« Cunningham », une expérience visuelle totale.

Ce portrait 3D du chorégraphe Merce Cunningham (1919-2009) plonge dans le vif de la création. Preuve que la cinégénie de la danse n’occulte pas nécessairement la pensée qui l’anime.

Summerspace (1958)

Je ne considère pas que la danse renvoie à une humeur ou à un sentiment, pas plus, en un sens, qu’elle n’exprimerait la musique. La danse ne se rapporte à rien, elle est ce qu’elle est : une expérience visuelle totale.

— Merce Cunningham

L’espace est action

D’origine russe, Alla Kovgan a fait de la représentation de la danse à l’écran sa spécialité. Une pratique volontiers itinérante montre qu’il ne s’agit pas pour elle de créer des images secondaires mais que le film recèle une densité équivalente à ce qui se passe sur scène. Considérés sous l’angle de leur potentiel d’actions, les lieux font de l’espace la dimension où un tel transfert peut advenir. Une chaise, une ville ou un écran présument le fait de s’asseoir, de se lever, de tomber, d’apparaître… Suivant cette théorie d’un espace activé et signifiant, la réalisatrice parvient à ressusciter des pans entiers de l’art scénique de Cunningham en produisant des performances au travers desquelles le travail du chorégraphe transparaît comme en temps réel.

Le Wesbeth Center, building new-yorkais qui abritait le studio de la Compagnie fondée par le chorégraphe (MCC) devient le plateau d’une pièce centrée sur un mouvement de chute (Winterbranch, 1964).

Un tunnel en Allemagne, un parking à Cologne, une salle de bal dans un palais… exécutées par les danseurs historiques de la compagnie, ce sont en tout 14 extraits que choisit et remonte Alla Kovgan, accompagnée dans cette tâche par Jennifer Goggans (ancienne interprète de la MCC et coordinatrice à la Cunningham Trust) et Robert Swinston (actuellement directeur du Centre National de Danse Contemporaine d’Angers).

L’œil chorégraphié

Une opinion courante veut que la danse contemporaine ne raconte pas d’histoires. Sans se montrer aussi catégorique, on constate que ce que la danse exprime par le mouvement ne rencontre pas nécessairement son équivalent dans la narration. Qu’un enchaînement d’actions soit traversé par une pensée n’implique pas que la pensée y soit attachée par un lien d’appartenance. Libre au spectateur d’y placer la sienne. Gestes cueillis au vol, costumes décrochés du vestiaire, sons organiques, événements imprévus : le matériau qui intéresse Merce Cunningham n’a jamais été aussi proche de l’ordinaire. On se déplace pour une rencontre, l’accident n’effraie pas. Les danseurs sont des individus qui se croisent sur un plateau. Temps et espace n’encadrent pas l’histoire qu’on se raconte, on ne se raconte pas d’histoires. Et le mouvement, cette reconfiguration anatomique qui va jusqu’à dématérialiser le corps, corps devenu signe, le mouvement ne réécrit pas le réel, il le désarticule.

Verdoyantes colonnades : Runes (1959)

Pour trouver son analogue en langage cinématographique, ce trouble de l’espace requiert que le lieu de captation, en tant que gisement sémantique, soit à même de conjurer les qualités de stabilité inhérentes à la photographie ou à la vidéo. Cette question de l’art vivant envisagé dans son éventuelle ouverture au monde virtuel fut un objet d’études pour Cunningham lui-même qui, aux abords des années 1980, s’appropria une caméra et se mit à filmer ses propres créations. À cette époque, il noua de précieuses collaborations dans les sphères de la haute technologie, recevant à cet endroit toute l’assistance numérique qu’il souhaitait pour mener un peu plus loin l’expérimentation sur un espace pensé dans ses mutations. En connaissance de cause, Alla Kovgan laisse de côté cette période, préférant concentrer son attention sur un segment temporel antérieur compris entre 1942 et 1972. Un relai satisfaisant l’attend dans l’usage de la 3D. Il faut dire qu’appliquée au champ de la danse, cette technologie connaît un antécédent célèbre dans le portrait que Wim Wenders consacra à Pina Bausch en 2011, Pina. Toutefois, cette luxueuse hagiographie ne pourrait différer davantage de l’actuel Cunningham. En dépit de son statut de pionnier, le désir de Wenders n’est pas de scruter avec la distance qui s’impose ce qui fit la singularité du Tanztheater de Wuppertal. Préférant adopter le point de vue du spectateur transi, hommage à l’amitié qui le lia à la chorégraphe, il renonce à mettre au jour les ambivalences qui fondent pourtant l’intérêt de tout héritage.

