« Proxima », le rêve de l’étoile

Proxima (3)

Sarah s’apprête à quitter la Terre pour une mission d’un an sur Mars laissant derrière elle sa fille de 8 ans, Stella.

En filmant préparatifs et séances d’entrainement, Alice Winocour, dont c’est ici le troisième long métrage après Augustine et Maryland, propose une œuvre rivée au sol, un quasi documentaire sur le milieu de la recherche spatiale où être femme et mère fait encore figure d’exception. De cet élément d’étrangeté se profile, par le biais de la fiction, l’autre versant du film, récit d’apprentissage ou roman familial à rebours des schémas consacrés.

« — Dans l’espace je n’aurai plus de poids, je ne transpirerai plus, mes larmes ne couleront plus. Je grandirai de 5 à 10 cm. Mes cellules prendront 40 ans en 6 mois. Ma rétine s’abîmera. Je deviendrai une space person. — »

Regarder les étoiles, par désir ou fascination, c’est rêver d’un lointain absolu devenu accessible, rêver d’un absolu du voyage. L’aventure tient de la hantise plus que de la vocation ; difficilement réalisable, elle requiert de la part de l’intéressé des capacités physiques exceptionnelles, un mental d’acier ainsi que l’expertise la plus fine dans une gamme étendue de savoirs et de techniques. L’entraînement y présente ceci de particulier que le processus ne vise pas tant à éveiller ou renforcer des aptitudes existantes qu’à préparer l’astronaute à l’épreuve de la séparation, mot qu’il faudrait presque écrire avec une majuscule tant sa portée dépasse la notion du seul éloignement physique. Cette période que le cinéma se borne d’ordinaire à résumer en quelques moments clés, période longue, en réalité, de plusieurs mois durant lesquels les candidats au voyage enchaînent apprentissages, séances de musculation, exercices d’endurance et mises à l’épreuve en milieu hostile, concentre ici toute l’attention d’un film pour moitié documentaire, faisant son sujet de la situation de rupture organique et symbolique que signifie l’arrachement à la Terre.

À ce premier déplacement thématique et géographique, s’en ajoute un second lié au genre de l’astronaute, ce superhéros des vols interstellaires. Au sein de l’équipage de trois personnes missionné sur Mars, noyau autour duquel s’articule la part fictionnelle du film, le personnage central, Sarah, est une femme, qui plus est, la mère d’une fille de huit ans. Séparée de son compagnon, Sarah réside à Cologne, siège de l’Agence Spatiale Européenne (ESA). En son absence, dans un intervalle comprenant, en plus de la mission proprement dite, un stage à la Cité des étoiles (Звёздный Городо́к) en Russie, suivi d’une mise en quarantaine en milieu stérile à Baïkonour (Kazakhstan), Stella, sa fille, doit retourner vivre avec son père, à Darmstadt.

Proxima (6)

Les conditions spécifiques devant conduire une mère à s’éloigner de son enfant, il ne serait que trop tentant de les ramener à l’enjeu de société faisant état de la difficulté pour une femme de concilier maternité et obligation professionnelle. Ainsi le générique de fin qui met à l’honneur des femmes cosmonautes photographiées auprès de leurs enfants pourrait-il ne présenter qu’un léger décadrage par rapport au sujet. Bien qu’amplement pris en compte dans le cours des discussions qui interviennent entre les personnages, le propos politique ne rend pas suffisamment compte de l’ampleur fantasmatique d’une fiction qui, adossée au réel, tente d’en proposer, non pas une critique, mais une ouverture par l’imaginaire.

