« Cunningham », une expérience visuelle totale.

Ce portrait 3D du chorégraphe Merce Cunningham (1919-2009) plonge dans le vif de la création. Preuve que la cinégénie de la danse n’occulte pas nécessairement la pensée qui l’anime.

Summerspace (1958)

Je ne considère pas que la danse renvoie à une humeur ou à un sentiment, pas plus, en un sens, qu’elle n’exprimerait la musique. La danse ne se rapporte à rien, elle est ce qu’elle est : une expérience visuelle totale.

— Merce Cunningham

L’espace est action

D’origine russe, Alla Kovgan a fait de la représentation de la danse à l’écran sa spécialité. Une pratique volontiers itinérante montre qu’il ne s’agit pas pour elle de créer des images secondaires mais que le film recèle une densité équivalente à ce qui se passe sur scène. Considérés sous l’angle de leur potentiel d’actions, les lieux font de l’espace la dimension où un tel transfert peut advenir. Une chaise, une ville ou un écran présument le fait de s’asseoir, de se lever, de tomber, d’apparaître… Suivant cette théorie d’un espace activé et signifiant, la réalisatrice parvient à ressusciter des pans entiers de l’art scénique de Cunningham en produisant des performances au travers desquelles le travail du chorégraphe transparaît comme en temps réel.

Le Wesbeth Center, building new-yorkais qui abritait le studio de la Compagnie fondée par le chorégraphe (MCC) devient le plateau d’une pièce centrée sur un mouvement de chute (Winterbranch, 1964).

Un tunnel en Allemagne, un parking à Cologne, une salle de bal dans un palais… exécutées par les danseurs historiques de la compagnie, ce sont en tout 14 extraits que choisit et remonte Alla Kovgan, accompagnée dans cette tâche par Jennifer Goggans (ancienne interprète de la MCC et coordinatrice à la Cunningham Trust) et Robert Swinston (actuellement directeur du Centre National de Danse Contemporaine d’Angers).

L’œil chorégraphié

Une opinion courante veut que la danse contemporaine ne raconte pas d’histoires. Sans se montrer aussi catégorique, on constate que ce que la danse exprime par le mouvement ne rencontre pas nécessairement son équivalent dans la narration. Qu’un enchaînement d’actions soit traversé par une pensée n’implique pas que la pensée y soit attachée par un lien d’appartenance. Libre au spectateur d’y placer la sienne. Gestes cueillis au vol, costumes décrochés du vestiaire, sons organiques, événements imprévus : le matériau qui intéresse Merce Cunningham n’a jamais été aussi proche de l’ordinaire. On se déplace pour une rencontre, l’accident n’effraie pas. Les danseurs sont des individus qui se croisent sur un plateau. Temps et espace n’encadrent pas l’histoire qu’on se raconte, on ne se raconte pas d’histoires. Et le mouvement, cette reconfiguration anatomique qui va jusqu’à dématérialiser le corps, corps devenu signe, le mouvement ne réécrit pas le réel, il le désarticule.

Verdoyantes colonnades : Runes (1959)

Pour trouver son analogue en langage cinématographique, ce trouble de l’espace requiert que le lieu de captation, en tant que gisement sémantique, soit à même de conjurer les qualités de stabilité inhérentes à la photographie ou à la vidéo. Cette question de l’art vivant envisagé dans son éventuelle ouverture au monde virtuel fut un objet d’études pour Cunningham lui-même qui, aux abords des années 1980, s’appropria une caméra et se mit à filmer ses propres créations. À cette époque, il noua de précieuses collaborations dans les sphères de la haute technologie, recevant à cet endroit toute l’assistance numérique qu’il souhaitait pour mener un peu plus loin l’expérimentation sur un espace pensé dans ses mutations. En connaissance de cause, Alla Kovgan laisse de côté cette période, préférant concentrer son attention sur un segment temporel antérieur compris entre 1942 et 1972. Un relai satisfaisant l’attend dans l’usage de la 3D. Il faut dire qu’appliquée au champ de la danse, cette technologie connaît un antécédent célèbre dans le portrait que Wim Wenders consacra à Pina Bausch en 2011, Pina. Toutefois, cette luxueuse hagiographie ne pourrait différer davantage de l’actuel Cunningham. En dépit de son statut de pionnier, le désir de Wenders n’est pas de scruter avec la distance qui s’impose ce qui fit la singularité du Tanztheater de Wuppertal. Préférant adopter le point de vue du spectateur transi, hommage à l’amitié qui le lia à la chorégraphe, il renonce à mettre au jour les ambivalences qui fondent pourtant l’intérêt de tout héritage.