Le peu d’enthousiasme d’Alla Kovgan pour le genre commémoratif ne l’empêche pas de s’être constitué un important fonds d’archives, photos, lettres, enregistrements vidéos et sonores, coupures de presse… Ayant fait l’objet de longues recherches, la manière dont ce contenu se présente dans le film indique que le passé n’est pas là pour éteindre le feu de la danse mais bien plus pour l’alimenter.

« La 3D privilégie les longs plans ininterrompus qui révèlent une action dans l’espace. » Alla Kovgan

La fluidité du montage témoigne de la cohérence et du naturel de la 3D quand elle se trouve entre de bonnes mains. Ainsi, par un système d’incrustation consistant à diviser l’écran en plusieurs parties, des images de différents types se superposent, procédé qui permet de faire glisser des photographies au-devant d’archives vidéo, de les empiler comme sur une table, d’en agrandir certains détails, comme, par exemple, ce zoom de toute beauté sur les pieds de Cunningham. Il en résulte un portrait dynamique de l’artiste au travail avec, en guise de commentaire, la voix du maître en personne. Détestant les interviews et ne goûtant guère le fait de parler en son nom propre, celui-ci avait en revanche pour habitude de s’enregistrer sur un dictaphone. On pourrait ne rien entendre à la danse et néanmoins goûter l’intelligence de ces notes recueillies dans la solitude du studio, celle d’une réflexion dont la portée, esthétique et philosophique, dépasse de loin le cadre défini par sa discipline.

Sur ses propres jambes

La danse doit reposer sur ses propres jambes plutôt que sur la musique.

— Merce Cunningham

Tout au long d’une carrière qui dura près de 70 ans, Cunningham signa près de 180 pièces. En se concentrant sur la période de 1942-1972, le film met la focale sur les débuts impécunieux et méritoires du danseur-chorégraphe fauché comme on peut l’être quand on se refuse à faire des compromis. C’est l’époque où la troupe en quête de reconnaissance sillonnait les routes américaines dans un minibus Volkswagen. Cette mise en avant des aspects économiques qui affectent le travail des artistes renvoie nécessairement au coût considérable que représente un documentaire 3D. Que cela soit dit, Cunningham n’aurait jamais pu voir le jour sans un système de financement international.

Figure incontournable dans l’histoire du XXème siècle, John Cage illumine le documentaire en proportion de la place qu’il occupa dans la vie de Cunningham. Présent dès les débuts, le compositeur signa un grand nombre des musiques de ses spectacles. Bien que proches collaborateurs, l’un et l’autre tenait à travailler dans la solitude. En effet, l’autonomie de la danse à l’égard des autres disciplines est une des caractéristiques les plus notables de l’écriture scénique de Cunningham. Le travail préparatoire, physique et spatial, se déroule au son du chronomètre. Cette méthode valut à l’artiste une tenace réputation d’insensibilité. En aucun cas la danse ne doit reposer sur un fond sonore ni rester tributaire d’une humeur ou d’un sens conditionnés par la vitesse ou le rythme d’exécution d’un morceau. La réciproque est également valable : musique et chorégraphie mûrissent séparément avant de se rencontrer dans un espace qui est celui de la scène. Bien sûr la rencontre peut se solder par un échec. Mais ce risque est le prix d’un ravissement, « moment où toutes choses, grandes et petites, coïncident. »

John Cage, Merce Cunningham et Robert Rauschenberg (le peintre fut resident designer pour la Compagnie de 1953 à 1964)

Par-delà l’évidence d’un lien affectif et intellectuel rare, qualité de relation propre à mettre un peu vite sous silence à quelle discrétion Cunningham et Cage durent s’astreindre pour être toujours ensemble sans le paraître, l’introduction parallèle et commune de facteurs aléatoires dans le champ de la musique et de la danse demeure la trace la plus tangible et mémorable d’une collaboration aussi féconde que paradoxale entre deux esprits indépendants.

Il m’a semblé que dans notre société où tant d’idées scientifiques émergent, on ne doit plus penser en termes d’ordre de déroulement, d’actions qui s’enchaînent et se suivent. Considérons que l’espace est une dimension d’ouverture. C’est ainsi que je me suis représenté les choses lorsque j’ai commencé à créer des pièces. Ma méthode de composition utilise le hasard et l’aléatoire.