L’enfant n’est-il pas celui qui n’existe qu’en se séparant ? Et la mère, son corps, le lieu même de la séparation? Dans le protocole de décollage aérospatial russe, l’expression consacrée « séparation ombilicale » décrit sans équivoque l’action de se détacher de la Terre, figure maternelle par excellence. Le départ de Sarah inverse le cours des choses ; à Stella, l’enfant, de laisser sa mère prendre son envol. Et ce n’est pas peu dire que c’est là, pour l’une comme pour l’autre, dans ce bouleversement de l’ordre naturel des choses, le lieu d’une intense négociation. Manque, admiration, ressentiment, jalousie, peur, excitation, vertige – dans l’anticipation d’un départ, la débâcle affective congédie toute spontanéité tandis que mots et silences s’égalisent dans des rapports devenus suffocants. Au terme de ce processus forcément mutuel, une double métamorphose se produit : enfant et adulte échangent leur place. Dans l’intervalle, Sarah et Stella auront symétriquement connu la même solitude, le même séjour dans d’autres langues, d’autres lits, d’autres bras, le même froid, la même immensité nocturne gouvernée par la lune, la même ivresse de l’émancipation, la même meurtrissure des chairs. Jamais elles n’auront été aussi proches que sur ces chemins destinés à les éloigner l’une de l’autre.

Proxima (2)

De l’événement de la séparation annexé à un mouvement de communion et de transfert, la couleur bleue témoigne avec autant de vigueur que de réserve. Tantôt par petites touches discrètes (un vêtement, un accessoire), tantôt par pans entiers de surfaces vives (un mur, l’eau d’une piscine, d’un lac, le ciel, bien entendu), tantôt retranché au fond des iris, le bleu fait valoir, dans le spectre illimité de ses propositions, l’ambiguïté d’un commentaire prenant le parti des émotions. Le bleu est-il une couleur chaude ? Une couleur froide ? Une transparence ? Une opacité ? Un lieu statique ou une dynamique ? L’écran d’une attirance ou d’une répulsion ? Antagonistes les affects s’expriment par la couleur pour que le sens, ou plutôt les sens, émergent d’un champ symbolique dont l’éloquence se passe de contrastes comme de points d’appui. Non content d’opérer la synthèse supposément impossible entre des sentiments contradictoires, le bleu – c’est un truisme – recèle dans son essence immatérielle une part de cet ailleurs dont le voyage interstellaire exprime la nostalgie, le désir.

Proxima (4)

Étymologiquement, le mot désir dérive de l’étoile (< sidus, sideris). Ce désir est d’une radicalité telle que les corps qui l’incarnent ne peuvent que se défaire, quitter leur peau terrestre. Pour Sarah, il ne s’agit pas seulement de se construire une musculature d’athlète pour s’acclimater aux prothèses dont elle se couvrira dans l’espace, il faudrait aussi qu’elle renonce à sa féminité (cheveux longs, cycle menstruel). Elle refuse. Soit, son séjour en apesanteur n’en sera que plus lourd et trouble et mitigé. Ce refus de la mue totale, c’est le refus de la mort terrestre à laquelle veut la conduire la lettre d’adieu qu’elle se doit d’écrire à Stella, lettre qui revêt presque une valeur performative : accepte l’éventualité que ton enfant ne puisse jamais te revoir. Accepte que ce soit la dernière fois. Accepte de disparaître.

Proxima (5)

« — Je fais attention à toutes les choses avec lesquelles on vit. L’odeur des choses autour de soi, le goût des aliments qu’on mange. Comme si c’était la dernière fois. »

À bien des égards, Sarah est un personnage dissident. Elle accepte de suivre le protocole jusqu’à un certain point. La limite qu’elle se fixe n’est pas une faiblesse. Tenter d’esquiver la souffrance n’est pas du fait de cette femme qui, sur ce terrain-là, se montre prête à aller au-delà de ce qu’il est humain d’endurer. De plus, sachant que ce protocole a été instauré pour maximiser la sécurité et le confort des astronautes durant leur mission, toute enfreinte accroit les dangers auxquels, en situation, elle s’expose. La limite pour Sarah n’est pas en elle-même, elle est en sa fille, en Stella, l’étoile née de sa propre chair. Parce qu’elle offre à son enfant la liberté que celle-ci consent à lui donner en retour, la séparation est à l’opposé de l’abandon : c’est un envol.


Les citations sont extraites du film.