Le peu d’enthousiasme d’Alla Kovgan pour le genre commémoratif ne l’empêche pas de s’être constitué un important fonds d’archives, photos, lettres, enregistrements vidéos et sonores, coupures de presse… Ayant fait l’objet de longues recherches, la manière dont ce contenu se présente dans le film indique que le passé n’est pas là pour éteindre le feu de la danse mais bien plus pour l’alimenter.

« La 3D privilégie les longs plans ininterrompus qui révèlent une action dans l’espace. » Alla Kovgan

La fluidité du montage témoigne de la cohérence et du naturel de la 3D quand elle se trouve entre de bonnes mains. Ainsi, par un système d’incrustation consistant à diviser l’écran en plusieurs parties, des images de différents types se superposent, procédé qui permet de faire glisser des photographies au-devant d’archives vidéo, de les empiler comme sur une table, d’en agrandir certains détails, comme, par exemple, ce zoom de toute beauté sur les pieds de Cunningham. Il en résulte un portrait dynamique de l’artiste au travail avec, en guise de commentaire, la voix du maître en personne. Détestant les interviews et ne goûtant guère le fait de parler en son nom propre, celui-ci avait en revanche pour habitude de s’enregistrer sur un dictaphone. On pourrait ne rien entendre à la danse et néanmoins goûter l’intelligence de ces notes recueillies dans la solitude du studio, celle d’une réflexion dont la portée, esthétique et philosophique, dépasse de loin le cadre défini par sa discipline.

Sur ses propres jambes

La danse doit reposer sur ses propres jambes plutôt que sur la musique.

— Merce Cunningham

Tout au long d’une carrière qui dura près de 70 ans, Cunningham signa près de 180 pièces. En se concentrant sur la période de 1942-1972, le film met la focale sur les débuts impécunieux et méritoires du danseur-chorégraphe fauché comme on peut l’être quand on se refuse à faire des compromis. C’est l’époque où la troupe en quête de reconnaissance sillonnait les routes américaines dans un minibus Volkswagen. Cette mise en avant des aspects économiques qui affectent le travail des artistes renvoie nécessairement au coût considérable que représente un documentaire 3D. Que cela soit dit, Cunningham n’aurait jamais pu voir le jour sans un système de financement international.

Figure incontournable dans l’histoire du XXème siècle, John Cage illumine le documentaire en proportion de la place qu’il occupa dans la vie de Cunningham. Présent dès les débuts, le compositeur signa un grand nombre des musiques de ses spectacles. Bien que proches collaborateurs, l’un et l’autre tenait à travailler dans la solitude. En effet, l’autonomie de la danse à l’égard des autres disciplines est une des caractéristiques les plus notables de l’écriture scénique de Cunningham. Le travail préparatoire, physique et spatial, se déroule au son du chronomètre. Cette méthode valut à l’artiste une tenace réputation d’insensibilité. En aucun cas la danse ne doit reposer sur un fond sonore ni rester tributaire d’une humeur ou d’un sens conditionnés par la vitesse ou le rythme d’exécution d’un morceau. La réciproque est également valable : musique et chorégraphie mûrissent séparément avant de se rencontrer dans un espace qui est celui de la scène. Bien sûr la rencontre peut se solder par un échec. Mais ce risque est le prix d’un ravissement, « moment où toutes choses, grandes et petites, coïncident. »

John Cage, Merce Cunningham et Robert Rauschenberg (le peintre fut resident designer pour la Compagnie de 1953 à 1964)

Par-delà l’évidence d’un lien affectif et intellectuel rare, qualité de relation propre à mettre un peu vite sous silence à quelle discrétion Cunningham et Cage durent s’astreindre pour être toujours ensemble sans le paraître, l’introduction parallèle et commune de facteurs aléatoires dans le champ de la musique et de la danse demeure la trace la plus tangible et mémorable d’une collaboration aussi féconde que paradoxale entre deux esprits indépendants.

