Luca Guadagnino, « Io sono l’Amore », avec Tilda Swinton, (Italie, 2009, durée : 1h58)

Les formes extérieures nous mettent au défi de les enfreindre : si elles s’imposent à nous, c’est qu’elles nous invitent à regarder au-delà, ou en deçà. Les apparences ne mentent pas, du moment que les fantasmes qu’elles jettent tout autour d’elles, l’éblouissement qu’elles suscitent, ne provoquent pas la sidération. Le style s’interpose, protège le discours, l’enserre et l’étrangle parfois, il exige une attention particulière, une interprétation active, capable de se dresser, d’égale à égale, contre ses tours et détours, contre la beauté, l’effroi, le néant – qui n’en sont pas tant les attributs que les accidents.
Voir un film, c’est se trouver une place, dedans ou dehors. L’indifférence n’est souvent qu’une forme de passivité. Ce que je ne touche pas ne me touche pas, ce que je ne sens pas, ce que je ne vis pas m’indiffère… Au procès contre le style, l’on ne peut être que juge et partie. Car je peux aussi m’immiscer, rentrer dans le film effrontément, moi tout entière, et l’arpenter, l’éprouver, l’interpréter. C’est ce que je veux, c’est ce qu’il me demande. Pour devenir efficiente, la compréhension ne peut rester littérale, elle n’a de sens, de valeur, qu’en l’intime.
Io sono l’Amore – un palais somptueux dans lequel on peut, par exemple, entrer par la porte de la cuisine. La cuisine comme espace et comme expérience. Il est vrai qu’alors, travaillée en textures, couleurs et saveurs, mise en forme, stylisée, devenue œuvre d’art, elle menace à son tour de fasciner, de se glacer dans la distance… Cependant, sitôt consommée, elle s’anéantit, elle disparaît tout simplement. La cuisine, plus encore que la musique et le cinéma, est un objet temporel dont l’existence coïncide avec l’épuisement. Et encore, musique et cinéma peuvent être reproduits ; chaque plat est unique : nulle recette scrupuleuse ne peut ressusciter ce qui a été mangé. Cette qualité résorbe à la fois tout risque de fascination autant qu’elle rabaisse la cuisine, hélas, au niveau d’art ménager, du fait sans doute de son rôle alimentaire et domestique. Pourtant, cette consommation, qui est pénétration, absorption, est gage de l’intime – c’est-à-dire précisément du mouvement que nous voulons imprimer à notre compréhension.
Ici en particulier, la cuisine est un lieu ouvert, un lieu équivoque où les différences sociales se concilient mais ne s’annulent pas. Les hiérarchies peuvent s’inverser : le cuisinier y est le chef, le maître de son art. C’est dans un tel espace de chaleur et d’action, de vie et de création que se produit la rencontre entre la très belle, la très riche, la très mère, la très épouse, la très familiale, la très déterminée signora Emma et l’artiste-cuisinier-jardinier, Antonio. Le goût initie l’amour – ou sa prise de conscience, au-travers des lèvres, entre les dents, sur la langue – jusqu’au cœur. Ainsi se font-ils l’amour avant même de se connaître : la cuisine bouleverse le protocole de la rencontre.
Laissons la cuisine au centre puisque nous voici à l’intérieur du film, au centre de sa spirale. C’est donc une histoire d’amour et le portrait (étroit, impressionniste) d’une famille, c’est une réflexion sur la filiation, la dématérialisation de l’argent, la dévalorisation du travail, le scandale de l’adultère, le déclassement, la volupté de l’instant, du soi retrouvé, la jalousie, le triangle amoureux : le film de Luca Guadagnino se déploie dans de nombreuses directions, même si, d’une architecture sophistiquée, opératique, tous ces éléments s’agencent entre eux et convergent vers un point unique, idée ou sensation, creuset de vie et d’anéantissement . S’il faut la qualifier plus spécifiquement, en se référant aux nombreuses figures qui s’y abîment, on parlera de la cuisine comme creuset de la faim, non sans une certaine approximation inhérente au foisonnement des projections. Car après avoir consommé ses plats sublimes, c’est bien évidemment le cuisinier que la signora consomme, et qui est consommée ; la faim ne s’éteint pas, ne peut que croître et dévorer, creuser, mettre à jour l’inassouvissement de cette société formellement comblée, comblée d’apparences…
Sans doute la sophistication du film, sa grammaire très cultivée où abondent les références livresques (l’héroïne en est une accumulation : elle se surnomme Emma ; ses origines russes sont comme une personnalité à part entière ; son amant cuisiner-jardinier évoque l’amant de lady Chatterley) et cinématographiques (la spirale des escaliers dans le chignon, Vertigo ; Tancredi, Le Guépard), les symboles et les figures de style, manque-t-elle parfois de finesse, ou de bon goût. Il y a des déceptions esthétiques, des mauvais raccords, une négligence au niveau des finitions, des flous maladroits, des surplombs souvent lourds, mais ce maniérisme est en soi tellement excessif que ses faiblesses sont compensées – on y revient – de l’intérieur, c’est-à-dire par ses courants internes, invisibles – ceux de la faim – qui dévalorisent à leur avantage les grandioses apparences.
Il ne s’agit pas de révérer la forme, bien plutôt de montrer à quel point celle-ci, en s’excédant, introduit une critique de ce qu’elle représente : elle n’est pas redondante mais surabondante. La musique y tient un rôle essentiel. Montée en crescendo jusqu’à l’apothéose finale, la partition de John Adams surligne moins le décor(um) qu’elle ne l’emporte, qu’elle ne l’arrache à son système rigide, aux rituels raffinés, pour le faire basculer vers un déséquilibre créateur.
Aussi plusieurs géographies se dessinent : l’espace matériel (le palais et ses chambres et ses couloirs, les villes, le jardin, la montagne), l’espace sensoriel (les corps et les multiples manifestations du plaisir), l’espace émotionnel (la musique, la voix, le regard, le vertige, le visage), l’espace temporel (les climats, les saisons, la lumière). Raccordées les unes aux autres, ces géographies dialoguent et renchérissent, tandis que la surabondance déchire et ouvre le film. Pourquoi ? C’est le principe du mélodrame (mot employé ici dans son acception la plus noble, en tant que genre ayant ses chefs-d’œuvre et ici sa postérité*). Très loin de tout réalisme, Io sono l’Amore cherche sa forme, sa nécessité, dans une sophistication qui est aussi une interpellation. Le film ne se réduit pas à la littéralité de ce qu’il montre, ni même à sa subjectivité : celle-ci, donnée d’emblée par la forme, dans sa beauté, dans ses défaillances, ne demande qu’à être réinterprétée, et surtout démasquée. Telle est, ici tout au moins, la pertinence du formalisme : déloger le regard du visible fastueux pour le précipiter dans ses escarpements : le champ limité, ascendant, des possibles – le champ infini, descendant, des impossibles.

* Lire à ce sujet le travail de Philippe Delvosalle autour de Douglas Sirk ; mélodrames et remakes (Stahl, Sirk, Fassbinder et Haynes).
La musique du film (John Adams).