Toutes les images © Pathé

Fever for the fire (FKA twigs)

FKA twigs - Home with you.jpg

I shy away in my mind
And hope someday I could share this place with you
You’ll be the first one to find
The shadows that make the girl you undo
‘Cause the man that you are is defined
By the way you act in the light. (Lights on / LP1)

 

J’écoute la musique de FKA Twigs à peu près tous les jours depuis la sortie de l’album Magdalene et, sans manquer de lire à son propos tout ce qui me passe sous les yeux, aucun article de la presse, spécialisée ou non, ne m’a semblé juste. Dans ces comptes-rendus bien renseignés, je ne retrouve pas l’artiste qui me touche, je ne m’y retrouve pas. À la charge des enjeux techniques et biographiques de résoudre le caractère étrange de la jeune femme, étrangeté qui à elle seule doit pouvoir résumer l’excellence de son art, tel un mystère dont il convient de laisser tranquille la part subjective, celle-ci étant la qualité qui, justement, affecte l’auditeur. Quant à moi, plutôt que de me lancer dans la recherche approfondie d’un commentaire qui ne me satisferait qu’à moitié, j’y vois l’occasion de revenir par mes propres moyens sur une expérience qui rencontre un de mes sujets de prédilection : l’écriture. Ce faisant, je me dois donc de mettre en garde ceux qui, sur cette page, déchiffreraient pour la première fois le nom de FKA twigs (Formerly Known As – twigs / anciennement la brindille). Il ne sera ici question ni de ses antécédents en ses qualités de performeuse, ni de musique au sens savant du terme, ni de je ne sais quoi d’autre qu’il faudrait absolument connaître à son propos. Ces informations sont précisément celles dont l’internet se montre le moins avare, les amateurs y trouveront en abondance de quoi satisfaire leur curiosité. Pour ma part, ce qui m’intéresse, c’est d’approfondir ce que cette musique fait naître en moi, et plus encore ce que, à ce même endroit, elle fait taire. Peurs, doutes, obstacles : rien  ne résiste à la force conjuratoire d’une présence compréhensive ; aussi, dans ce que je saisis du cheminement artistique de cette femme, j’aimerais détourer quelques façons de faire en affinité avec les miennes. Bref, il s’agit d’un rapport très intéressé, absolument personnel et sans autre prétention que de rendre hommage à un travail de création que je trouve inspirant, autant que de m’approprier pleinement les effets d’une œuvre qui, le mot est faible, me bouleverse.

If I walk out the door, it starts our last goodbye
If you don’t pull me back it wakes a thousand eyes
If I walk out the door, it starts our last goodbye
If you don’t pull me back it wakes a thousand eyes  (Thousand eyes)

Chant, danse, écriture : d’abord ceci : il m’importe que FKA Twigs soit à ce point dans son art. Il me plait qu’elle l’emplisse de tout son être, que l’espace qu’elle se crée soit occupé par elle de façon pleine, entière, sensuelle, organique. Certes, il n’y a rien d’extraordinaire à ce qu’une artiste se révèle aussi douée dans les disciplines du corps et de l’esprit. Que la créativité d’une personne, sur le terrain chorégraphique ou vestimentaire, affecte jusqu’à l’apparence qu’elle se donne au point que sa mise en scène se fonde dans sa mise ordinaire n’est rien que de très banal. Cette circulation de la matière sonore qu’est le chant n’appelle-t-elle pas impérieusement au voyage, à la métamorphose, au débordement ? Aussi exiguë que soit la voix de FKA twigs, elle court sur une verticale qui va de la luxuriance à la nudité la plus absolue. En elle, non seulement les extrêmes se rejoignent mais ils s’annulent, proposition d’intensité indivise, exempte de polarités. À cette limite, le chant se donne comme un langage ultime (mieux : primitif) capable de contenir tous les autres, capable aussi de libérer les autres langages. Chez FKA twigs il abonde par la fragilité, à tout moment, sa voix signifie : je peux me briser et perdre, tout. Eloquente, réservée, vindicative, lasse, lascive, déguisée, fuyante, défiante, chuchotante,  inarticulée, haute et claire, moqueuse, fière, souveraine, plaintive, suppliante, corruptrice, corrompue, régénérée, régénérante et j’en oublie : la parole se décline sous tous les tons.

