« Cunningham », une expérience visuelle totale.

Ce portrait 3D du chorégraphe Merce Cunningham (1919-2009) plonge dans le vif de la création. Preuve que la cinégénie de la danse n’occulte pas nécessairement la pensée qui l’anime.

Summerspace (1958)

Je ne considère pas que la danse renvoie à une humeur ou à un sentiment, pas plus, en un sens, qu’elle n’exprimerait la musique. La danse ne se rapporte à rien, elle est ce qu’elle est : une expérience visuelle totale.

— Merce Cunningham

L’espace est action

D’origine russe, Alla Kovgan a fait de la représentation de la danse à l’écran sa spécialité. Une pratique volontiers itinérante montre qu’il ne s’agit pas pour elle de créer des images secondaires mais que le film recèle une densité équivalente à ce qui se passe sur scène. Considérés sous l’angle de leur potentiel d’actions, les lieux font de l’espace la dimension où un tel transfert peut advenir. Une chaise, une ville ou un écran présument le fait de s’asseoir, de se lever, de tomber, d’apparaître… Suivant cette théorie d’un espace activé et signifiant, la réalisatrice parvient à ressusciter des pans entiers de l’art scénique de Cunningham en produisant des performances au travers desquelles le travail du chorégraphe transparaît comme en temps réel.

Le Wesbeth Center, building new-yorkais qui abritait le studio de la Compagnie fondée par le chorégraphe (MCC) devient le plateau d’une pièce centrée sur un mouvement de chute (Winterbranch, 1964).

Un tunnel en Allemagne, un parking à Cologne, une salle de bal dans un palais… exécutées par les danseurs historiques de la compagnie, ce sont en tout 14 extraits que choisit et remonte Alla Kovgan, accompagnée dans cette tâche par Jennifer Goggans (ancienne interprète de la MCC et coordinatrice à la Cunningham Trust) et Robert Swinston (actuellement directeur du Centre National de Danse Contemporaine d’Angers).

L’œil chorégraphié

Une opinion courante veut que la danse contemporaine ne raconte pas d’histoires. Sans se montrer aussi catégorique, on constate que ce que la danse exprime par le mouvement ne rencontre pas nécessairement son équivalent dans la narration. Qu’un enchaînement d’actions soit traversé par une pensée n’implique pas que la pensée y soit attachée par un lien d’appartenance. Libre au spectateur d’y placer la sienne. Gestes cueillis au vol, costumes décrochés du vestiaire, sons organiques, événements imprévus : le matériau qui intéresse Merce Cunningham n’a jamais été aussi proche de l’ordinaire. On se déplace pour une rencontre, l’accident n’effraie pas. Les danseurs sont des individus qui se croisent sur un plateau. Temps et espace n’encadrent pas l’histoire qu’on se raconte, on ne se raconte pas d’histoires. Et le mouvement, cette reconfiguration anatomique qui va jusqu’à dématérialiser le corps, corps devenu signe, le mouvement ne réécrit pas le réel, il le désarticule.

Verdoyantes colonnades : Runes (1959)

Pour trouver son analogue en langage cinématographique, ce trouble de l’espace requiert que le lieu de captation, en tant que gisement sémantique, soit à même de conjurer les qualités de stabilité inhérentes à la photographie ou à la vidéo. Cette question de l’art vivant envisagé dans son éventuelle ouverture au monde virtuel fut un objet d’études pour Cunningham lui-même qui, aux abords des années 1980, s’appropria une caméra et se mit à filmer ses propres créations. À cette époque, il noua de précieuses collaborations dans les sphères de la haute technologie, recevant à cet endroit toute l’assistance numérique qu’il souhaitait pour mener un peu plus loin l’expérimentation sur un espace pensé dans ses mutations. En connaissance de cause, Alla Kovgan laisse de côté cette période, préférant concentrer son attention sur un segment temporel antérieur compris entre 1942 et 1972. Un relai satisfaisant l’attend dans l’usage de la 3D. Il faut dire qu’appliquée au champ de la danse, cette technologie connaît un antécédent célèbre dans le portrait que Wim Wenders consacra à Pina Bausch en 2011, Pina. Toutefois, cette luxueuse hagiographie ne pourrait différer davantage de l’actuel Cunningham. En dépit de son statut de pionnier, le désir de Wenders n’est pas de scruter avec la distance qui s’impose ce qui fit la singularité du Tanztheater de Wuppertal. Préférant adopter le point de vue du spectateur transi, hommage à l’amitié qui le lia à la chorégraphe, il renonce à mettre au jour les ambivalences qui fondent pourtant l’intérêt de tout héritage.

