L’art est parfois un bon prétexte

Prison dorée ? Ligotage au tablier ? Plus aujourd’hui. La cuisine est désormais le creuset d’une créativité généreuse. Triomphalement réinvestie par une nouvelle génération de femmes enthousiastes, elle détourne et dépasse la bonne vieille fonction ménagère.

Grâce aux blogueuses pionnières de ce retournement ironique, la cuisine mérite plus que jamais le qualificatif d’art majeur. Ne sollicite-t-elle pas les cinq sens ? Le goût, d’évidence, le toucher, l’odorat et la vue… Expression d’un imaginaire, d’une sensibilité, d’une sensualité. Un art qui, chez elles, embrasse également d’autres formes d’art : la photographie et l’écriture. Une façon d’accompagner les recettes de textes tout aussi savoureux, feuilletons où elles se mettent en scène, avec suffisamment de recul humoristique, de pudeur et de talent littéraire pour échapper au déballage réalitioniste.

Evidemment, si la cuisine représente pour vous une corvée nécessaire, une monotonie de plats toujours recommencés, consommés en vitesse sur un coin de table ou, horreur ! devant la télévision, le sujet vous paraîtra futile. Par contre, si, comme moi, vous adorez les idées originales, les associations audacieuses de saveurs, le travail des textures, les voyages épicés, les chroniques de restaurants – si vous êtes curieux de découvrir de nouveaux ingrédients – si un plat avant d’enchanter la bouche, ravit les yeux et inspire les commentaires, alors vous en avez pour des heures et des heures de régal. Vos livres de cuisine vous paraîtront bientôt morts et poussiéreux, rébarbatifs comme des plats préparés, préemballés, prémachés. Chez elles la cuisine devient un work in progress, un art vivant, dans un contexte personnalisé. Bien plus qu’au résultat, on assiste au processus de création, de l’idée à sa réalisation, sans omettre les accidents, les surprises, les échecs, les réactions de l’entourage.

Les affinités entrent en jeu. Je vais bien sûr vous donner quelques références, mais mes préférences ne sont peut-être pas les vôtres. Il y en a pour tous les goûts ! Des jeunes et moins jeunes, des hommes aussi, parfois, (désolée, ce post examine la cuisine sous un point de vue de la blogosphère féminine, que je juge important de souligner, mais il est évident que la cuisine en tant qu’art dépasse de loin cet angle particulier), des bouillonnantes et des calmes, des fonceuses ou des précieuses, des didactiques et des chaotiques, des cartésiennes ou des illuminées, des sucrées, des salées…

Quelques liens :

Beau à la louche

B comme bon

A flavor capture

La tartine gourmande

Sooishi

1001 recettes (pour le masculin)

L’Arménie de Komitas

Armenia (Komitas, Khatchaturian, Gasparov, Babadjanian, Mardirossian…)

Un violon tantôt virevoltant tantôt langoureux soutenu dans ses humeurs par un piano et un violoncelle qui n’hésitent pas, de temps à autre, à s’envoler librement dans leur propre mélodie, c’est toute la générosité émotionnelle de ce disque dédié à l’Arménie. Ce pays, au carrefour de l’Europe et de l’Asie, possède une tradition musicale extrêmement riche, mise en valeur à la fin du XIXème siècle par Komitas. L’histoire de celui que l’on considère aujourd’hui comme le fondateur de la musique arménienne classique moderne, reflète intimement la tragédie de son pays. Ce jeune et pauvre orphelin, remarqué pour son intelligence, fut envoyé en ville pour recevoir une instruction. Il y fut touché par la beauté des chants populaires de sorte qu’il profita de son séjour au séminaire pour acquérir les connaissances musicales nécessaires à ce qui allait devenir la tâche de sa vie : récolter et transcrire les chants traditionnels des villages. Hélas, la guerre le coupa net dans son élan. En 1915, il fut arrêté, déporté, et, si les Turcs lui laissèrent la vie sauve, ils n’en détruisirent pas moins toute son œuvre. Son esprit n’y résista pas ; en 1919, il fut emmené en exil à Paris et passa les quinze dernières années de sa vie dans la dépression et la folie.