A woman’s touch
A sacred geometry
I know where you start, where you end
How to please, how to curse
Yes, I heard you needed me (Breathe on me)
Yes, I’m here to open you (You’re so close)
I’m fever for the fire (Magdalene)

C’est pourquoi je ne saurais trop conseiller à ceux qui ont la chance d’avoir encore à découvrir FKA d’éviter, dans un premier temps, de regarder les vidéos. Seule l’écoute pure, à mon avis, permet d’appréhender la pleine richesse du chant. Le visage, la grâce, l’extrême souplesse du corps de la danseuse, sa mise exubérante, la plastique et le regard, tout ce qui constitue l’imaginaire visible de l’artiste, le chant les recèle et les porte admirablement. Dans un ordre dominé par la splendeur, la vue ne peut que confirmer l’éblouissement de l’ouïe en lui offrant un festin supplémentaire. Mais ce qui fonctionne très bien dans un sens ne fonctionne pas dans l’autre. Devant l’écoute, l’attrait de l’image représente une distraction qui court le risque d’être prise pour une séduction. Si l’évidence de la beauté peut mettre l’auditeur à distance, le sentiment de l’étrange n’est pas un moindre obstacle selon le goût que l’on a, ou non, pour l’esthétique baroque propre à l’art numérique.

Active are my fingers
Faux my cunnilingus
Dirty are my dishes
Many are my wishes
Fearless are my cacti
Friendly are the fruit flies (Daybed)

Ou peut-être cette mise entre parenthèses des images ne fait-elle qu’épouser ma propension naturelle à l’oubli de cette dimension-là au profit d’un contenu qui m’atteint toujours d’abord par la voix et le texte. Et ce n’est pas faire défaut au travail de FKA twigs que de rabattre cette liberté prise dans le commentaire sur l’argument que les différentes facettes d’une oeuvre sont vouées à se compléter, à se reprendre sans qu’aucune d’entre elles, hormis le chant, ne prévale. Car au fond, ce qui se lit dans l’image correspond à ce qui s’exprime par les mots dans une cohérence maintenue de bout en bout. Et si, à travers la persona de FKA twigs, ce qui se fait jour ressemble à une déchirure, il ne s’agira jamais que d’un malaise très contemporain. Comment en effet appréhender le désaccord, pire, le sentiment de trahison du sujet qui, dans sa vie sociale et affective, se met lui-même en porte-à-faux par rapport à l’affirmation d’un moi libre, autonome et créateur? Et sur le fond de ce qui, au final, trace l’horizon pâle d’une vie sans transcendance (puisque rien, pas même l’amour, ne nous permet de dépasser l’échelle humaine) se dessine le portrait d’une femme qui, consciente de sa valeur, de ses talents, se donne le droit de poser ses conditions (Holy terrain), d’affirmer son désir (les sublimes Lights on et Kicks sur LP1), de faire valoir la raison de sa tristesse (Daybed), et, malgré l’inéluctabilité de celle-ci, choisit de ne pas renoncer à la quête de l’âme sœur (Cellophane, bien entendu, et plus encore  Mirrored heart), tout cela au prix d’une lucidité et d’une sensibilité auxquelles elle ne renoncera pas. En Marie Madeleine, l’artiste se trouve une figure tutélaire semi-imaginaire, femme intellectuelle, disciple du Christ, herboriste et guérisseuse, figure marginale que la postérité a préféré retenir sous les traits d’une pécheresse. De ces tensions post-féministes embrassant tous les domaines de la pensée et de l’existence courante, philosophie, travail, famille, sexe, l’univers sonore de FKA twigs prend l’empreinte exacte, courants antagonistes ponctués de silences qui traversent des morceaux lesquels ne « tiennent » souvent que par un filet de voix, périlleux mais puissant, dans la présence martelée de quelque refrain scandé avec force au rythme d’un métronome sans concession. Et toujours, face à la prolifération technologique, le lyrisme triomphe. Sublimée par les épreuves et l’adversité, la voix humaine advient comme la substance infiniment plastique et mutante d’un monde auquel la sensualité accorde, comme en dernier recours, une richesse encore largement insondée.

FKA twigs, LP1 (2014) et Magdalene (2019), Young Turks Recordings.