– de cette abstraction une chose charnelle –

laissant la musique durcir l’air autour de moi tel un moule qui aurait dessiné en creux l’espace que j’occupais, espace vide de toute pensée où résonnaient seulement les notes gaies et rigoureuses d’un prélude joué au piano. Blottie à l’intérieur de cet espace creux, je vibrais, me déployais sans le moindre mouvement ; la musique s’entrelaçait à mon corps, en explorant les moindres possibilités pour les intensifier, avant d’en susciter de nouvelles ; en retour, le champ neutre que je formais offrait aux intervalles entre les notes la dimension nécessaire pour pleinement développer la folle richesse de leur vide sonore ; ainsi, ils traçaient mes limites tout en les annulant, et moi, je faisais de cette abstraction une chose charnelle, juteuse, vivante, gonflée de sève s’écoulant par la moindre fente

Jonathan Littell, Une vieille histoire.

Le regard d’Ondine

La légende veut qu’Ondine trahie tue son amant. Est-ce là une fatalité ou un malheureux parti pris à l’encontre de celle qui n’eut de tort que de rêver d’une vie terrestre ? Dans son nouveau long métrage, Christian Petzold donne la parole au mythe en le confrontant au présent de la capitale allemande.

Mais moi je vous ai apporté la connaissance d’un regard, quand tout était parfait, clair et rapide comme l’éclair — je vous ai dit : la mort est là. Et : voilà le temps. Et simultanément : Mort, va-t’en ! Et : Temps, arrête-toi ! Voilà ce que je vous ai dit. Et, ô mon aimé, tu as parlé à voix plus lente, tu as parlé parfaitement vrai, et, sauvé, libéré de tout ce qui pouvait faire obstacle, tu as dévoilé ton esprit triste, triste et grand, semblable à l’esprit de tous les hommes et d’une espèce qui n’est destinée à aucun usage. Parce que je ne suis destinée à aucun usage et que vous vous saviez destinés à aucun usage, tout allait bien entre nous. Nous nous aimions. Nous étions d’un esprit semblable. — Ingeborg Bachmann, « Ondine s’en va ».

Quel esprit des eaux n’aspirerait pas à fouler la terre ? Son prénom, dérivé du latin vague, flots, l’enferme dans un destin d’aquarium. C’est que, frêle créature, la légende germanique n’offre pas grand-chose à Ondine, laquelle a peu de points communs avec le puissant monstre mi-poisson mi-oiseau doté d’une voix enchanteresse que les Grecs anciens nomment sirène. Depuis Andersen, les mythes se confondent, atténuant un imaginaire désespéré. Ainsi, raconte la tradition, pour devenir humaine, Ondine doit se faire aimer. Or, ce que des qualités hors du commun devraient lui octroyer tout naturellement s’avère irréalisable. Jamais Ondine ne parvient à garder auprès d’elle l’homme qui lui a juré un amour éternel. Pris dans les rets du sortilège, le traitre doit être tué. L’histoire, selon les versions, se conclut alternativement par un meurtre ou un suicide, ce qui, au regard de l’amour déçu, revient bien entendu au même.

Optique de l’eau

Venu au cinéma dans les années 1990, Christian Petzold est connu du public comme chef de file de la nouvelle vague allemande, dite École de Berlin. Élève et ami d’Harun Farocki, réalisateur expérimental déconstructiviste très inspiré par les travaux de Walter Benjamin, ils ont en commun un solide bagage littéraire. En 2017, trois ans après le décès de Farocki, tous deux furent à l’affiche d’une rétrospective au Centre Pompidou. Ancré dans le contemporain d’une l’Allemagne réunifiée subissant la double emprise de son histoire et du capitalisme mondialisé, le cinéma de Petzold se distingue par la rigueur et la sobriété d’une mise en scène calée sur le tranchant du quotidien. Le thriller et le mélodrame féminin sont les genres de prédilection de cet amateur de Claude Chabrol et de Douglas Sirk, écart qui définit presque à lui seul le caractère désemparé, presque dérangeant, d’un romanesque qui ne cède en rien à sa propre émotion. La fécondité d’un tel contraste se démontre encore dans la diversité esthétique des sources qui ont inspiré Ondine, projet pour lequel le cinéaste-cinéphile cite trois références : un film de série B, L’Étrange créature du lac noir de Jack Arnold, La Nuit du chasseur de Charles Laughton et 20 000 Lieues sous les mers de Richard Fleischer. Le résultat, les immersions sous-marines et les rares plans urbains qui accueillent la relecture de la légende germanique, représente, tout naturellement et sans avoir recours aux images de synthèse, une poétique du décor très aboutie.