Le disque reprend quelques-uns de ses morceaux, petits bijoux de sensibilité et de vivacité. Le piano s’y approprie à la fois la voix humaine et celle des instruments du folklore arménien. Très moderne, le son rappelle parfois celui de Debussy, frôlant l’impressionnisme, mais sa forte identité arménienne ne s’oublie jamais dans des nuances plus nostalgiques. Viennent s’ajouter d’autres compositeurs arméniens, A. Khatchatourian, bien sûr, mais aussi A. Babadjanian (1921-1983), A. Gasparov (1961) et V. Mardirossian, qui y figure également en tant que pianiste. Les extraits choisis s’harmonisent si bien les uns aux autres qu’il serait difficile, à l’écoute de ce seul disque, d’établir la personnalité propre de chaque compositeur. Finalement, seul Komitas se distingue, tant ses chants transcendent subtilement leur origine et leur devenir pour déployer leur magie intrinsèque.

Bien que français, les interprètes sont tous trois d’origine arménienne. Chacun d’eux poursuit avec succès une carrière internationale, mais on sent que ce projet particulier leur tient à cœur. Leur synergie restitue toute la dynamique de cet univers, entre folklore et classicisme, fondant un paysage sonore pareil à une Arménie de conte, avec ses montagnes méditatives et ses villages colorés comme une version musicale des peintures de Chagal.

Dans le cadre du Festival Midi Minimes, le Take Four Guitar Quartet donnera un concert le 18/07/08 au Conservatoire de Bruxelles, avec des transpositions de Komitas et Khatchaturian, mais aussi Tchaïkovski et Chostakovitch.

Photo : Komitas

Portishead/Third

L’idéal serait de parvenir à séparer les choses, mieux, à les abstraire. D’un disque, isoler le son, le détacher de son contexte, n’écouter que lui et ignorer tout ce qui, photographies, récits, commentaires, distrait sournoisement l’oreille. D’une certaine manière, Portishead semble incliner vers ce retrait volontaire, mais c’est oublier que l’un des effets pervers de la discrétion est d’attiser la curiosité. Sans chercher à la dépasser, il ne fait aucun doute que l’ambiguïté leur convient, réfractée par le prisme de la voix insaisissable d’une chanteuse introvertie, dont l’évidente réticence existentielle imprègne la moindre inflexion. Sobrement intitulé Third, ce troisième album est largement commenté en termes comparatifs : moins torturé, plus ouvert sur le monde, moins maniéré… Involontaire ironie des médias qui ne manquent jamais d’accréditer cet axiome inconscient : les qualités d’hier sont les défauts d’aujourd’hui. En retour, la mise en exergue d’un chiffre en guise de titre, et, pour unique graphisme, un P massif sur la jaquette, annoncent l’indifférence du groupe quant à la réception de leur album, un refus de décoration, d’agrément, de supplément visuel facilitant l’accès à la musique. Comme leur concert, absolument dénué de mise en scène et d’attraits conceptuels, le disque ne propose pas autre chose que la musique.

Pour simplifier, on pourrait presque opposer la voix et l’accompagnement sonore. Un chant sensible, une errance farouche entre litanie soprano et notes gutturales ; des sons métalliques, des rythmes angoissants. En réalité, il s’agit d’un antagonisme de surface, dont la voix ressort plus dure encore, grinçante, portant des paroles dont la cruauté est à peine adoucie par le désespoir.

Small, tasteless, and forgot / Mesquin, insipide et insignifiant
Hoping to see, blinded like me / Espérant une révélation, aveuglé comme moi
You tried to understand, but you’re just a man / Essayant de comprendre, mais tu n’es qu’un homme
Open to scorn just like me / Méprisable comme moi
(Small)

ou encore

I am alive when I sleep / Je me sens vivre quand je dors
Why am I not in all that I got? / Pourquoi ne puis-je vivre dans ce que je possède ?
I can’t find no one to blame / A qui le reprocher ?
Stand, stand, damned one / Lève-toi, lève-toi, damnée (Threads)

Et justement, ce dernier morceau, Threads, s’achève sur un son rauque, une sirène d’alerte, qui sans réellement s’éteindre, traîne en remorque un sentiment de détresse nocturne, dont la cause n’est évidemment pas nommée. La plupart des autres chansons s’interrompent brutalement, sans conclusion, si ce n’est une désertion également prématurée de la voix. Triste, elle n’en déjoue pas moins toute tentative d’empathie, appelle parfois pour violemment rejeter, et semble même à peine tenir compte de son environnement sonore, contraint de s’adapter à elle. Un solipsisme radical ouvertement annoncé par le rythme insensé d’une mitraillette dans Machine Gun :

