la façon dont il a été conçu ? Non, c’est impossible.

Amoral, l’Art ? Certes – mais, une fois de plus, il faut distinguer l’œuvre et sa conception. En particulier pour le cinéma, qui joue concrètement avec le réel. Au fait, n’est-il pas, avant tout, l’art de la suggestion ? A-t-on jamais tué un homme pour les besoins d’un film policier ? Évidemment, les animaux, c’est autre chose, on les mange bien, non ? Eh bien justement, la consommation de viande n’a rien à voir avec la représentation non simulée de la souffrance animale sur écran : inutile, gratuite, facile à contourner. De la part des réalisateurs qui s’y adonnent, je ne vois donc que complaisance et cruauté malsaine.

Je n’ai pas envie de dresser la liste exhaustive, façon liste noire, des réalisateurs que j’incrimine. Je tiens seulement à signaler que ces réflexions m’ont été inspirées par des recherches sur Carlos Reygadas, auteur entre autre de Japon, où l’on peut se régaler de l’étouffement d’un oiseau, entendre l’égorgement d’un cochon, assister à une joyeuse et conviviale séance de torture sur un chiot, et contempler le cadavre d’une biche, exposant ses viscères. Ce réalisateur mexicain, diplomé en droit (et droit international des conflits) est un lecteur de Kant, de La Critique de la Raison Pure ; il n’empêche, filmer crûment ces maltraitances  sur les animaux ne lui pose aucun problème moral. Ailleurs, il déclare  ne vouloir montrer que « les visions de son imaginaire » mais, un peu plus loin, se prétend cinéaste « réaliste », ajoutant « la plupart des gens que vous croisez dans la rue sont moches. » Belle ironie, cette réputation de cinéaste mystique , due probablement à la profondeur de l’ennui que l’on éprouve en regardant ses films, surtout le dernier, Lumière Silencieuse, qui cite Dreyer, sans naturellement y comprendre quoi que ce soit.

Je suis ce cours de sable

Comme Gerry, j’ai cru m’y perdre. Adorant la marche, j’ai marché avec lui – et avec son double, Gerry -. Consciente que la mort lorgne la splendeur de la nature,  je me détachais de lui, éprouvant la distance, la solitude, bientôt pour le rejoindre, parce qu’en l’absence de tout chemin, je ne pouvais que le suivre dans son errance. Parfois, au lointain s’élevait une musique, sans mélodie, presque céleste, quelques notes de piano, gouttes de son qui ne s’adressent à personne. Il faisait trop chaud ou trop froid, nous avions soif, nous avions peur, mais nous n’en parlions jamais. Gerry, haïssant les miroirs, détestait les larmes, la faiblesse ; il croyait qu’en s’organisant, en décomposant la réalité en éléments simples, les points cardinaux par exemple, tout problème pouvait être résolu. Il n’avait pas tort, en ce qui le concernait, mais pour son double, pour moi, cette loi trop personnelle ne fonctionnait pas. Se sentait-il seul, parce que Gerry refusait de s’avouer vaincu ? Mesurait-il la course du temps par la soif qui lui rongeait la gorge, la faim, la fatigue, ou par le roulement des nuages dans le ciel, les jeux impitoyables du soleil ? Je voyais son visage tantôt de près, triste, en sueur, creusé, tantôt de loin, tête d’aiguille  indistincte dans la sidérante immensité. Les proportions se mesuraient à l’échelle de la montagne, où l’homme n’est rien. Gerry refusait de l’admettre, mais les mirages qui venaient de plus en plus souvent à sa rencontre n’avaient pas plus de consistance que lui-même, alors que l’espoir ne battait plus que par intermittence, de temps à autre encore un coup violent, une déflagration du cœur, aussitôt suivie d’un apaisement, le sol qui s’adoucit lorsque l’on s’y étend, le ciel qui s’ouvre, dans la lumière, enfin. Nulle tristesse, la dissolution de l’être dans le néant.