Je l’ai noyé dans mes larmes

Lorsque Petzold repense à Ondine, il entend la complainte d’une meurtrière. Puis il lit Ondine s’en va d’Ingeborg Bachmann, voix intense dont toute amertume semble s’être écoulée. Ondine dit je, et par cette adresse directe s’annonce un propos visionnaire. Petzold veut aller encore plus loin, il imagine alors que l’héroïne va se libérer de la malédiction qui l’accable. Le cinéaste raconte que l’idée de cette reprise, reprise au sens fort du terme, lui est venue pendant le tournage de Transit, à la faveur de ce qui fut la première rencontre entre Paula Beer et Frank Rogowski. Dans cette précédente fiction, les futurs interprètes d’Ondine s’aiment déjà, et déjà leur amour est impossible. Tout ce qui, dans cette impossibilité, existe malgré tout, et peut se vivre, le cinéaste veut l’interroger, persuadé que cette dimension inconnue creuse en retour un espace insondé dans le monde. Y a-t-il un amour au-delà de l’impossible, demande-t-il à ses personnages ? Y a-t-il un monde dans cet impossible ?

Le mythe revient à son point de basculement, c’est-à-dire à la rupture. Ondine vit à Berlin. Historienne de l’urbanisme, elle travaille comme guide au musée de la ville. La première séquence montre qu’un homme la quitte. Lui rappelant sa promesse de l’aimer toujours, elle dit aussi qu’elle va devoir le tuer. La croit-on seulement ? À peine quelques heures plus tard, elle-même a déjà oublié sa menace. Cherchant l’homme qui la fuyait, elle en a croisé un autre, et dans cette rencontre, le hasard est venu la surprendre, ou peut-être simplement mettre à l’épreuve son aptitude à mener une vie heureuse.

Amphibies

Premier pas de côté par rapport au mythe, Petzold dédouble Ondine en la personne de ce nouvel amant. Christoph est scaphandrier, autrement dit un être amphibie. Des profondeurs de l’eau il connaît la science aussi bien que les enchantements. Doté des mêmes traits de caractère qu’Ondine, et de la même sensibilité extrême, sans le savoir il présente les dehors d’un équivalent humain de la sirène. D’un esprit semblable, selon les mots d’Ingeborg Bachmann, l’amour est partagé, fusionnel, on ne sait comment, par contagion, par prédestination, qu’importe, pendant quelques jours, quelques mois, Ondine et Christoph vivent dans l’absolu de la passion. Ainsi peuvent-ils ignorer les signes inquiétants que leur enverrait un destin jaloux de les voir trahir leurs mondes respectifs, l’eau pour Ondine, la terre pour Christoph, l’état de grâce dans lequel ils se trouvent l’un avec l’autre étant la négation même d’un souci quant à l’avenir.

Sous l’eau, il y a une vie mystérieuse et cachée, les vieilles histoires ; au-dessus il y a la modernité, l’acier, et tout cela dans le même espace.

— Christian Petzold

La dimension fantastique d’un récit n’est jamais aussi pénétrante que lorsqu’elle se met elle-même en doute. Dans l’imaginaire d’Ondine réécrit par Petzold, rien ne déroge à un ancrage réaliste de l’action. Narré du point de vue d’une subjectivité, celle d’Ondine, le récit avance sur un fil tendu entre deux mondes qu’on opposerait à tort. Il n’y a pas le merveilleux d’un côté, et le réel de l’autre. La rencontre, l’amour fou et tout ce qui s’ensuit sont des événements à double face qui réconcilient ces deux vues de l’esprit : une face ordinaire, fortuite, rejouable à l’infini ; et l’autre face, nécessaire, énigmatique, c’est le versant exalté de l’amour qui suppose un acte de foi, une adhésion. Ce double point de vue rapporté à une même réalité, la bonne mesure – c’est-à-dire la plus intense – est de parvenir à le « tenir » sans le précipiter dans l’abime de l’imaginaire, ou dans cet autre abime qu’est pour la pensée le réel.