I saw a saviour / J’ai vu un sauveur
a saviour come my way / un sauveur s’avancer vers moi
I thought I’d see it / J’ai cru l’apercevoir
at the cold light of day / dans la froide lumière du jour
but now I realise that I’m / mais je me rends compte que je n’existe
Only for me / que pour moi-même

if only I could see / si seulement je pouvais voir
You turn myself to me / Tu me tournes vers moi
and recognise the poison in my heart / et reconnaître le poison dans mon coeur
there is no other place / nulle part ailleurs
no one else I face / personne d’autre que moi
remedy, we’ll agree, is how I feel / le remède, admettons, est ce que je ressens
here in my reflecting / dans ma propre conscience

Le chant se fait moins théâtral, abandonne le jeu des personnalités multiples tout en conservant sa richesse expressive. Parallèlement, le son a perdu quelques strates, les samples d’orchestre, les effets de réverbération… Moins sophistiquée, peut-être, mais toujours radicalement exclusive, elle suscite des émotions qu’elle relègue à sa périphérie. Conçue sans ouvertures, sans lumière, c’est une musique refermée sur elle-même, et la lecture qui se fait d’elle ne l’engage nullement.

L’Etranger (Paranoid Park)

Portrait en apesanteur d’un meurtrier involontaire. L’adolescence vue comme un état second, dans un monde dépourvu de figure d’autorité, indifférencié. Sans révolte ni fureur de vivre.

Il imagine défier les lois de la matière, s’envoler sur sa planche de skate, prendre un train en route et s’anéantir dans la vitesse ; l’imagination est, finalement, sa seule liberté. Mauvais skateur, il décolle à peine du sol. Son corps lui pèse, souvent filmé au ralenti, rythme cotonneux, presque absent. L’insistance même de la caméra sur son visage pose un constat, l’impossibilité du portrait. Son monde intérieur s’imprime dans l’architecture du film, mais il s’agit encore de forme et non de contenu, lequel se réduit à quelques faits, flous, elliptiques, altérés. Une subjectivité descriptive qui refuse de transgresser l’opacité de son sujet. A partir d’un événement limite – le meurtre – nœud de la spirale mémorielle, Paranoid Park désagrège le réel.

Lire la suite…

Contre la mort de la lumière

Des arbres / un mur de briques ; un chemin / une rue ; deux hommes, tête baissée, penchés en avant, prêts à basculer.

Groupes mythiques de la scène rock, Joy Division et Nirvana ont conclu leur existence éphémère par le suicide de leur leader. Control, biographie filmée d’Ian Curtis, rappelle inévitablement un film antérieur, Last Days. Et même si, d’évidence, les deux films ne se correspondent pas, ils entrent en résonance, partagent un même point de fuite, qu’ils canalisent et exsudent tout du long : la mort.

On peut commencer par énumérer les écueils évités. Le spectaculaire, l’exhaustivité, la psychologie. Ian Curtis s’incarne dans un Sam Riley presque mimétique, dont la ressemblance est aussitôt annulée par un découpage saccadé, collection d’instantanés, qui perturbe la continuité du récit et noie les contours du chanteur dans des fondus de noir. Dans Last Days, Blake figure l’absence de nom. Il ne dit pas Kurt Cobain, mort à 27 ans (Ian Curtis avait 23 ans lorsqu’il s’est suicidé) même si tout le désigne. Blake, c’est une ascendance de poète (William Blake), et Dead Man chez Jarmusch – presque blank, le vide. Très peu de paroles, des borborygmes, des silences. Les deux chanteurs n’ont guère que la transe scénique pour exprimer l’angoisse qui les dévore, mais cela passe moins par des mots que par une agitation du corps tout entier, spasmes désespérés, ridicules.

Divergences : Corbijn construit son film, respectueux de la chronologie, tente vaguement la relecture littérale d’une vie, la dissolution d’un être. Gus Van Sant fige son personnage dans la molle éternité qui précède la mort. Ni début ni fin, une boucle de lenteur et d’inanité, filmée à distance, comme pour marquer l’impossibilité de comprendre, récuser toute identification. Icône romantique rêvée, Ian demeure tout aussi inaccessible, longue silhouette isolée, ombre fondue dans le noir et blanc de l’image, qui contraste par son élégance avec la déchéance physique de Blake.

Le choix de ces deux icônes n’est pas fortuit. Evoquer le suicide par le biais d’une figure populaire (même procédé dans Jesse James) permet une économie scénaristique. Visages imprimés dans l’inconscient collectif, le film se dispense de les caractériser, pour accéder directement à l’essentiel. Du symbole à l’individu, c’est un travail de décomposition, qui, dans sa morbide conclusion, rappelle le qualificatif désespéré d’Antonin Artaud désignant Van Gogh, mais surtout lui-même – suicidé de la société.