— Merce Cunningham

Une manière d’y arriver consiste pour le chorégraphe à établir un répertoire de mouvements, puis d’en déterminer l’ordre d’exécution sur un coup de dés. En éloignant le travail de composition du territoire de l’intentionnalité, il ne s’agit pas de se dépenser en un jeu absurde et vain. De telles expérimentations visent au contraire à s’approcher du vivant tel qu’il se donne préalablement à toute rationalité. La survenue d’un hasard peut être un moyen efficace de s’extraire des schémas narratifs conventionnels, quand bien même le hasard serait provoqué, attendu, sollicité, exploité. La danse se définit comme une mise en scène du déséquilibre. L’espace qui s’ouvre sous elle est en suspens, compris dans l’imminence de la chute. Au-dessus, c’est l’envol. Il est vrai que devant la splendeur visuelle que nous livre le film d’Alla Kovgan, on se représente mal les résistances du public de l’époque. L’absence d’histoire qu’aggrave le caractère indéterminé de l’œuvre empêche le spectateur d’accéder au courant d’oubli qui est le confort de l’art. D’un lien insaisissable entre des éléments étrangers découle un sentiment de joie ou d’extrême détresse, écart qui n’est pas sans rapport avec une conscience accrue – potentiellement douloureuse – de soi-même.

Mes danseurs et moi formons un groupe d’individus. C’est donc que nous sommes, sur scène comme dans la vie, des gens qui vont et viennent en tous sens. Mais nous n’interprétons rien. Nous sommes dans l’action. Toute interprétation appartient à celui qui regarde. — Merce Cunningham

Les citations sont extraites du film.

Illustrations ©Sophie Dullac Distribution

Fin de la pensée solitaire.

« Quand je suis seul, je ne suis pas là. Cela ne signifie pas un état psychologique, indiquant l’évanouissement, l’effacement de ce droit à éprouver ce que j’éprouve à partir de moi comme d’un centre. Ce qui vient à ma rencontre, ce n’est pas que je sois un peu moins moi-même, c’est ce qu’il y a derrière moi, ce que moi dissimule pour être à soi. » Maurice Blanchot, L’Espace littéraire.

« La possession par un dieu – l’enthousiasme – n’est pas l’irrationnel, mais la fin de la pensée solitaire ou intérieure, début d’une vraie expérience du nouveau – déjà Désir. » Emmanuel Lévinas, Totalité et Infini.

Giuseppe Penone, Svolgere la propria pelle (Développer sa propre peau).

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Il est une forme de solitude qui n’est pas un état, c’est-à-dire non pas état où l’on stagne mais état que l’on gagne ; une solitude qui est éloignement, lointain désirable. Sa forme est ouverte, pays d’accueil, espace désigné mais irreprésentable, cheminement qui, à peine initié, engage celui qui s’y risque et ne s’interrompt plus, continue, découle. Solitude béante, illimitée : appel de l’infini.

Nul ne remplit cette solitude comme on se remplit soi-même, comme l’identité comble (étouffe) jusqu’à travers ce qui arrive, altérations, doutes, revirements. Une, vide, la solitude contraste avec la pleine consistance, avec le moi innombrable. Elle est ouverte, je suis enfermé, elle est pure extériorité, je suffoque. C’est une idée, la possibilité d’une mise à jour, d’un désencombrement : oser la distance vertigineuse, se déloger.

Comment partir ? A vol d’oiseau ? A pieds ? Au hasard. Seule l’errance mène à l’inconnu. La négation peut être localisée, elle se trouve toujours à l’opposé ; la solitude qui attire, positivement là et cependant vacante, demeure invisible. Aride odyssée dont on ne peut qu’inventer la contrepartie.

Un premier pas : certains se détachent de la société. Soudain ils prennent conscience de la place qu’elle prend, de la façon dont elle les occupe (dedans, dehors), grouillement et prolifération dont ils sont juge et partie, auxquels ils participent sans avoir à y penser, parce qu’ils n’y pensent pas. Que l’exil soit choisi ou, comme c’est malheureusement plus souvent le cas, imposé, leur situation se complique du fait qu’ils se réfèrent encore à cette totalité qui les rejette. Ils persistent à s’identifier. En marge et bien trop près : situation équivoque, légèrement prometteuse mais encore insuffisante. Ils s’épuisent, sont tentés d’imiter, s’approchent, reculent, regardent, fascinés. Faible autonomie que celle du clandestin de l’insubordination. C’est ici une solitude étriquée, quotidienne, un compromis : une petite pièce qui attend ses meubles, ses habitants et gémit de se trouver si inconfortable. Qu’elle cherche à se faire entendre : l’appartement est vide, personne n’écoute.

Autre possibilité : la nature. Impassible, elle semble attendre, accueillir. De son admirable autosuffisance, on doit pouvoir se nourrir. Apprendre, se « régénérer », la dépasser. Hélas, les lois physiques l’emportent sur l’intentionnalité humaine. Les aventuriers, les contestataires, les endeuillés, les randonneurs, ils espèrent un berceau, un réconfort, et voilà qu’ils doivent se battre, mériter, renoncer à la renaissance et se contenter de survivre, accepter que leur corps se transforme en ilot de résistance. Si différente de la ville, ils la rêvent bienveillante, généreuse, prévisible ; c’est un monde catastrophé qui ne s’offre pas, un désert, un climat hostile, la mort.