Une ville de marais asséchés

Suivant cette oscillation, la géographie du film se concentre sur un petit nombre d’endroits significatifs. À Berlin même, il y a le Stadtmuseum, Ondine y donne ses conférences sur base des maquettes qui y sont exposées, il y a aussi le café attenant au musée et enfin, l’appartement de la jeune femme, un deux-pièces dans une tour moderne. Dans la région de Wuppertal, le récit nous conduit aux rives puis dans les profondeurs d’un lac de barrage, et une chambre d’hôtel. De la métropole au lac, à l’image de ce qui relie Christoph à Ondine, la distance n’est pas une antinomie. La jonction entre les deux zones est effectuée par un train que les amants empruntent à tour de rôle, se surprenant parfois d’une visite imprévue.

Berlin est une ville construite sur des marais, elle a pour ainsi dire asséché un monde pour devenir une grande ville. Et elle n’a pas de mythes propres, c’est une ville moderne, elle est le résultat d’une conception. En tant qu’ancienne ville de marchands, elle a toujours importé ses mythes. Et dans mon imagination, tous ces mythes, toutes ces histoires que les marchands voyageurs ont apportées ici se sont retrouvés, avec l’assèchement des marais, comme échoués sur un estran, et se sont lentement desséchés. En même temps, Berlin est une ville qui efface de plus en plus son histoire. Le Mur, qui donnait une identité à Berlin, a été démoli en un rien de temps. Ici, nous avons un rapport au passé et à l’histoire extrêmement brutal.

— Christian Petzold

L’eau qui recèle les mystères du passé d’Ondine matérialise un refoulé où l’Histoire rejoint le mythe. Berlin revêt le statut d’une création hors-sol devenant l’emblème d’une modernité coupée du sensible. Par contraste, le couple formé par Ondine et Christoph réconcilie l’absolu du présent et intemporalité de l’amour. Leur inattention à l’égard de tout ce qui n’est pas eux, les dégâts matériels qu’occasionne une telle ivresse, c’est-à-dire, au final, cette liberté qu’ils prennent ensemble sur les impératifs de leurs existences respectives, tout cela constitue depuis l’aube de l‘humanité la matière première des tragédies et porte le nom d’hubris, l’excès qui voit l’homme outrepasser sa chance et défier les dieux. Il n’y a pas donc pas tant de failles potentielles dans leur entente qu’un écart entre l’exubérance dont cette entente témoigne et l’empire d’une rationalité sans débordement.

Dans la persistance d’un tel désaccord, on ne peut pas dire que Petzold parvienne entièrement à nous laisser entrevoir ce monde où l’intensité de l’imaginaire trouve à se déployer dans un temps humain. La ligne d’horizon trahit une béance tandis qu’Ondine retourne à son eau originelle. Mais par la survivance de son regard vainqueur de ses profondeurs muettes, tout n’est cependant pas perdu. Ce regard désormais rivé à la surface des flots atteste l’entêtement d’une Histoire, d’une mythologie ou, plus simplement, d’un passé, avec lequel le dialogue attend d’être repris.

« Cunningham », une expérience visuelle totale.

Ce portrait 3D du chorégraphe Merce Cunningham (1919-2009) plonge dans le vif de la création. Preuve que la cinégénie de la danse n’occulte pas nécessairement la pensée qui l’anime.

Summerspace (1958)

Je ne considère pas que la danse renvoie à une humeur ou à un sentiment, pas plus, en un sens, qu’elle n’exprimerait la musique. La danse ne se rapporte à rien, elle est ce qu’elle est : une expérience visuelle totale.

— Merce Cunningham

L’espace est action

D’origine russe, Alla Kovgan a fait de la représentation de la danse à l’écran sa spécialité. Une pratique volontiers itinérante montre qu’il ne s’agit pas pour elle de créer des images secondaires mais que le film recèle une densité équivalente à ce qui se passe sur scène. Considérés sous l’angle de leur potentiel d’actions, les lieux font de l’espace la dimension où un tel transfert peut advenir. Une chaise, une ville ou un écran présument le fait de s’asseoir, de se lever, de tomber, d’apparaître… Suivant cette théorie d’un espace activé et signifiant, la réalisatrice parvient à ressusciter des pans entiers de l’art scénique de Cunningham en produisant des performances au travers desquelles le travail du chorégraphe transparaît comme en temps réel.

Le Wesbeth Center, building new-yorkais qui abritait le studio de la Compagnie fondée par le chorégraphe (MCC) devient le plateau d’une pièce centrée sur un mouvement de chute (Winterbranch, 1964).

