Pas une chose seulement, mais tout (la sensation de ce vide-là)

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« Et ce qu’elle voulait dire ce n’était pas une chose seulement, mais tout. Des petits mots qui brisent la pensée et la dispersent n’expriment rien. (…) Sous la pression du besoin particulier qui vous fait parler à un moment déterminé on manque toujours le but essentiel. Les mots dans leur agitation perdent leur direction et s’en vont frapper le but beaucoup trop bas. Alors on y renonce ; l’idée retombe au fond de la conscience ; on se met à ressembler à la plupart des gens d’âge mûr qui sont prudents, furtifs, avec des rides entre les yeux et une expression de perpétuelle appréhension. Car comment peut-on traduire en paroles ces émotions corporelles, la sensation de ce vide-là ? (Elle était en train de regarder les marches du salon ; elles avaient l’air extraordinairement vides.) C’est là ce que l’on éprouve avec son corps et non pas avec son esprit. Les sensations physiques qui accompagnaient cet aspect dépouillé des marches étaient soudain devenues extrêmement désagréables. Désirer et ne pas avoir, cela communiquait à son corps tout entier une impression de dureté, de vide, d’effort. Et puis désirer et ne pas avoir – désirer et désirer encore – comme cela déchire le cœur et le déchire sans cesse ! »

Virginia Woolf, « La promenade au phare »

Précédemment : un extrait des Vagues

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Capture d’écran : Le Miroir, Andreï Tarkovski

L’infini dehors, l’infini dedans (voix d’Antonin Artaud)

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« Le Corps sans organes, on n’y arrive pas, on ne peut pas y arriver, on n’a jamais fini d’y accéder, c’est une limite. On dit : qu’est-ce que c’est, le Corps sans organes – mais on est déjà sur lui, se traînant comme une vermine, tâtonnant comme un aveugle ou courant comme un fou, voyageur du désert et nomade de la steppe. C’est sur lui que nous dormons, que nous veillons, que nous nous battons, battons et sommes battus, que nous cherchons notre place, que nous connaissons nos bonheurs inouïs et nos chutes fabuleuses, que nous pénétrons et sommes pénétrés, que nous aimons. Le 28 novembre 1947, Artaud déclare la guerre aux organes : Pour en finir avec le jugement de Dieu, « car liez-moi si vous le voulez, mais il n’y a rien de plus inutile qu’un organe. » C’est une expérimentation non seulement radiophonique, mais biologique, politique, appelant sur soi censure et répression. Corpus et Socius, politique et expérimentation. On ne vous laissera pas expérimenter dans votre coin. » Gilles Deleuze et Félix Guattari, « Mille Plateaux »

« S’il s’est interrogé, avec soupçon, sur l’énigme qu’il représentait, c’est que cette existence énigmatique le mit constamment aux prises avec des conditions et des rapports nouveaux, exigés par l’esprit de poésie et où il lui fallut demeurer sans prendre appui sur les formes sociales ou religieuses traditionnelles. » Maurice Blanchot, La cruelle raison poétique (rapace besoin d’envol), dans L’Entretien Infini.

Il est certainement aisé de raconter la vie d’Antonin Artaud, sa vie, du moins, telle qu’il voulut lui donner corps, en fulgurance et en affres. Il est moins aisé cependant de retracer ce que lui-même n’eut cesse de poursuivre jusqu’ en sa disparition, persuadé d’en avoir trop peu, d’en manquer, alors même que la rage de s’en saisir témoignait de sa vitalité mieux que tout exercice apaisé : sa pensée.