Il m’a semblé que dans notre société où tant d’idées scientifiques émergent, on ne doit plus penser en termes d’ordre de déroulement, d’actions qui s’enchaînent et se suivent. Considérons que l’espace est une dimension d’ouverture. C’est ainsi que je me suis représenté les choses lorsque j’ai commencé à créer des pièces. Ma méthode de composition utilise le hasard et l’aléatoire.

— Merce Cunningham

Une manière d’y arriver consiste pour le chorégraphe à établir un répertoire de mouvements, puis d’en déterminer l’ordre d’exécution sur un coup de dés. En éloignant le travail de composition du territoire de l’intentionnalité, il ne s’agit pas de se dépenser en un jeu absurde et vain. De telles expérimentations visent au contraire à s’approcher du vivant tel qu’il se donne préalablement à toute rationalité. La survenue d’un hasard peut être un moyen efficace de s’extraire des schémas narratifs conventionnels, quand bien même le hasard serait provoqué, attendu, sollicité, exploité. La danse se définit comme une mise en scène du déséquilibre. L’espace qui s’ouvre sous elle est en suspens, compris dans l’imminence de la chute. Au-dessus, c’est l’envol. Il est vrai que devant la splendeur visuelle que nous livre le film d’Alla Kovgan, on se représente mal les résistances du public de l’époque. L’absence d’histoire qu’aggrave le caractère indéterminé de l’œuvre empêche le spectateur d’accéder au courant d’oubli qui est le confort de l’art. D’un lien insaisissable entre des éléments étrangers découle un sentiment de joie ou d’extrême détresse, écart qui n’est pas sans rapport avec une conscience accrue – potentiellement douloureuse – de soi-même.

Mes danseurs et moi formons un groupe d’individus. C’est donc que nous sommes, sur scène comme dans la vie, des gens qui vont et viennent en tous sens. Mais nous n’interprétons rien. Nous sommes dans l’action. Toute interprétation appartient à celui qui regarde. — Merce Cunningham

Les citations sont extraites du film.

Illustrations ©Sophie Dullac Distribution

États de corps : « Si c’était de l’amour » de Patric Chiha

Les corps qui intègrent la distorsion des images souffrent et se confondent.

Il existe bien des manières d’enregistrer un travail de création. Dans leur tentative d’approche, les points de vue les plus aventureux se passent de documenter ce mystère. De fait, pénétrer la scène jusqu’au souffle, jusqu’à la peau, jusqu’à la pensée que sous-tend chaque geste est moins le fait d’une caméra que celui d’un regard. Et d’ailleurs, qu’est-ce que le cinéma aurait à offrir au spectacle vivant ? Rien sans doute, du moins en retour, puisque le spectacle vivant donne beaucoup lui, au cinéma. Dès lors pour Patric Chiha, filmer « Crowd », pièce de son amie chorégraphe Gisèle Vienne, revient à faire œuvre de spectateur. C’est-à-dire : rêver.

Si c'était de l'amour1

Le cinéma a le pouvoir de desserrer tout ce que l’image fige. Ce qui rend la danse réfractaire à toute tentative de capture découle autant de son intensité persuasive que de ce que s’y dérobe toujours dans la fugacité d’un instant, le sens fortuit d’un geste ou l’inconséquence d’une rencontre. Ces dimensions de fuite qui en sont l’ouverture fondent l’argument de Crowd, pièce à la fois très située et très allégorique évoquant une fête improvisée, une rave comme il s’en produisait un peu partout dans les années 1990. En ce lieu comme en représentation, la danse concentre la totalité de l’être dans un corps, corps qui n’est pas moins individuel que collectif. Sous l’ardeur brutale des musiques électro et des flashes, la nuit dont procède l’événement lève un territoire où la violence se veut cathartique et où l’extase, enchaînée au sida, conduit à la mort.