Cette marche évoque irrésistiblement celle d’un autre artiste, qui aimait également l’aridité, le sable. Une vie entière à s’anéantir, sensible à la froide beauté des choses.  « Le point noir que j’étais, dans la pale immensité des sables, comment lui vouloir du mal » (Beckett / Molloy)

« je suis ce cours de sable qui glisse
entre le galet et la dune
la pluie d’été pleut sur ma vie
sur moi ma vie qui me fuit me poursuit
et finira le jour de son commencement. »

Samuel Beckett

Gerry, Gus Van Sant

Musique par Arvo Pärt (für Alina)

Penser par autrui

C’est en écoutant l’enregistrement d’un Commentaire des Vendredis de la Philosophie, que je me suis arrêtée sur ces paroles, prononcées par Raphaël Enthoven.

« Les philosophies ne sont pas des points de vue, mais des points de vie ; des lieux, des affects d’où la pensée s’épanouit. Chaque philosophe est un cataclysme nouveau, un caractère nouveau, un système ou un anti-système qui porte avec lui tout un monde inédit, limpide ou jargonnant, susbtil, partial, total, fragmentaire, inachevé.

Peu de disciplines donnent autant que la musique ou la philosophie, le sentiment de la différence entre les êtres. Du coup, toute coïncidence est un miracle. Quand on lit de la philosophie, quand on passe des journées entières d’un système à l’autre, aucune expérience n’est aussi émouvante et donc instructive que celle d’une communauté d’intuition entre deux penseurs, en particulier quand ceux-ci ne l’admettent pas. Nietzsche et Jankelevitch, par exemple, ces jumeaux qui s’ignorent et dont le second déteste le premier, ont évidemment le même goût de l’innocence et de la musique. Montaigne de son côté, est une belle âme qui se prend pour un corps. Pascal quant à lui, est un cerveau puissant qui se prend pour une âme. Mais l’un et l’autre s’entendent à remettre l’homme à sa place et l’un et l’autre savent que l’on peut avoir la tête qui tourne même quand on a la raison pour soi.

La philosophie est pacifique. A la fin d’une vérité, elle envisage la vérité d’en face, ou d’à côté.

La philosophie résonne. Les penseurs sont des échos philosophants qui se répètent et se contredisent selon l’humeur, ou l’époque. Ce n’est donc pas quand on s’oppose, mais quand on épouse, qu’on pense. Rien n’est plus ridicule que l’affrontement sempiternel de deux visions du monde.

Si Michel de Montaigne est seul de son camp, c’est qu’il accepte tout, qu’il peut tout entendre.

Personne ne pense mieux ni plus singulièrement que l’homme qui pille plus qu’il ne conteste les paroles et les livres qui le précèdent. Penser par soi-même est, dit-on en général, la grande récompense de l’ascèse philosophique. Peut-être. Mais penser par soi-même c’est surtout le chemin le plus sûr pour penser à la fois tout seul et comme tout le monde. C’est une autre affaire, en revenche, bien plus difficile, plus amusante, plus drôle, plus intelligente enfin, de penser par autrui. »

Je ne finirai jamais de m’extasier sur les émissions de France Culture et, en particulier, sur celles que produit Raphaël Enthoven. Souvent, j’écoute les Nouveaux Chemins de la Connaissance. Il possède cette qualité rare de caresser le texte, philosophie ou littérature, comme une matière vivante, mieux, comme la vie même, vibrante, féconde, généreuse. Il propose un assortiment de citations, toujours judicieusement choisies, que l’on découvre différemment lues à haute voix, éclairées, accentuées, modulées, interprétées, goûtées, débarrassées de l’arrière fond bourdonnant que sont nos pensées, lorsqu’on lit en soi et que les phrases d’autrui font concurrence à notre rêve intérieur. Enfin, avec ses invités, il offre  un commentaire qui épanouit le livre, tourné vers l’extérieur, parfois inattendu, parfois inespéré, grâce auxquel on s’aperçoit que l’idée n’est pas cette pauvre chose morte ou figée que l’on croit, mais un organisme palpitant, qui n’attend que notre attention pour se manifester, se laisser comprendre, s’exposer, se transformer.

Les Vendredis de la Philosophie, Montaigne : La voie du milieu – HD3850

(Les photographies, comme toutes celles de ‘Ici et ailleurs‘, sont de Vincent.)