Atteint de troubles nerveux dont la cause, jusqu’à ce jour, n’a pas encore été éclaircie, Antonin Artaud prit essor sur la maladie comme nul ne songerait à le faire sur sa propre vie, exigeant de lui-même une conscience augmentée de tout ce dont il s’estimait privé, le moindre supplément de lucidité s’accompagnant d’un égal retrait. Plutôt que de la combattre mentalement, Artaud prit donc le parti de la maladie, car c’était celui du corps, de la pensée – de la vie. Son mépris pour tout état de santé théorique – ordinaire  – fut sa volonté d’obtenir de lui-même une densité d’être supérieure à ce que la médecine en particulier, et la société en général, prétendaient lui accorder. Projet de résistance et de dépassement auquel il ne faillit pas puisque, au terme d’un internement long de dix ans assorti d’un nombre considérable d’électrochocs, il démontra, en rédigeant Van Gogh ou Le suicidé de la société, et Pour en finir avec le jugement de Dieu, que la maladie pouvait être mise à distance, qu’elle pouvait être sondée et être dite. Et de la faire parler elle plutôt que lui, l’instituant regard, discours sur l’état mental de la société. Remarquables d’intelligence, ces deux ouvrages sont juste assez fous pour ne pas être faux, juste assez poèmes pour ne pas être injustes. Artaud n’est pas de ceux que la maladie déposséda jusqu’au pur délire, ce ne fut d’ailleurs pas elle mais le cancer qui mit fin, en 1947, à une activité intellectuelle aussi vivifiante que viscérale.

Qui dans la flamme cherche encore la lumière1

« Toute mon œuvre a été bâtie et ne pourra l’être que sur ce néant, sur ce carnage, cette mêlée de feux éteints, de cristaux et de tueries, on ne fait rien, on ne dit rien, mais on souffre, on désespère et on se bat, oui je crois qu’en réalité on se bat. – Appréciera-t-on, jugera-t-on, justifiera-t-on le combat ? non. Le dénommera-t-on ? non plus. Nommer la bataille c’est tuer le néant, peut-être. Mais surtout arrêter la vie. On n’arrêtera jamais la vie. » (Antonin Artaud, 1946)

Combattre donc, sans nommer. Comme si c’était là l’unique issue pour l’être que de se dépenser sans merci, de se réaliser à partir de cette dépense : le combat est vie, et c’est aussi le corps, l’œuvre.

Refusant de subir ces trous dans la pensée que sont les périodes de dépression, Artaud fit du support (dit subjectile) un relais concret vers la conscience, lieu du combat. Déchirant langue, verbe, toile, voix, lacérant les surfaces, profanant le lisse, à l’œuvre il préféra l’acte, à la beauté la puissance, à la volonté son jaillissement. Nécessité impérieuse par laquelle il ne visait pas à se consolider lui-même, homme fragilisé, sinon s’éprouvant comme analogue à l’humanité tout entière sombrant dans une inconscience différente de la sienne, moins organique sans doute mais plus épaisse, car colmatée en masse, masquée, programmée pour s’effacer en tant que manque. Contre cela il devait se battre, œuvrer pour la vie physique, qui est vie substantielle de la pensée. Tâche méritoire, en ce qui le concernait. En effet, de sévères traitements mêlant le poison au remède et le soulagement à l’assuétude eurent pour conséquence de renforcer l’épreuve de la douleur par la volupté, non moins terrible, des paradis artificiels.

Il y eut ces moments lumineux que furent la découverte du théâtre balinais et son corollaire, le voyage au Mexique, où, au contact des Indiens, il eut l’opportunité de participer à leurs rites extatiques (celui du Soleil Noir évoqué dans Pour en finir avec le jugement de Dieu). Il sut alors qu’en ses formes archaïques, le sacré s’enracine dans la vie, l’exalte. Car Antonin Artaud ne fut jamais sans se soucier de métaphysique ni jamais suffisamment athée pour omettre Dieu. Et s’il se plut à abominer son nom, (« Riez tant que vous voudrez, mais ce qu’on a appelé les microbes c’est Dieu »2), s’il se plut à blasphémer (« Dieu est-il un être ? S’il en est un c’est de la merde. S’il n’en est pas un il n’est pas »2), ce fut pour dégager le sacré du religieux,  rendre à l’irrationnel sa consistance.