Dans une chorégraphie de Gisèle Vienne, l’énergie tient à ce riche paradoxe que déploie un montage d’improvisations dans une dramaturgie élaborée sur la texture même du réel. C’était déjà ainsi que procédait Pina Bausch. Pas à pas, le spectacle se construit par prélèvements subtils de gestes. Les personnages sont écrits, ils existent en biographie, pour Crowd ce sont des textes imaginés par Denis Cooper et Gisèle Vienne. Aux danseurs ensuite de prêter chair et mouvement à ces lignes de vie, que la rave se chargera d’entrechoquer. Les corps se cherchent, des attitudes émergent, matériau dont se saisit un imaginaire plus enclin aux distorsions qu’à la poursuite du naturel. Il en résulte une création trouble, à la fois très maîtrisée et très aléatoire dans son principe.

D’où vient la danse

Le trouble, c’est ce qui conduit Patric Chiha dans son propre geste de cinéaste. Sa filmographie borderline en témoigne avec force. Désireux de le maintenir, voire de l’accentuer, il accorde, à ceux qui le projettent, ces corps de fiction que sont les danseurs, une chance de s’en emparer à leur tour, de le retourner sur (ou contre ?) eux-mêmes. Si c’était de l’amour devient alors à Crowd ce qu’une surface liquide est au paysage : une imprégnation ivre.

Complices dans leurs démarches respectives, le film et la pièce se jouent de la réciprocité des rapports entre l’art et la vie, la fiction et le réel, dès lors qu’ils s’inspirent mutuellement et s’augmentent de leur contiguïté. Cette idée d’une scénographie réceptive, qui, plutôt que de donner de la vraisemblance à une fiction, se propose d’accueillir ce qui, dans le réel, s’en émancipe, s’imagine et se fantasme, c’est, semble-t-il, Toute une nuit, un film de Chantal Akerman, qui l’aurait inspiré tant à Gisèle Vienne qu’à Patric Chiha. Le titre est explicite : Si c’était de l’amour ne s’arrête sur la forme théâtrale que pour sonder ce qui se trame à l’intérieur du temps que la représentation condense. Il s’agit de sentir de quelle émotion, de quel état de corps provient la danse, et avant elle la musique, et de laisser infuser cet ailleurs dont elles sont toutes deux dépositaires.

La tristesse, les frissons la peur, le rire la joie.

Malgré une structure limpide, le film présente des contours mouvants qui ne trahissent pas immédiatement leur jeu. En apparence, il s’agit d’une alternance assez classique d’extraits de spectacles (filmés tout au long de la tournée, dans diverses salles) que viennent interrompre des interventions de la chorégraphe. À ces travaux physiques menés à la rondeur du souffle et au rythme inflexible de la musique électro sont suspendus, comme du linge mis à sécher sur une corde, la parole des danseurs. C’est à cet endroit précisément que le trait se brouille. Serait-ce la trivialité de ce type de discours dont le caractère intime n’a rien qui ne déroge à la plus ordinaire des litanies amoureuses ? Le fait est qu’on ne sait jamais, du personnage ou de son interprète, qui parle. Il pourrait donc ne s’agir que d’un prologue à la danse, un aperçu de ce que le danseur imagine dans la peau de son rôle.

Ces apartés, même feints, même constitutifs du spectacle, font retomber la danse, l’effilochent, la dé-posent. De ce détour par les coulisses, les corps ressortent comme froissés. Par un effet de mise en abîme, l’approfondissement ou l’invention d’un tel espace intermédiaire mettent également en évidence ce qui s’opère au cœur de la forme dansée, au prix de quoi la prose affective se métamorphose en poème gestuel. A moins que, en inversant la proposition, l’émotion ne soit pas un état d’âme mais un état du corps. Selon William James – cité par le cinéaste avec un demi-sourire –, le geste est déterminant. Ce sont les larmes qui fondent la tristesse, les frissons la peur, le rire la joie. Les changements corporels suivent immédiatement la perception du fait excitant, et le sentiment que nous avons de ces changements à mesure qu’ils se produisent, c’est l’émotion. Quelle émotion, se demande-t-on alors, peut-il bien naître d’un geste empêché ?