Pourtant il y a progrès. Dans la nature la mémoire se dissout, l’identité se fissure, bientôt ils renoncent au langage, cessent d’articuler les mots – la pluralité se délite. Le temps n’est plus que perception, mesure physique partagée entre deux infinis : instants sensibles qui s’anéantissent dans un continuum sans mémoire, sans espoir, et éternel retour du même, cycles inexorables qui pourraient les rendre fous. Ces vagabonds ensauvagés, hirsutes, maigres, hagards, mutiques, peut-être bien qu’ils ont perdu la raison. Mais ne fallait-il pas qu’ils s’en débarrassent, de cette raison confinée, de ce contenu étriqué ? Personne ne les voit, d’ailleurs. Que quelqu’un les regarde, les envisage comme spectacle, sa récompense sera une sombre angoisse. C’est le commencement de la solitude.

Désormais l’espace, qui ne communique plus, s’exprime à travers eux. Espace incomparable : ni celui qui sépare (les hommes, les lieux), ni celui que l’on aménage, que l’on camoufle, hauteur,distance. Espace absolu, matière illimitée, corps et esprit – être. Désormais l’univers s’exprime à travers eux, les absorbe – ce qu’ils perçoivent : entrée dans un rapport d’intimité avec la rumeur initiale. Ce n’est pas le pays où ils sont nés, c’est l’origine de leur disparition. Quel visage y a-t-il là ? Ils l’ignorent, ne s’identifient plus, peut-être même sont-ils devenus invisibles. Seule importe cette disponibilité à l’autre qui est absence à soi. Perméabilité féconde, forme ouverte, indétermination, liberté. Fin du moi, fin de l’identité : fin de la pensée solitaire.

Son visage arbitraire (John Cage et la radio)

Le poste de radio, dont John Cage extrait du son aléatoire comme il pourrait le faire de n’importe quel objet trouvé, figure au centre de deux performances (1951 et 1956) d’une sobriété presque contemplative, désintéressée. D’un effet vertigineux, ces mises en scène n’en demeurent pas moins simples et ordinaires. Au milieu du siècle des avant-garde, John Cage n’est pas de ceux qui, sans discernement, exaltent le progrès et cherchent à s’en prévaloir. En art comme dans la société, dans les faits comme dans la vie, l’innovation technique, qu’elle soit littérale, ludique ou même subversive, ne tient lieu ni de style ni de contenu. Aux yeux de cet artiste pluridisciplinaire mais radical, il n’est d’art que vivant, émancipateur, toujours en devenir. L’œuvre ne peut se donner comme forme fixe, forme inerte, sclérosée ; c’est là le cadavre de l’art peut-être – si tant est que l’art n’abolisse pas nécessairement sa propre fin.

Passé l’épisode du piano préparé, les expérimentations de John Cage témoignent d’un cheminement quasi spirituel – ce par quoi il faut surtout entendre : mise à distance, détachement. Distance par rapport à l’immédiat, par rapport à tout ce qui s’organise, s’impose, s’enferme et fait loi. John Cage, qui est un philosophe-musicien (comme Nietzsche, par exemple, est un philosophe-poète, ou encore Kandinsky, un philosophe-peintre), a tendance à donner du monde une représentation essentiellement sonore, à concevoir l’existence  en termes de manifestations sonores. Sa pratique et son approfondissement de l’indétermination ne disent rien d’autre que cela : l’extrapolation du geste musical sur tous les plans. Promouvoir la liberté dans la forme – abolir la forme?  Refuser les pleins pouvoirs au compositeur, aux interprètes – abolir la composition, l’interprétation ? Rendre obsolètes l’exécution et la lecture passives, conjurer l’obéissance : autant d’arguments doubles, fruits d’une pensée circulaire qui soude l’art à la vie.

Plus qu’à l’affût des nouveautés matérielles dont il a un usage rationnel, parcimonieux et absolument accessoire, Cage s’inspire des sagesses orientales. Les appareils ne sont guère pour lui que des objets définis par leur potentiel sonore, de captation ou d’émission. S’il en résulte une quelconque mise en évidence, celle-ci ne peut être que fortuite et dénuée de toute valeur symbolique.