N’entre pas sans violence dans cette bonne nuit /Rage, enrage contre la mort de la lumière. (Dylan Thomas)

Michael Pitt dans Last Days de Gus Van Sant (2005)

Sam Riley dans Control, d’Anton Corbijn (2007)

Page blanche

Exercice d’admiration ou tribune de colère, la critique déclenche un phénomène étonnant : l’exacerbation. Dès que je commence à penser un film, ma première impression vole en éclats. Il ne s’agit pas de nier, de censurer ma subjectivité, disons plutôt de l’ouvrir, pour regarder ce qu’il y a à l’intérieur. Ma première impression, c’est une bulle transparente. Lorsqu’elle éclate, il m’arrive de la trouver vide ; un filet d’air et puis rien du tout. Une bulle de silence. Avoir aimé ou non le film n’a rien à y voir, c’est juste que c’est tout. Un moment de cinéma isolé, qui ne déborde pas sur ma vie, ne change pas ma vision du monde, peut-être même pas mon humeur ; quelque part un petit trait de souvenir.

Mais c’est assez rare. Le plus souvent, en s’ouvrant, la bulle éparpille mille cristaux – ou mille éclats de verre. Rassembler les fragments, les examiner d’un peu plus près, sceptique, circonspecte : après tout, ils ne sont encore qu’émanations de film. Et c’est ainsi que j’en reviens justement à lui. Pas à pas, un retour déstructuré, lacunaire, titubant. A présent je veux voir le film tel qu’il ne se montre pas. Sans le son, entendre ce qu’il dit ; sans l’image, regarder ce qu’il représente ; en désordre, déceler sa hiérarchie. C’est presque une métamorphose (une vision du monde ?) Le processus peut se révéler éprouvant. Récemment, le hasard des éditions m’a confrontée à plusieurs films et documents de guerre. S’agréger à de tels sujets déteint forcément. Par l’écriture, je creuse autant que je peux, je circule à l’intérieur du film. Bien sûr, j’ai de nombreux points d’appui, des références, des discussions. Il n’empêche, ces traversées modifient mon rapport au cinéma. De nouveaux sentiments se développent, différents de ceux que soulèvent le visionnement, beaucoup plus forts. L’exacerbation, disais-je.

Ensuite, mon texte n’a jamais d’autre légitimité que celle qui m’engage personnellement dans tout ce que j’écris. C’est pourquoi la discussion devient nécessaire, qui est aussi la raison d’être de la Rue des Douradores, partager, donner mon avis pour en recevoir. Surtout ne restez pas silencieux ! N’hésitez pas à me contredire, m’envoyer vos remarques, vos commentaires. Il faut que tout cela devienne vivant, palpable, bruyant. La Rue des Douradores aime la circulation des idées!

Photo : Affiche du film de Cronenberg, The naked lunch

Comment réduire sa consommation (et son espérance de vie) ?

Il fallait y penser ! Et que quiconque doute encore de l’immense faculté d’adaptation de l’homo sapiens lise ceci.

Les hypermilers

La marche ? Le vélo ? Rien de très excitant ! Pour un jeune homme moderne et branché, soucieux malgré tout – non pas d’environnement, n’exagérons pas – de ses économies, il existe un nouveau jeu, un défit permanent. Ici, le niveau d’adrénaline injecté dans le métro-voiture-boulot-dodo est directement proportionnel à celui d’une jauge à essence. Pour les hypermilers (on pourrait traduire, en français, hyperkilométrés, mais c’est moins joli), le plaisir consiste à rouler en consommant un minimum d’essence. La méthode ? Respecter les limitations de vitesse. Oui, bof. Pour les ex-amateurs de grosses cylindrées, quelle motivation ! Plus loin, ça devient intéressant. Le pulse and glide consiste à donner un coup d’accélérateur pour éteindre le moteur aussitôt, et se laisser voluptueusement glisser sur la route. Conseil : ne pas freiner (de toute façon, sans moteur ça marche moins bien), ne pas ralentir, éviter les stops, les obstacles, les feux rouges, sinuer sur la route d’un mouvement onduleux, continu. Ensuite, c’est l’évidence : garder son moteur bien au chaud (une petite couverture et un grand garage), démarrer en haut d’une pente (évidemment, il suffit de bien choisir ses amis, son lieu de travail : en haut, toujours plus haut !), etc etc. Pour une belle photo, se reporter à l’article du magazine Wired. La blogosphère sert ensuite de plateforme aux exploits, puisqu’il n’existe pas de jeu sans un mâle esprit de compétition, sain comme l’air frais !