Impossible baiser

Dans la pièce, un dispositif imaginaire s’impose aux corps pour les transformer en substrats involontaires d’effets cinématographiques. Les mouvements sont ralentis, saccadés, altérés, répondant à un mimétisme technologique cruel et désespérant. Il y a une vérité connue dans ce procédé, celle que les corps ayant intégré la distorsion des images souffrent et se ressemblent. Un baiser impossible, retenu à la dernière seconde, se confond dans sa manifestation contrariée à l’esquive d’une offense. Ce stratagème féroce n’est pas sans nous rappeler que Gisèle Vienne a débuté comme marionnettiste. Et si ce traitement – très spectaculaire, il faut le dire – donne raison au « sentiment physique » que postule William James, c’est que, dans le naturel dénaturé des danseurs, dans leurs gestes entravés, étirés, rompus, soumis à une grâce esseulée, nous mesurons sans peine à quelle famine émotionnelle se plient quotidiennement nos propres corps contraints.

Rêves dansants

Anne LINSEL, Rainer HOFFMANN, «  Rêves dansants »

« La seule conscience de bouger change toute la matière du mouvement. Il ne s’agit pas de se regarder bouger comme on s’écoute parler mais d’amener à un niveau d’apparition suffisant ce qui est à peine esquissé par un corps. » Frédéric Valabrègue, Ici-même.

Elle traverse la salle d’un pas un peu flou – on dirait vaporeux mais ce mot, trop léger, ne lui correspond pas -, s’attable devant le groupe des adolescents : c’est elle l’auteur et elle vient prendre part au festin chorégraphique. Pina Bausch en 2008, difficile d’admettre qu’un visage aussi marqué puisse être à ce point indéchiffrable. Et pourtant, il y a de la dévoration dans son regard et dans son imaginaire, mais aussi, qualité trop rare, de la sollicitude. Cette indécision quant à son visage, ce n’est pas celle des sentiments, mais de leur expression, ce qui, pour elle, se traduit en questionnement sur la forme. Comment le geste dansé peut-il prendre le relai de gestes déjà fourvoyés ? Le langage corporel n’est-il pas toujours traître, médisant ? La danse ne corrige rien, mais elle peut jouer, défaire, dramatiser. Avec Pina Bausch, les danseurs sont sans contours, tâtonnants, ils doivent se toucher pour exister, se heurter pour sentir leurs limites. A travers eux, c’est un rapport au monde qui s’esquisse – un rapport seulement : contacts, séparations. Les êtres s’abordent et débordent, se mélangent et ne se définissent que dans la mesure où ils s’influencent. La rencontre n’est ni simple, ni douce. S’il arrive qu’elle dégage quelque chose de cruel, ce n’est là rien d’autre que cruelle pondération de l’ordinaire : jamais un donné pour un reçu, caresses différées, violence déviée, césures, manques, excès. Cette analyse du déséquilibre fonde l’intégrité du Tanztheater de Pina Bausch.

En tenues de soirée, vieillis par le maquillage, les adolescents sont amenés à prendre des poses, à s’exagérer : ils affichent une détermination qui leur est, disent-ils, étrangère. Sans eux le décor est invisible, une salle de bal aux murs gris, quelques chaises noires ; les robes roses, vertes, jaunes, bleues sont, elles, un autre décor, peut-être le seul vrai, décor agité, aussi versicolore que ces tendres rengaines, tantôt lestes tantôt chevrotantes, qu’on croirait sorties d’une vieille radio. Voilà sur quoi se posent les rencontres : un espace mobile, indécidable. Ce que sont aussi les corps, à plus forte raison ceux des adolescents, aimantés vers une violence qui, dès la première décharge – heurt, palpation, morsure – s’inverse en vulnérabilité. Entre ces extrêmes, il y a le raté, le retenu, le geste manqué et – figure de loin la plus déchirante – l’esquive : regard aveugle, main qui se tend désespérément et ne saisit rien.