C’est ainsi que Cage procède : cadrer pour libérer. Les amateurs de notations originales trouveront leur bonheur en examinant les « partitions » de « Radio music » et « Imaginary landscape n°4 », sur lesquelles l’artiste détaille écarts de fréquences, silences et autres spécificités hertziennes, d’abord sur une portée puis directement en chiffres et en traits de façon à ouvrir au maximum le spectre de manœuvre. Ces deux morceaux, qui emploient chacun une dizaine de postes et le double en exécutants, sont voués à être uniques (on ne tient pas compte des enregistrements « historiques », contradiction dans les termes), d’autant que la radio évolue sans cesse, en forme et en contenu. Si la radio n’est guère qu’un objet sonore parmi d’autres pour John Cage, plus encore que le piano arrangé, elle est l’instrument de l’indétermination par excellence. Sa multiplicité reflète la multiplicité de tous, reflète plus encore la multiplicité d’un seul – et  parfois même elle paraît porter la gravité de son destin. Unanime et ressemblante, est-elle l’expression de tous ou d’un seul ? Ou, immanence ingrate, ne dévoile-t-elle qu’un visage rassemblé, difforme – son visage arbitraire ?

La radio n’a pas de sens, elle les contient tous, n’en retient aucun. L’ampleur d’un paysage imaginaire est sans limite. A l’écoute, on se trouve d’emblée transporté comme dans un long voyage en voiture. Il arrive toujours un moment où dans la torpeur de la monotonie, on allume distraitement la radio. A tâtons (qu’est-ce qu’on cherche ? qu’est-ce qu’on attend ?), on s’abandonne aux ondes indistinctes, cela peut durer des dizaines de minutes, entre deux villes sur l’autoroute il n’y a pas grand-chose, on passe trop vite d’une chaîne à l’autre, tout est fluide, les parasites collent les bribes de voix, les langues inconnues, les notes de musique, les cris, les rires… La radio est ce médium acousmatique* qui ne supprime certaines formes du silence, de la solitude et du vide que pour les remplacer par d’autres, plus insidieuses, plus redoutables car plus banales… Voilà ce qu’évoquent ces deux morceaux de Cage, ces temps de dérive, ces temps abstraits infiniment creux où, sans se l’avouer, ce qu’on écoute à la radio c’est la radio elle-même, totalité incohérente, continue et discontinue, lugubrement rassurante, berceuse appropriée au demi-sommeil, à la folle rêverie de la pure passivité.

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John Cage (1912-1992), « Imaginary landscape n°4 » (1951), « Radio music » (1956) –

* Voir l’étymologie du terme acousmatique sur le site musicologie.org

Photo : John Cage et son chat (tout de même mieux que John Cage et sa radio…)

John Cage : discipline et paradoxes de l’indétermination

« Le désordre dans lequel nous vivions, c’est-à-dire le désordre qui voulait qu’un bidet se convertît insensiblement et tout naturellement en discothèque et archive des lettres en attente, m’apparaissait comme une discipline nécessaire. » Julio Cortázar, « Marelle ».

Robert Rauschenberg, Poussière (pour John Cage)

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Il n’est pas dans mon intention de livrer un aperçu de la vie de John Cage ni de son œuvre. A la biographie je ne substituerai pas davantage un de ces portraits par lesquels je tente d’appréhender l’art par la fiction, cette pratique ne convenant pas du tout au sujet, lui étant même contraire faute d’une subjectivité suffisamment flexible, suffisamment insolente surtout, pour se rapporter à lui. Elle a sa place bien sûr, mais ailleurs, en des endroits dont le compositeur a compliqué l’accès, endroits non pas illusoires mais mobiles et changeants et, de toute façon, inappropriés. Mes élucubrations musicales ne méritent pas, en général, que je prenne de telles précautions oratoires ; le fait est que Cage m’intimide et m’incite à la réserve. Chose étrange, il s’agit moins de ma part d’un embarras dû au prestige, au poids historique, qu’une défiance vis-à-vis d’une pensée qui, je le sens, entraîne la mienne dans des zones qui lui sont contraires. Et c’est bien sûr de ce heurt que naît en moi la curiosité, le désir, le défi d’aller à sa rencontre. Dès lors, ce que j’en dirai touchera moins la personne – ou plutôt, le personnage – touchera moins l’œuvre ou sa trame mystérieuse qu’une certaine conception de la musique pouvant être, de loin, ressaisie, comprise et intériorisée.