Les états paroxystiques induits par les drogues et la maladie ne manquèrent pas de pousser ses facultés d’analyse et ses talents d’expression dans des retranchements que l’on serait tenté de considérer comme visionnaires. Aussi, Antonin Artaud tient tant du phénomène que du poète, singularités qui, mises au service du théâtre, en firent un de ses plus intrigants théoriciens (Le Théâtre et son double, 1938). Par parenthèse il fut aussi un acteur dont on crut pertinent de saluer le jeu habité – aurait-il pu ne pas l’être ? – et un dessinateur au trait frêle et furieux, préférant les ratures au savoir-faire, radicalité que son style littéraire, d’une cinglante maîtrise, afficha bien sûr différemment. Imprécatoire et souvent outrée, selon ces prémisses, l’œuvre d’Antonin Artaud épousa la courbe sinueuse d’un état mental variable, mais ne s’en détacha pas moins, par le dessus, par le dessous, et même de l’intérieur.

Corps sans organes

Comment le geste d’un artiste peut-il se réaliser après lui, le dépasser, advenir ? Comment, par le trouble qu’il propage, les systèmes qu’il démobilise, les questions qu’il soulève, en vient-il, non pas à définir des formes nouvelles, ce qui, pour Artaud, serait injure, mais à en favoriser l’éclosion ? Comme si la place que l’artiste remplit de son œuvre importait moins que l’espace mental qu’elle dégage. Avec Artaud, le mouvement est compliqué, car il est au moins double, c’est-à-dire, double dès le départ. Double ne signifie pas divisé, mais additionnel. C’est le poète qui fait valoir son corps pour s’en expulser, qui s’en expulse pour le faire valoir. Tenter de soustraire Artaud de cette espèce de destin qu’ordonne la maladie lorsqu’elle survient tôt et se confond à son hôte, ne ferait que reconduire à l’aveugle et avec moins d’éclat le mouvement même de l’artiste qui se donne pour raison de livrer contre son propre organisme un combat forcément fou, mais par l’énergie qu’il y engage, positif. Ce qu’Artaud vise à libérer, à travers son propre organisme comme de tout organisme, est substance sans ordre, intensité. Qui doit à son tour briser la forme qu’elle reçoit pour jaillir. Pas de retour sur soi, pas de saisie de l’individualité mise en péril, mais accentuation du péril, éclatement des structures : prendre le parti de la maladie, oui, tant qu’elle n’impose pas, elle aussi, sa dictature.

A ce titre, il importe de relativiser l’influence d’Artaud, de faire la part, dans son succès posthume, de ce qui tient de la posture, qui est geste ravalé à un nom ou à une figure – par exemple, celle du poète maudit – , posture contraire à l’éjection qu’il tenta d’initier, de celle, dépersonnalisée, opérante, toujours en devenir, qui fut propulsée dans les années 1980 par Deleuze et Guattari. Ceux-ci, cueillant au vol les mots exacts d’Artaud, en ont tiré le paradigme du corps sans organes. Difficile de dire s’il y a trahison ou justesse dans la virtuosité dont témoignent le philosophe et le psychanalyste à la rédaction de Mille Plateaux, difficile, une fois de plus, d’extraire Artaud des réalités complexes dans lesquelles il a été enfoncé et s’est complaisamment enfoncé lui-même. Toujours est-il que l’idée originelle du corps sans organes s’énonce dans Pour en finir avec le jugement de Dieu :

« Lorsque vous lui aurez fait un corps sans organes alors vous l’aurez délivré de tous ses automatismes et rendu à sa véritable liberté. Alors vous lui réapprendrez à danser à l’envers comme dans le délire des bals musette et cet envers sera son véritable endroit. »

Corps et esprit sont partenaires en adversité, ils se relancent, se vivent en déséquilibre. Ailleurs, Artaud dit encore ceci : « C’est par la peau qu’on fera entrer la métaphysique dans les esprits »2, le corps est le sujet dans sa plénitude, à condition qu’il se (dé)pense comme tel. Par l’exercice conjoint de sa conscience et de sa sensibilité, le sujet s’active, se vit. Voici donc la viande, le sperme, la merde:

« L’homme un beau jour a arrêté l’idée du monde. Deux routes s’offraient à lui : celle de l’infini dehors, celle de l’infini dedans. Et il a choisi l’infini dedans. Là où il n’y a qu’à presser le rat, la langue, l’anus ou le gland. Et Dieu, Dieu lui-même, a pressé le mouvement.»2

Pour en finir avec le jugement de Dieu démarre assez comiquement avec le récit d’une curieuse pratique, dont la paternité, on ne sait pas trop comment, est attribuée aux Américains : c’est l’épreuve dite de la liqueur séminale. En s’appuyant sur cet exemple d’autant plus significatif que fabriqué de toutes pièces, Artaud cherche à démontrer l’inanité de l’être industriel : reproduction en chaîne, alimentation synthétique, mécanique de la consommation. Ce poème, rédigé en 1947, devait être diffusé sur les ondes de la radio française, il fut aussitôt interdit et fit l’objet d’une représentation strictement privée. Quant au texte, il circula sous le manteau jusque dans les années soixante-dix.

En se basant sur ces propos, Deleuze et Guattari font, pour ainsi dire, un état des lieux de l’organisme comme instance hiérarchisant les organes. Ceci ne concerne pas exclusivement le corps biologique mais aussi le corps social, politique, le psychisme. A titre d’exemple et hors de toute problématique médicale, le masochiste, le drogué et l’hypocondriaque passent pour représenter des manières d’être favorablement dévoyées. Dans l’inversion qui s’effectue alors entre ces figures choisies de l’émancipation organique d’une part, et celle, malgré tout, soufferte d’Artaud, on comprend qu’ici la théorie semble mener à terme la rage du poète d’extirper le mal en prenant son parti. Le corps sans organes s’évade de toute forme et de toute organisation avec le désir, qu’il reconduit, débride :

« Si… si le corps n’était pas un territoire mais une steppe, s’il n’était pas un domaine achevé mais une réalité labile, corps indéfini, dont les fonctions resterait à définir, corps à jouer, corps à expérimenter, à inventer…  Est-ce si triste et dangereux de ne plus supporter les yeux pour voir, les poumons pour respirer, la bouche pour avaler, la langue pour parler, le cerveau pour penser, l’anus et le larynx, la tête et les jambes ? Pourquoi ne pas marcher sur la tête, voir avec la peau, respirer avec le ventre, Chose simple, Entité, Corps plein, Voyage immobile, Anorexie ? Vision cutanée, Yoga, Krishna, Love, Expérimentation.

Là où la psychanalyse dit : Arrêtez, retrouvez votre moi, il faudrait dire : Allons encore plus loin, nous n’avons pas encore trouvé notre Corps sans Organes, pas assez défait notre moi. Remplacez l’anamnèse par l’oubli, l’interprétation par l’expérimentation. Trouvez votre Corps sans Organes, sachez le faire, c’est question de vie ou de mort, de jeunesse ou de vieillesse, de tristesse et de gaieté. Et c’est là que tout se joue… C’est là que tout se joue pourtant : enjeu éthique, enjeu de liberté, assurément. Quand bien même le Corps sans organes ne serait qu’une hypothèse, elle vaut bien l’hypothèse des corps biologiques, psychiatriques… » (Gilles Deleuze et Félix Guattari, « Mille Plateaux »)

Dès lors, et l’on en revient ici à Artaud, lorsqu’il confie à son éditeur Jacques Rivière3 ne s’appréhender qu’en défaut de pensée, ce disant il s’inverse et se mobilise, corps sans organes. Qu’y aurait-il de soi à saisir qui ne serait mort, limite ? Et de continuer à se manquer, en son corps, en sa tête, malade ou en santé, par la blessure d’où la pensée fuit. Le drame qui se joue, est alors exultation, rire : bouillonnement de la pensée qui glisse, ressurgit, s’évade. Artaud peut se faire entendre cri, stridence et sifflement, ce n’est pas une voix ni sa voix, c’est voix produite et pouvant se reproduire à l’infini, s’élançant vers sa perte, car les martèlements qui la suivent de près clament déjà le délitement des langages. Enflammant son propre commentaire, Artaud se donne accès par effraction. Ce mouvement, partant d’un inaccessible soi et allant à l’insaisissable dehors, s’incorpora peut-être à la trame de son œuvre mais ne lui revint jamais.