Un tunnel en Allemagne, un parking à Cologne, une salle de bal dans un palais… exécutées par les danseurs historiques de la compagnie, ce sont en tout 14 extraits que choisit et remonte Alla Kovgan, accompagnée dans cette tâche par Jennifer Goggans (ancienne interprète de la MCC et coordinatrice à la Cunningham Trust) et Robert Swinston (actuellement directeur du Centre National de Danse Contemporaine d’Angers).

L’œil chorégraphié

Une opinion courante veut que la danse contemporaine ne raconte pas d’histoires. Sans se montrer aussi catégorique, on constate que ce que la danse exprime par le mouvement ne rencontre pas nécessairement son équivalent dans la narration. Qu’un enchaînement d’actions soit traversé par une pensée n’implique pas que la pensée y soit attachée par un lien d’appartenance. Libre au spectateur d’y placer la sienne. Gestes cueillis au vol, costumes décrochés du vestiaire, sons organiques, événements imprévus : le matériau qui intéresse Merce Cunningham n’a jamais été aussi proche de l’ordinaire. On se déplace pour une rencontre, l’accident n’effraie pas. Les danseurs sont des individus qui se croisent sur un plateau. Temps et espace n’encadrent pas l’histoire qu’on se raconte, on ne se raconte pas d’histoires. Et le mouvement, cette reconfiguration anatomique qui va jusqu’à dématérialiser le corps, corps devenu signe, le mouvement ne réécrit pas le réel, il le désarticule.

Verdoyantes colonnades : Runes (1959)

Pour trouver son analogue en langage cinématographique, ce trouble de l’espace requiert que le lieu de captation, en tant que gisement sémantique, soit à même de conjurer les qualités de stabilité inhérentes à la photographie ou à la vidéo. Cette question de l’art vivant envisagé dans son éventuelle ouverture au monde virtuel fut un objet d’études pour Cunningham lui-même qui, aux abords des années 1980, s’appropria une caméra et se mit à filmer ses propres créations. À cette époque, il noua de précieuses collaborations dans les sphères de la haute technologie, recevant à cet endroit toute l’assistance numérique qu’il souhaitait pour mener un peu plus loin l’expérimentation sur un espace pensé dans ses mutations. En connaissance de cause, Alla Kovgan laisse de côté cette période, préférant concentrer son attention sur un segment temporel antérieur compris entre 1942 et 1972. Un relai satisfaisant l’attend dans l’usage de la 3D. Il faut dire qu’appliquée au champ de la danse, cette technologie connaît un antécédent célèbre dans le portrait que Wim Wenders consacra à Pina Bausch en 2011, Pina. Toutefois, cette luxueuse hagiographie ne pourrait différer davantage de l’actuel Cunningham. En dépit de son statut de pionnier, le désir de Wenders n’est pas de scruter avec la distance qui s’impose ce qui fit la singularité du Tanztheater de Wuppertal. Préférant adopter le point de vue du spectateur transi, hommage à l’amitié qui le lia à la chorégraphe, il renonce à mettre au jour les ambivalences qui fondent pourtant l’intérêt de tout héritage.

Le peu d’enthousiasme d’Alla Kovgan pour le genre commémoratif ne l’empêche pas de s’être constitué un important fonds d’archives, photos, lettres, enregistrements vidéos et sonores, coupures de presse… Ayant fait l’objet de longues recherches, la manière dont ce contenu se présente dans le film indique que le passé n’est pas là pour éteindre le feu de la danse mais bien plus pour l’alimenter.

« La 3D privilégie les longs plans ininterrompus qui révèlent une action dans l’espace. » Alla Kovgan

La fluidité du montage témoigne de la cohérence et du naturel de la 3D quand elle se trouve entre de bonnes mains. Ainsi, par un système d’incrustation consistant à diviser l’écran en plusieurs parties, des images de différents types se superposent, procédé qui permet de faire glisser des photographies au-devant d’archives vidéo, de les empiler comme sur une table, d’en agrandir certains détails, comme, par exemple, ce zoom de toute beauté sur les pieds de Cunningham. Il en résulte un portrait dynamique de l’artiste au travail avec, en guise de commentaire, la voix du maître en personne. Détestant les interviews et ne goûtant guère le fait de parler en son nom propre, celui-ci avait en revanche pour habitude de s’enregistrer sur un dictaphone. On pourrait ne rien entendre à la danse et néanmoins goûter l’intelligence de ces notes recueillies dans la solitude du studio, celle d’une réflexion dont la portée, esthétique et philosophique, dépasse de loin le cadre défini par sa discipline.