Photo : James Dean et Nathalie Wood dans Rebel without a cause, Nicholas Ray (1955)

Sean Penn : une filmographie subjective

Dans la foisonnante filmographie de Sean Penn, certains films ressortent de façon évidente, tant par le talent du réalisateur que par les qualités de jeu de l’acteur. Ses meilleurs films rencontrent ses engagements politiques et ses tourments privés, sans que jamais l’acteur ne prenne le pas sur le personnage. De nombreux films de guerre, des tragédies – mais aussi quelques œuvres plus légères. Surtout, un bel exemple d’une carrière hollywoodienne accomplie, populaire mais exigeante, intègre et engagée.

Lire la suite

Famille, je vous aime !

After the Wedding, Susanne Bier

Au départ, l’idée semble prometteuse : comment négocier le passage du social au familial, quand l’un sert d’échappatoire à l’autre ? Engagé dans un orphelinat en Inde, Jacob est rappelé dans son Danemark natal pour négocier le financement de ses œuvres auprès d’un riche homme d’affaires. C’est un déchirement, Jacob peut difficilement se séparer des enfants dont il s’occupe. Mais, pour leur bien, il doit s’éloigner. Aux rues colorées, frénétiquement vivantes, mais âpres et affamées de Bombay succèdent les lignes froides et grises du Nord, l’hôtel cinq étoiles saturé de superflu. L’homme d’affaire, Jorgen, l’accueille cordialement, et l’invite, gonflé d’enthousiasme et de générosité, au mariage de sa fille. Après cela, le séjour de Jacob se prolongera au-delà de tout ce qu’il avait prévu. Le scénario, cousu d’un fil blanc bien épais, alimente le film d’une quantité impressionnante de rebondissements et coups de théâtre.

Susanne Bier, la réalisatrice, s’inscrit dans le sillage du Dogme, initié par Lars Von Trier. Depuis Open Hearts, elle s’en est certes émancipée, mais la brusquerie des mouvements de caméra, la lumière crue et l’expression brute des sentiments en gardent la trace. Un style aussi spontané ne devrait-il pas générer un climat de liberté ? Idéalement. Sauf que le Dogme, comme son nom le révèle, ne cache pas son caractère intransigeant et dictatorial. Le côté rugueux (naturel ?) de l’image, est largement compensé par une mise en scène bouclée à triple tour. Drames de larmes, sous prétexte que rien n’est enjolivé, filmés en gros plan, en long et en large, visages déformés, cris, dilatation des scènes – Strindberg en live. L’idée doit être de projeter le spectateur au milieu de l’arène, de stimuler l’identification. Mais quelle identification ? Cette exacerbation hystérique des sentiments a-t-elle quelque chose à voir avec la vraie vie ? Quelle poésie ? Quel point de vue ? Ensuite, on parle de la remarquable ouverture de Suzanne Bier sur le monde : son film précédent, Brothers, se déroule en partie en Afghanistan, After the Wedding se partage entre Inde et Danemark… une ouverture impressionnante, vraiment ! Le fait que ces pays « étrangers » ne servent qu’à conforter des clichés préexistants (Afghanistan = guerre + Talibans ; Inde = pauvres petits affamés au grand coeur) passe inaperçu, puisque le film tout entier suinte de cet esprit bien pensant et consensuel. La réalisatrice prend soin de semer les faux indices, elle tente de construire des personnalités ambiguës, mais c’est encore pour se trahir aussitôt et retomber dans la caricature. On ne s’étonnera pas du fait que les Américains lui ouvrent tout grand les portes de leur cinéma : une adaptation starisée de Brothers, et un film personnel, Things we lost in the fire, contenant, lui aussi, son quota de célébrités. Une impression de déjà-vu ? Inarritu / Babel

Quant à ce que le film aurait pu être s’il avait suivi sa première fausse piste, une réflexion sur l’engagement social et, en creux, le désengagement privé, il se résorbe dans un final réconfortant, une ode à la grande famille recomposée. Beaucoup de bruit (littéralement) – pour rien.

Photo : Mads Mikkelsen, dans le rôle de Jacob.