Notes

1. Maurice Blanchot, La cruelle raison poétique (rapace besoin d’envol), dans L’Entretien Infini.

2. A. Artaud, Pour en finir avec le jugement de Dieu.

3. A. Artaud, Correspondance avec Jacques Rivière, préface à L’Ombilic des Limbes.

Antonin ARTAUD (1896-1948), « Pour en finir avec le jugement de Dieu »

Enregistrements (poèmes, films, documents) disponibles à la médiathèque

Qu’elle jette des feux, même fous (se répondre à soi).

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« Il ne s’agit pas cependant que cette pensée joue à faux, qu’elle déraisonne, il s’agit qu’elle se produise, qu’elle jette des feux, même fous. Il s’agit qu’elle existe. Et je prétends, moi, entre autres, que je n’ai pas de pensée.

Mais ceci fait rire mes amis.

Et cependant !

Car je n’appelle pas avoir de la pensée, moi, voir juste et je dirai même penser juste, avoir de la pensée, pour moi, c’est maintenir sa pensée, être en état de se la manifester à soi-même et qu’elle puisse répondre à toutes les circonstances du sentiment et de la vie. Mais principalement se répondre à soi. »

Antonin Artaud, L’Ombilic des Limbes (en note à la Lettre à Monsieur le Législateur de la loi sur les stupéfiants).

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– la forme d’une main –

Marche à l’invisible

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Pouls jamais ne s’entendront

Si ne la sent qu’en sa forme

Vain tressaillement de paupière

Feint la conversation

Gant du geste la main présage

N’attend nul recevoir

Tant la peau pèle et revêche

Craint d’être acquise

Sang du toucher sèche pauvre

Au regard qui l’abîme

Frôlement craquèle gelé

Sous l’œil brûlant

Qui la cueille posée méconnaît sa nature

Et la nie poing

Résiste enveloppé pétri

Baume serré inoculé sinistre

Veille et nuit la main récite

L’identité requise

Se tend ourlée d’autrui

Cependant couve en sa paume

Douce alcôve

La pulpe du cri

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Capture d’écran : Cris et Chuchotements, Ingmar Bergman

– flot soudain levée –

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Sitôt éployées d’autres viendront à naître

Prise en leurs plis que vais-je ouvrir

Sobre décadence folie me découvre furie m’invente

A leurs orages écho les décelant je gronde

Je frémis moi-même o si mal éclose je mange mon cri

Les sentir me frôler moi murmurée

Coulée le long d’un rêve je les suis souffle

A l’ultime et flot soudain levée je dis

La discorde o ce qui s’exauce est hantise

Si là sont les larmes il me faut leur origine

En un regard qui n’est mien qui jamais

Ses cils flottant sur ma joue me voient mieux

Le temps ment sa menace s’il me cède

Cheveux aux doigts filant secrets que vais-je

Perdre encore à quelle fin vais-je tarir

Sitôt éployées d’autres viendront à naître

Source s’invente à l’ultime peut revenir

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Captures d’écran  : Cris et Chuchotements, Ingmar Bergman

Nostalgie de la lumière

« C’est une terre damnée imprégnée de sel où les dépouilles se momifient et les objets se figent. L’air, transparent, léger, nous permet de lire dans ce grand livre ouvert de la mémoire page après page. »

Patricio Guzmán, Nostalgie de la lumière.