Faire danser des adolescents amateurs sur Kontakthof, après avoir confié cette même pièce à une troupe de sexagénaires, c’est travailler l’humain jusqu’à la confusion. Pourquoi les jeunes ont-ils répondu à l’appel ? Avant les auditions, ils connaissaient à peine le nom de la chorégraphe, et ne dansaient pas. Bien sûr, chacun peut énoncer une motivation : se distraire, apprendre, accompagner, expérimenter. Tout cela est très sérieux, on est sérieux quand on a 15 ans… Mais avec Pina Bausch la danse ne vient pas se déposer comme un savoir supplémentaire, il n’est pas question d’apprendre une technique pour en retirer de nouvelles aptitudes, il s’agit au contraire de conquérir un naturel. Recherche d’un mouvement à soi.

Le film, Les Rêves dansants, consiste en surimpressions, peut-être d’ailleurs comme tout documentaire, tissu de trames partenaires qui ne coïncident pas. La mise en scène des répétitions double celle du spectacle. L’une, démonstrative, suit l’évolution des adolescents s’initiant à la danse, l’autre, implicite, est trace d’une chorégraphie en train de se faire. Ni l’une ni l’autre n’est montrée en son entier. L’ellipse garantit la pudeur.

Le montage, qui met en résonance des morceaux de mouvement, produit du rythme, et donc des ruptures. C’est l’illusion du filant, de l’ouvert, la spontanéité sans le désordre, la structure et le souffle. Ce différentiel donne son élan à l’image : les fragments de l’énoncé (gestes répétés, bouts d’entretiens, relâches, apparitions de Pina, extraits du spectacle final) s’orientent vers les fragments du sensible, mouvements cette fois effilochés, tics, mimiques, cris, soupirs, balbutiements. Relai continu et fécond de l’intime au démonstratif. C’est dire qu’il y a, entre le travail des documentaristes et celui de Pina Bausch (relayée ici par ses assistantes) un jeu de correspondances utiles. Le montage n’est plus seulement pertinent, il devient signifiant, valeur qui renvoie de façon évidente au corps adolescent.

Pina Bausch fait de celui-ci le réceptacle d’archives disparates, siennes et étrangères. Les fictions du présent composent avec les ombres du passé, fantômes des incarnations successives et souvenirs personnels de la chorégraphe (les costumes et les musiques de Kontakthof situent la pièce dans les années 50). L’adolescence est l’âge de l’indétermination, des rêves décisifs et des troubles de la mue. Ces états de présence – latence – s’aggravent du bon accueil que l’adolescent réserve aux enjeux adultes, en particulier sexuels, non qu’il se donne comme un support vierge, innocent, mais justement parce qu’il se construit en faisant feu de tout bois. Irrésistible séduction d’une chair disponible offerte aux fantasmes. Sans être réduit au silence, l’adolescent est l’hôte complaisant d’imaginaires multiples qu’il superpose au sien, à son vécu.

C’est la fonction critique du documentaire de confronter les jeunes à leurs personnages, ce faisant, de les confronter à eux-mêmes, c’est-à-dire à leurs représentations, leur passé (parfois tragique), leurs désirs, leurs aspirations. Les corps glissent de l’informe à une prise de conscience plus aiguë de soi, d’autrui, de l’espace, des enjeux en cours, c’est à ce moment-là que, pour un bref instant, on les voit faire ce mouvement à soi si cher à Pina Bausch. Mouvement qui ne doit pas être tenu, sacralisé : c’est comme toucher le fond, ensuite il faut réapparaître, refaire surface. Aussitôt dénudé, le naturel peut être réformé en geste dansé. Voilà ce en quoi consiste la danse qui ne fixe rien, chair, peau, desquelles Pina Bausch fait affleurer les imaginaires, les convie à un festin où ils sont rois, et cependant jamais esseulés. Et ce sont les adolescents fardés, costumés, merveilleusement versatiles, les uns envers les autres, émus, émouvants. Ainsi ce qui leur est offert, en toute humilité, en toute allégresse, c’est un langage sensible, langage corporel, expérience habitée de soi, d’autrui, des possibles soi-même.