Sur ses propres jambes

La danse doit reposer sur ses propres jambes plutôt que sur la musique.

— Merce Cunningham

Tout au long d’une carrière qui dura près de 70 ans, Cunningham signa près de 180 pièces. En se concentrant sur la période de 1942-1972, le film met la focale sur les débuts impécunieux et méritoires du danseur-chorégraphe fauché comme on peut l’être quand on se refuse à faire des compromis. C’est l’époque où la troupe en quête de reconnaissance sillonnait les routes américaines dans un minibus Volkswagen. Cette mise en avant des aspects économiques qui affectent le travail des artistes renvoie nécessairement au coût considérable que représente un documentaire 3D. Que cela soit dit, Cunningham n’aurait jamais pu voir le jour sans un système de financement international.

Figure incontournable dans l’histoire du XXème siècle, John Cage illumine le documentaire en proportion de la place qu’il occupa dans la vie de Cunningham. Présent dès les débuts, le compositeur signa un grand nombre des musiques de ses spectacles. Bien que proches collaborateurs, l’un et l’autre tenait à travailler dans la solitude. En effet, l’autonomie de la danse à l’égard des autres disciplines est une des caractéristiques les plus notables de l’écriture scénique de Cunningham. Le travail préparatoire, physique et spatial, se déroule au son du chronomètre. Cette méthode valut à l’artiste une tenace réputation d’insensibilité. En aucun cas la danse ne doit reposer sur un fond sonore ni rester tributaire d’une humeur ou d’un sens conditionnés par la vitesse ou le rythme d’exécution d’un morceau. La réciproque est également valable : musique et chorégraphie mûrissent séparément avant de se rencontrer dans un espace qui est celui de la scène. Bien sûr la rencontre peut se solder par un échec. Mais ce risque est le prix d’un ravissement, « moment où toutes choses, grandes et petites, coïncident. »

John Cage, Merce Cunningham et Robert Rauschenberg (le peintre fut resident designer pour la Compagnie de 1953 à 1964)

Par-delà l’évidence d’un lien affectif et intellectuel rare, qualité de relation propre à mettre un peu vite sous silence à quelle discrétion Cunningham et Cage durent s’astreindre pour être toujours ensemble sans le paraître, l’introduction parallèle et commune de facteurs aléatoires dans le champ de la musique et de la danse demeure la trace la plus tangible et mémorable d’une collaboration aussi féconde que paradoxale entre deux esprits indépendants.

Il m’a semblé que dans notre société où tant d’idées scientifiques émergent, on ne doit plus penser en termes d’ordre de déroulement, d’actions qui s’enchaînent et se suivent. Considérons que l’espace est une dimension d’ouverture. C’est ainsi que je me suis représenté les choses lorsque j’ai commencé à créer des pièces. Ma méthode de composition utilise le hasard et l’aléatoire.

— Merce Cunningham

Une manière d’y arriver consiste pour le chorégraphe à établir un répertoire de mouvements, puis d’en déterminer l’ordre d’exécution sur un coup de dés. En éloignant le travail de composition du territoire de l’intentionnalité, il ne s’agit pas de se dépenser en un jeu absurde et vain. De telles expérimentations visent au contraire à s’approcher du vivant tel qu’il se donne préalablement à toute rationalité. La survenue d’un hasard peut être un moyen efficace de s’extraire des schémas narratifs conventionnels, quand bien même le hasard serait provoqué, attendu, sollicité, exploité. La danse se définit comme une mise en scène du déséquilibre. L’espace qui s’ouvre sous elle est en suspens, compris dans l’imminence de la chute. Au-dessus, c’est l’envol. Il est vrai que devant la splendeur visuelle que nous livre le film d’Alla Kovgan, on se représente mal les résistances du public de l’époque. L’absence d’histoire qu’aggrave le caractère indéterminé de l’œuvre empêche le spectateur d’accéder au courant d’oubli qui est le confort de l’art. D’un lien insaisissable entre des éléments étrangers découle un sentiment de joie ou d’extrême détresse, écart qui n’est pas sans rapport avec une conscience accrue – potentiellement douloureuse – de soi-même.

Mes danseurs et moi formons un groupe d’individus. C’est donc que nous sommes, sur scène comme dans la vie, des gens qui vont et viennent en tous sens. Mais nous n’interprétons rien. Nous sommes dans l’action. Toute interprétation appartient à celui qui regarde. — Merce Cunningham

Les citations sont extraites du film.

Illustrations ©Sophie Dullac Distribution