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La lumière, on croit la connaître et soudain, elle nous éblouit, et c’est comme si on ne l’avait jamais regardée. Elle nous éblouit et ce n’est pas elle qu’on regarde, c’est un brun tacheté de bleu, un rouge qui se met à saigner, c’est un éclat qui fend l’œil, un frisson, un baume : nous éprouvons la sensation de la lumière. Étrange moment de lucidité qui nous évanouit, qui est oubli de l’ombre en laquelle nous sommes plus que jamais enfoncés, qui est éclosion du temps en d’autres temps, éveil de la mémoire.

Le monde si plein, si grouillant, est à la merci de la lumière. Peut-être supplante-t-elle la consistance. Nous sentons le sable ruisseler entre nos doigts, le caillou petit poids dans la paume. Nous pouvons encore affronter du plat de la main le torse du rocher, mais l’immense, c’est à la lumière seule qu’il se mesure. Nous ne touchons pas, ne voyons pas l’étoile, c’est elle qui, inversant son temps de vie, revient à nous, reflue, lumière encore. La consistance de la mémoire est chemin de sensations, chemin de lumière.

Telle est la voie sur laquelle nous entraîne Patricio Guzmán, la plus sincère, la plus universelle, celle de la réminiscence. Exilé du Chili depuis quarante ans, il ne peut que l’agréger à celle, infinie, d’un peuple au deuil confisqué. Cette chance qu’il a eue, lui, cadeau d’une seconde vie, nombreux sont les Chiliens qui en ont été privé. Arrêté par les forces du général Pinochet lors du coup d’état de 1973, il subit l’épreuve de la condamnation et de la grâce. Il quitte son pays. Après quelques errances, c’est de Paris qu’il donne suite à sa critique contre le régime : Chili, la mémoire obstinée (1997), Le cas Pinochet (2001), Salvador Allende (2004) et son grand œuvre, en trois parties : La bataille du Chili (1975-1979), modèle de cinéma direct et engagé.

Deuil confisqué : un pays où les victimes et les parents des victimes peuvent croiser leurs bourreaux dans la rue, faute de jugement, signe son devenir traumatique. Qu’il s’agisse des massacres des Mapuches au XIXème siècle, ou des camps de concentration sous Pinochet, le Chili garde le silence sur un passé qui l’accuse. Ne reste que la mémoire, passé qui se négocie en privé. Parfois à mains nues, comme ses femmes, courageuses et presque hallucinées, admirables folles qui fouillent le désert d’Atacama. Désert de la mémoire sans sépulture, repos de personne : avant d’évacuer les camps, les militaires se sont débarrassés de leurs morts pour les cacher on se sait où, semant au passage des morceaux de cadavres, sinistres trésors que les vents secs et salés se chargent d’embaumer. Le sol ingrat recrache parfois des bouts d’os, fragments de mauvaise conscience, cristaux d’un passé irrémissible .

Ce ressassement de la mémoire dans le miroir aride du désert, Patricio Guzmán le voit se reproduire à l’identique dans cette autre surface réfléchissante qu’est le ciel. Ciel et terre se confondent dans la matière unanime : ici pas de séparation, ni des êtres ni des temps ni des états. Le vivant dialogue avec la mort, l’animal avec le minéral, le lointain avec le proche. Convoqués à tour de rôle, l’astronome et l’archéologue témoignent de ce que leurs recherches coïncident et convergent vers des origines communes.

Dans ces correspondances intimes qui se jouent entre matière et mémoire, les lieux aussi se feuillettent. Ainsi du camp de Chacabuco, construit sur les ruines d’un ancien centre minier, que les militaires n’ont eu qu’à cercler de barbelés. La mémoire des lieux n’est pas seulement un désert à creuser, c’est aussi une architecture à déconstruire. Exemple avec Miguel. Interné à Chacabuco, il met à profit ses déambulations quotidiennes pour prendre, à pas calculés, les mesures exactes du camp, qu’il consigne au secret de la nuit. Le lendemain, par précaution, les plans doivent être détruits, mais ils sont désormais gravés dans le cerveau de l’architecte qui, aussitôt libéré, peut sans peine en reproduire le tracé précis. Témoignage précieux de ce survivant dont l’épouse souffre aujourd’hui d’un Alzheimer. Le trop-plein de mémoire de l’un compense l’oubli de l’autre : figure tragique du Chili.