En particulier, l’idée que je retiens est celle de l’indétermination. Si je m’en réfère au cheminement de Cage, je constate avec plaisir qu’il relève davantage d’un opportunisme sensible que d’une habileté spéculative sans âme. Encore faut-il s’entendre sur le terme opportunisme, dans lequel je vois le fruit d’une vigilance apte à saisir la chance, qualité que l’on désigne aujourd’hui par le mot sérendipité. Ainsi du concept d’indétermination, mis au jour incidemment : c’est l’invention, en 1938, du piano arrangé. Ce piano, dans lequel sont introduits divers objets, n’est pas tant un instrument de subversion, ce qui serait pourtant bien dans l’esprit de l’époque, qu’il n’est conçu pour régler à moindres frais certains problèmes logistiques. C’est là que tout s’inverse : les cordes et la caisse de l’instrument réceptacles de matières hétéroclites (métal, plastique, caoutchouc, verre, etc), s’enrichissent effectivement de rythmes et de timbres, mais surtout, ce bric-à-brac et ce remue-ménage rendent le jeu de l’interprète aléatoire. L’altérité que la musique accueille la contamine tout entière, le piano trône en son centre, réservoir d’imprévus, paradigme d’une culture aggravée. Suite à cette heureuse expérience, Cage décide d’étendre l’indétermination à l’acte même de composer. A ce stade, il est intéressant de noter qu’il ne s’agit nullement, de la part du compositeur, d’un véritable lâcher-prise, en ce sens que, comme pour le piano arrangé, plus qu’un retrait c’est un ajout qui provoque l’indétermination. Entre la partition et ses interprètes, John Cage interpose de multiples subterfuges : calques, diagrammes, jets de dés, oracles du I-Ching, etc. Inutile de rentrer dans les détails, l’essentiel est de retenir que partout la dynamique de la création est maintenue – voire renforcée. L’abandon est dans la conséquence bien moins que dans la démarche.

Indétermination ne signifie pas innocence, encore moins désintéressement. C’est un procédé orienté en vue d’une fin : revivifier la musique. Mais peut-être est-il temps que l’on cesse d’utiliser le mot musique, tenu en bride par une histoire ancienne qui en fige le sens. Il faut alors, sans rien céder en contenu et en virtuosité, recourir au son ; composer revient donc à créer les conditions nécessaires au libre déploiement sonore. En un sens, il s’agit de rivaliser avec la nature en générant des sons vivants et autonomes. Cette conception, largement inspirée par les écrits de Thoreau, proscrit logiquement toute forme de mimétisme, même celui qui feint de promouvoir une modernité dont il se contente d’imiter (ou de reproduire) certains signes distinctifs. On le comprend, rien n’est plus opposé à l’indétermination que la vaine quête de ressemblance. Si Cage se plaît à enregistrer des bruits sur bandes magnétiques, il se garde de ne jamais les utiliser tels quels, les débarrasse de leur contexte et du champ sémantique qui les recouvre, les fait régresser jusqu’au dénuement. Son ambition est essentialiste : il s’agit d’atteindre le son en soi. A cette exigence l’indétermination en ajoute une supplémentaire, qui est également moyen d’accéder à la première : l’indétermination est le mouvement par lequel le son est rendu à lui-même, et cette pureté retrouvée justifie à rebours l’indétermination. Le raisonnement se ferme en cercle parfait.

En tout état de cause le principe d’indétermination est problématique. Le silence, qui en figure la clef de voûte, soulève précisément de nombreux paradoxes. Encore s’agit-il d’un emploi restrictif, d’une forme de silence, qui est : suspension du geste musical (4’33’’). C’est-à-dire, comme le piano, il s’agit d’un silence arrangé, dont le potentiel génésique repose sur la contrainte et sur la préméditation. Le public est convoqué ; sont requises la présence, l’action et l’attention. Alors seulement, encadré et prescrit, le silence fait œuvre : il accueille les bruits ambiants et les redistribue à ceux qui sont là, à ceux-là mêmes qui les émettent.

Or si d’une part, l’indétermination relève d’une discipline et, d’autre part, le silence s’accompagne d’une procédure, la liberté rendue au monde sonore restreint singulièrement celle de l’écoute. Certes, l’indétermination, en laissant surgir le son, le renforce, mais l’acte de volonté qui la sous-tend ne le laisse pas indemne. Sans doute le son ne souffre-t-il plus de disparaître sous d’épaisses couches de récit et de symboles, mais c’est oublier un peu vite que la musique, en le dissimulant et en composant avec lui, le protège et le met à l’abri. Cage offre au son une attention que le monde ne lui a jamais octroyée. De quoi est fait le réel ? De nos perceptions mélangées, de nos perceptions émoussées. Que gagne le son a être ainsi surexposé ?