Aussi sur ce blog : Elle piétine la vie ordinaire (Pina Bausch) et Un jour Pina a demandé

Anne LINSEL, Rainer HOFFMANN, «  Rêves dansants », Allemagne, 2011 (durée : 89’)

Fragilité de la danseuse

Degas, Le maître de ballet (détail)

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Si, depuis toute petite, elle avance sur les pointes le long d’un fil qu’elle ramasse et  projette au loin, brûlante arête de surface, si elle ne passe ni au-dessus ni en dessous, tâtant du bout du pied le vif, le tranchant, ne sentant pas la chaude haleine du sous-sol, sa suavité souveraine, son lancinant appel, ne sentant pas mais déjà corrompue ne sentant pas qu’il s’insinue et l’envahit, l’enlace petit à petit

Si depuis toute petite elle songe et se décentre, si la pensée qui rassemble la décompose en mouvements, détourne, étire, tord cou, cheveux et doigts, tend jambes nues et discontinues au-delà, noue, écarte, effile ; corps rêveur, si son intelligence ne veut pas des limites de la vie sans issue, chaque rêve formé devenant réel de geste, si dansant déçue elle tourbillonne vers le dehors décrivant des cercles toujours plus larges, plus ouverts

Si depuis toute petite elle ronge sa propre chair, nourriture qui reflue des veines à la peau, carence des lèvres, si la consistance monte du ventre pour alimenter la fièvre, alors l’ivresse dedans le souffle chauffant la gorge est l’incandescence

Si depuis toute petite elle recèle une poche de vide au fond de l’estomac immense prégnance sans poids, sans lumière, néant sans devenir, si dévorée par lui, ce vide la remplit tout entière, l’ancre, l’alourdit, formidable rien qui l’atterre

Si depuis toute petite filant sa folle perspective allant hors-champ disparue d’elle-même muant, pliée, déployée, transformée, changeant de rôle, de personnalité, si elle se fond dans le miroir qui l’interroge traduite en figures et postures, si elle s’élance, s’envole, signe sans demeure, rire mise en scène éclate –  ferveur

Si depuis toute petite elle détaille l’éclat, le fugitif, le dépassé, matricielle, épuisant ravie l’immatériel, elle enfante l’espace

Si depuis toute petite elle est petite, qu’elle glisse diaphane, et fuit furtive, et vit invisible, si elle ne pèse rien aux yeux des autres comme aux siens, approchant sans être proche, évoluant sans atteindre, imperceptible quand elle s’élance en piste sinon sidérée d’être regardée

Si ne dansant pas pour elle-même puisqu’elle danse déjà, elle est la danse elle n’est même que cela, ne sachant rien faire d’autre, ne voulant pas, si la danse cependant ne suffit pas

Si ne dansant pas pour être aimée, aimant seulement danser, si elle continue, s’obstine, inutile mais exposée, alors elle sera reçue, en plein vol, par ses bras qui l’attendent et l’emportent et la reprennent et la relancent, partenaire sur le fil s’il danse avec elle, alors elle sera fragile.

Errances exiguës

« Fish tank », Andrea Arnold, avec Katie Jarvis, Kierston Wareing, Michael Fassbender, Angleterre, 2009 (durée : 2h02)