Cette façon très personnelle de déployer la mémoire en un texte qui doit tant à l’interrogation philosophique qu’à la poésie des images fait songer à la démarche d’Harun Farocki, en particulier à son remarquable Images du monde et inscription de la guerre, qui met en œuvre une sémiotique également fondée sur des associations visuelles. Et ceci même n’est pas sans affinité avec le dernier film de Terrence Malick, Tree of life, dont le propos pourrait être de dévider la trame cosmique d’une mémoire marquée par la perte – et par là, touchée par la grâce.

Mais La nostalgie de la lumière est un voyage en textures qui ne s’aventure pas à formuler quelque théorie de la mémoire. Le texte s’offre aux questions, les images sont des hypothèses, les sens circulent, réfléchissent, les langages se regardent. Rien ne s’impose. Le rythme, lancinant, épouse celui du ressouvenir, et lui-même n’en finit pas d’infiltrer ce qui résiste, le passé, la dureté du présent. Diffuse, influente, la mémoire se fond dans la lumière. Le monde, si plein, si grouillant, est à sa merci.

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Sous toutes les coutures : Harun Farocki, Images du monde et inscription de la guerre.

Patricio GUZMAN, « Nostalgie de la lumière »

Autres documentaires de Patricio Guzmán

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Deux autres films se rapprochent encore de cette Nostalgie de la lumière : Le songe de la lumière, de Victor Erice –

Du sujet à l’image, le déchirement est le même qu’entre le désir et sa réalisation. Au milieu, le peintre est traversé, transgressé, jamais assez transparent, jamais assez présent. Cette position fantôme est celle qu’occupe à son tour, sans le savoir, celui qui contemple le tableau. Dans quel sens s’effectue l’incorporation? Qui absorbe ou qui est absorbé ? Cette indétermination nous livre à la jouissance de l’art et nous délivre de nous-mêmes, nous nous sentons envahis, le songe de la lumière n’est ni le geste ni la toile achevée, mais séjourne dans le désir de peindre et dans le désir de regarder. [suite]

et L’Esprit de la ruche :

Surtout il y a la lumière. Il n’est pas si surprenant d’apprendre, vu la rareté des dialogues, qu’à l’origine, le réalisateur désirait tourner son film en noir et blanc: le mutisme et la subjectivité de sa palette confèrent à l’image une irréalité pareille à celle induite par l’absence de couleurs. Cinéaste-peintre, Erice compose ses plans comme des tableaux, se référant aux maîtres qui lui sont chers, Vermeer et Zurbaran, car ils lui semblent au mieux traduire l’atmosphère recherchée. Scènes d’intérieur calmes et reposées, baignées d’une lumière dense, onctueuse comme le miel, agencées dans une symétrie méditative par laquelle l’immense maison devient, aux yeux du spectateur, un espace spirituel – alignement des portes, découpage des fenêtres en carreaux minuscules pareils aux alvéoles d’une ruche… Par contraste, l’extérieur est filmé au naturel, tons froids, gris, une angoisse différente. Ainsi couleurs, lumières, sons, cadrages figurent-ils autant de langages distincts et simultanés, qui s’additionnent mais ne se complètent pas forcément. Leur rôle est de traduire, chacun par ses propriétés, la complexité du réel. La forme mime l’agencement des perceptions; elle les réfractent, sans qu’aucun élément n’en domine un autre, de sorte que la surface côtoie la profondeur. Cette composition, que caractérise l’absence de hiérarchie entre réel et imaginaire, nourrit la densité mythologique du film, parce qu’elle vise le vrai.[suite]