Non que cette manœuvre me trouve incrédule, je me contente ici de soulever les questions qui me hantent lorsque j’appréhende l’œuvre de Cage et qui, je crois, peuvent expliquer certaines perversions qu’elle a pu subir dans son héritage… Contre l’infini du sens dans la musique, quel sorte de remède propose le son purifié ? Dans son obstination à dévoiler un monde sonore organique, désintellectualisé, John Cage n’en facilite nullement l’accès, au contraire : cette nudité qui s’offre à l’écoute signifie l’exigence de notre disponibilité. Par analogie, je peux imaginer une rencontre fortuite avec une personne connue. Selon l’affection que je lui porte, mes sentiments seront variés mais difficilement absents. Et si cette personne me trouble, me dérange ou me surprend à un moment importun, et si je suis amoureuse, et si, à la faveur de cette circonstance exceptionnelle, je lui découvre quelque qualité nouvelle, tous ses sentiments ne finissent-ils pas par former des pensées, susciter des interprétations ? Comment pourrais-je m’en défendre, sinon par une indifférence dont je suis de toute façon incapable ? Il en va de même pour la musique et, a fortiori, pour une production sonore que je suis mise en demeure d’écouter attentivement. Je ne serai pas indifférente, les sons auront un effet sur moi, un effet physique et intellectuel. Le son est d’autant plus sonore qu’il est mis en scène – paradoxe de l’indétermination – d’autant plus retentissant qu’il reçoit cette part de moi-même qu’est mon écoute, il est, dès lors, d’autant plus chargé, d’autant plus signifiant… Cette admirable construction, cette exigence qu’est la musique du hasard, se fracasse contre mon propre déterminisme, se compromet d’autant plus radicalement qu’aucune grille ne la protège, qu’elle se donne à moi dans sa nudité et qu’il me manque sans doute la candeur nécessaire pour respecter la sienne.  Il y a moins de réel dans le son que de sons dans le réel. Cage en a fait l’expérience lui-même : dans le silence le plus absolu, c’est son propre corps qu’il entend. Et j’ajouterai : ses propres pensées. Le son, augmenté de l’écoute, ne peut jamais se remplir que d’irréel.

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Les œuvres de John Cage

Renseignements bio- et bibliographiques sur le site de l’Ircam.

Morton Feldman, colosse de la ténuité

Monde plein de fracas, connais-tu le silence ?

Le fragment du soupir dans la déflagration,

La blanche buée qui nimbe à peine le son,

Monde plein de clameurs, connais-tu le silence ?*

Une vie aventurière, rebondissante, riche en secrets et faux-semblants aurait fait de lui le rêve du biographe. Ces événements, s’ils ont eu lieu, se sont produits dans cette dimension intime qui échappe à toute chronologie. Au portraitiste en revanche, que le fait concret intéresse moins que les entrelacs d’une personnalité, le caractère de Morton Feldman offre une matière tumultueuse, dont l’exercice de l’ironie et le goût de la contradiction compliquent sensiblement la lecture.

Voyez d’abord ce visage renfrogné : c’est celui d’une musique ténue, presque silencieuse ; d’un compositeur capable de s’emporter contre l’orchestre, de lui hurler de jouer moins fort. Morton Feldman pesait cent cinquante kilos et sa musique ne pesait rien. D’une ambition démesurée, il déclarait vouloir devenir le « premier compositeur juif de tous les temps » (supérieur à Mendelssohn, Mahler et Schoenberg) mais refusait d’exercer la moindre fonction de musicien professionnel, préférant travailler dans l’usine de confection de son oncle. Bien sûr, fidèle en cela à la pittoresque réputation du juif new-yorkais, causticité et auto-dérision  servaient à dissimuler une inavouable mélancolie.

Longtemps son ami le plus proche fut John Cage, et leur rencontre fut aussi insolite que cette improbable relation entre deux artistes que tout opposait : le maintien, l’orientation sexuelle et même l’écriture musicale. C’était en 1950. A l’occasion d’un concert au Carnegie Hall, où se jouait en première partie une symphonie d’Anton Webern, ils s’étaient par hasard retrouvés dans la rue, à l’entracte, esquivant la seconde partie du programme, dédiée à Rachmaninov – cet insupportable romantique! Et là, tout naturellement, la rudesse du fils d’émigrés s’était accordée au raffinement du dandy californien, si bien que, quelques jours plus tard, Feldman prenait un appartement dans la maison de Cage. Incidemment, ce fut comme emménager dans une société d’artistes. Jackson Pollock, Phillip Guston, Robert Rauschenberg: découvertes, éblouissements, fenêtres ouvertes sur ses propres possibilités. De ses fréquentations, Feldman retint deux choses : qu’il était libre de créer ce qu’il voulait, comme il l’entendait ; qu’il pouvait s’inventer, vis-à-vis de la musique, un rapport de plasticien. Tout d’abord, il décida de quitter l’espace rassurant et géométrique de la partition. Intersection III (1953) propose un système de cases et de grilles relativement complexe par lequel l’exécution finale du morceau devient aléatoire et irreproductible. Ne reste plus que l’éventualité d’un événement sonore, ce dernier ne dépendant plus de la sensibilité de l’interprète mais au contraire d’un contexte objectif, fortuit. Feldman explora diverses formes d’indétermination, jusqu’au jour où, lors d’un concert dirigé par Bernstein, il se fit siffler par le public… et par l’orchestre. Ces essais cessèrent aussitôt de l’amuser, il se mit à travailler autrement.