A la verticale, les étages s’entassent, guère différents les uns des autres, fenêtres et balcons s’empilent, grouillant d’enfants, de chiens, de linge, de poubelles, d’objets divers qu’on ne sait où ranger, peut-être parce que sans utilité réelle, laissés là comme possessions lâches, objets transitionnels fixant la surface extérieure d’un des innombrables appartements, ils caractérisent à peine le passage qu’ils gênent, rampe identique même dans le désordre à celle du dessus et encore à celle du dessus et ainsi de suite jusqu’au toit. A l’horizontale les blocs s’enchaînent uniformément, collés, greffés dans la masse, avec la pelouse autour et les terrains de jeu. Beaucoup de béton et beaucoup d’herbe, les deux matières vont assez bien ensemble. On est serré à l’intérieur, comme dans un aquarium (fish tank). Les gens qui habitent là savent tirer parti des surfaces découpées, ils ont le geste rompu, l’énergie par saccades, l’impatience de l’anxiété. Ça bouge de partout et ça se pose quand l’alcool devient trop lourd, avec la fatigue aussi, l’ennui, la télévision, le rêve d’autre chose. Mais la plupart du temps, la vivacité des corps et le jaillissement de la musique compensent la rigueur du milieu, l’exaspération répond au pullulement forcé.

Quinze ans dans l’aquarium, électron farouche et fébrile, Mia maîtrise l’espace comme un poisson capable de traverser à toute vitesse des circuits étroits et compliqués. C’est un souffle, une écume, une rage. Rien ne l’arrête, ni la peur ni les coups. Quand, au risque de se faire mordre par un molosse ou violer par les gitans,  elle ne tente pas de délivrer un grand cheval blanc, elle danse. Sans public, seule, avec une sombre obstination. Difficile de la prendre au dépourvu, impossible, en apparence, de l’émouvoir, de l’atteindre. Pourtant voici qu’un matin, à son insu, un homme la regarde, elle toute jeune sans maquillage, toute douce les cheveux défaits, le dos tourné, face à la télévision tandis qu’elle danse, mime les mouvements des femmes sur l’écran, il l’observe, à quelques pas, l’enveloppe et lui sourit déjà, émerveillé, forcément intéressé. Tableau significatif d’une  rencontre. L’homme est le nouvel amant de la mère immature. L’autre, l’étranger, l’odeur, le toucher, la puissance, l’espace surtout, le point de fuite vers l’ailleurs. Il suffit d’une sortie en voiture, la musique inconnue, la nature ignorée, pour que le désir se déploie, s’élargisse à mesure que le monde s’ouvre, jusqu’à ce que soudain ce même désir s’inverse, se mette à rétrécir, prévisible reflux, régresse  sans errer davantage, se concentre sur les corps.

Ça continue ; la suite n’est pas forcément prévisible, le développement se révèle plus tortueux que l’amorce. Aussi, dans ce film, à qui peut-on se fier ? Aucun personnage ne semble vouloir de notre sympathie, l’innocence n’est même pas envisagée. Sans s’identifier, on reste à l’extérieur, mais cet extérieur se situe dans un espace fictionnel qui lui, nous contient, nous fascine. Un appartement dont les chambres sont imbriquées les unes dans les autres, des fenêtres sans âme, une exiguïté qui se déverse en terrains vagues, des champs d’herbe qui s’échangent contre des autoroutes, une eau dangereuse qui guette les filles inquiètes, un cimetière de voitures, une morne banlieue – un espace traversé à toute allure, sans cesse reconfiguré, tangent et progressivement abstrait, découpé, démonté, quitté – en fin de compte toujours réitéré. Telle est la limite, non pas un lieu précis, mais une configuration mentale.

Certains films s’offrent à la description (la paraphrase) mieux qu’à l’analyse, ou à la critique. « Fish tank » est de ceux-là, même s’il y a beaucoup à en dire, l’adolescence, le social, le sexe, la structure de conte, le symbolisme évident, l’éclairage, le filmage, le découpage, tout cela on le sait, on le lit partout. Filmées en caméra subjective, les plus belles scènes du film sont troubles comme la plongée dans l’inconscient d’une inconnue. Le commentaire paraît superflu ; une telle intimité avec un corps étranger  fait craindre l’intrusion indésirable. Mieux vaut, je crois, accompagner la révélation, réfléchir l’apparence,  faire écho sans surimpression, transmettre le ressenti pour le garder intact.

« Fish tank », Andrea Arnold