Fasciné par l’école de Vienne (Schoenberg, Berg, Webern), enthousiasmé par les audacieuses innovations de ses amis plasticiens, Feldman se mit à creuser sa propre voie dans la modernité, solitaire et secrète, révélant de son caractère un angle presque antagoniste, qu’il continuerait d’ailleurs à désavouer en public, sans rapport évident avec l’homme social, débonnaire et terrestre qu’il donnait à voir. Goutte à goutte sur la partition retrouvée, il se mit à déposer les notes comme des taches de couleur, dont certaines, si pâles, se perdraient dans la blancheur de la feuille. Cisèlement de silences et de sons, distincts mais indissociables, sa musique se déploie sans fin, sans début, nappe étale jamais semblable, frissonnant d’une onde mystérieuse venue des profondeurs, tantôt claire, transparente et rieuse, tantôt opaque, rideau hermétique, étouffante fixité. Écrivant sous la seule dictée de l’instant, sans structure, sans préméditation précise, Feldman, disponible et méditatif,  errait dans les régions peu fréquentées d’une création à la fois maîtrisée et dilatée jusqu’à la dissolution. Ces pièces pouvaient durer des heures, et exiger du public, de l’orchestre, une patience presque inhumaine. En contrepartie, l’abandon de soi qu’induisent ces flots de lenteur et de durée, facilite l’accès à un état mental privilégié, d’absence et de conscience exacerbée. Le compositeur, de son corps pesant solidement arrimé à la terre, pouvait encore rire et fabuler, présenter ses œuvres comme des pièces de musée, que le spectateur examine l’une après l’autre, parcourant les salles innombrables sans fatigue, l’attention toujours renouvelée – comparer la texture du son avec celle de la peinture, et se prévaloir d’une musique physique, immédiate, sensuelle.

Cette scission entre oeuvre et vie, glissement progressif vers une introversion et un individualisme radical, n’exclurent cependant pas de stimulantes collaborations. L’expressionnisme abstrait avait joué dans son travail le rôle d’un catalyseur, aussi conçut-il naturellement la bande-son du documentaire de Hans Namuth consacré à Jackson Pollock. Samuel Beckett, dont il partageait l’aridité formelle, rédigea le livret de son opéra Neither, sans intrigue, sans personnages et sans lieu, dévidant les mots comme un long poème, prégnant et vide. Une communauté spirituelle se tissait d’elle-même entre ces artistes de la ténuité, unis par un intérêt partagé pour les zones limite entre l’être et le néant. Ainsi du lien étrange avec Mark Rothko, qui lui inspira la sublime Rothko Chapel, écrite en 1970, peu après le suicide du peintre, dans laquelle se mêlent confusément réminiscences de la Shoah et mélancolie intime, douleur collective et individuelle, transposition sonore de cette flamme sombre qui agite, inquiète, les grandes surfaces trop calmes des peintures de Rothko.

Dans les années soixante, il finit par accepter un poste d’enseignant à l’université de Buffalo, convaincu que l’art de la composition ne pouvait être enseigné et, par transitivité, involontairement ingrat vis-à-vis de ses propres professeurs, pourtant prestigieux. Il est vrai que, pour accéder à la création, il lui avait d’abord fallu renier tout ce qu’on lui avait appris.   Dès lors, il pratiqua cette fonction de façon tout à fait farfelue, assignant à ses élèves des tâches surréalistes. Et puis soudain Feldman devint riche : un héritage, un tableau de valeur acheté dix-neuf dollars, le succès commercial en Europe – l’aisance aussi simple, aussi insignifiante que la pauvreté. Puis il disparut, à soixante-et-un ans, foudroyé par le cancer,  et ce serait dommage, tant son œuvre se détache avec grâce du bruit de fond continuel, du vacarme assourdissant qui nous environne, d’oublier qu’en apparence, son auteur ne lui ressemblait pas du tout et, que, d’un seul éclat de voix, il aurait pu l’anéantir tout entière.

Morton Feldman (1926-1987), discographie sélective :

Intersection III (Composing by numbers 1950-1967)

Neither

Rothko Chapel

For Phillip Guston

Complete music for violin and piano

Late works with clarinet

John Cage (1912-1992)

Photos dans l’ordre : Morton Feldman, Rauschenberg, Pollock, Rothko

* petit pastiche pour le plaisir, pour la circonstance, et façon de concevoir – de Réversibilité de Baudelaire