Le peu d’enthousiasme d’Alla Kovgan pour le genre commémoratif ne l’empêche pas de s’être constitué un important fonds d’archives, photos, lettres, enregistrements vidéos et sonores, coupures de presse… Ayant fait l’objet de longues recherches, la manière dont ce contenu se présente dans le film indique que le passé n’est pas là pour éteindre le feu de la danse mais bien plus pour l’alimenter.

« La 3D privilégie les longs plans ininterrompus qui révèlent une action dans l’espace. » Alla Kovgan

La fluidité du montage témoigne de la cohérence et du naturel de la 3D quand elle se trouve entre de bonnes mains. Ainsi, par un système d’incrustation consistant à diviser l’écran en plusieurs parties, des images de différents types se superposent, procédé qui permet de faire glisser des photographies au-devant d’archives vidéo, de les empiler comme sur une table, d’en agrandir certains détails, comme, par exemple, ce zoom de toute beauté sur les pieds de Cunningham. Il en résulte un portrait dynamique de l’artiste au travail avec, en guise de commentaire, la voix du maître en personne. Détestant les interviews et ne goûtant guère le fait de parler en son nom propre, celui-ci avait en revanche pour habitude de s’enregistrer sur un dictaphone. On pourrait ne rien entendre à la danse et néanmoins goûter l’intelligence de ces notes recueillies dans la solitude du studio, celle d’une réflexion dont la portée, esthétique et philosophique, dépasse de loin le cadre défini par sa discipline.

Sur ses propres jambes

La danse doit reposer sur ses propres jambes plutôt que sur la musique.

— Merce Cunningham

Tout au long d’une carrière qui dura près de 70 ans, Cunningham signa près de 180 pièces. En se concentrant sur la période de 1942-1972, le film met la focale sur les débuts impécunieux et méritoires du danseur-chorégraphe fauché comme on peut l’être quand on se refuse à faire des compromis. C’est l’époque où la troupe en quête de reconnaissance sillonnait les routes américaines dans un minibus Volkswagen. Cette mise en avant des aspects économiques qui affectent le travail des artistes renvoie nécessairement au coût considérable que représente un documentaire 3D. Que cela soit dit, Cunningham n’aurait jamais pu voir le jour sans un système de financement international.

Figure incontournable dans l’histoire du XXème siècle, John Cage illumine le documentaire en proportion de la place qu’il occupa dans la vie de Cunningham. Présent dès les débuts, le compositeur signa un grand nombre des musiques de ses spectacles. Bien que proches collaborateurs, l’un et l’autre tenait à travailler dans la solitude. En effet, l’autonomie de la danse à l’égard des autres disciplines est une des caractéristiques les plus notables de l’écriture scénique de Cunningham. Le travail préparatoire, physique et spatial, se déroule au son du chronomètre. Cette méthode valut à l’artiste une tenace réputation d’insensibilité. En aucun cas la danse ne doit reposer sur un fond sonore ni rester tributaire d’une humeur ou d’un sens conditionnés par la vitesse ou le rythme d’exécution d’un morceau. La réciproque est également valable : musique et chorégraphie mûrissent séparément avant de se rencontrer dans un espace qui est celui de la scène. Bien sûr la rencontre peut se solder par un échec. Mais ce risque est le prix d’un ravissement, « moment où toutes choses, grandes et petites, coïncident. »

John Cage, Merce Cunningham et Robert Rauschenberg (le peintre fut resident designer pour la Compagnie de 1953 à 1964)

Par-delà l’évidence d’un lien affectif et intellectuel rare, qualité de relation propre à mettre un peu vite sous silence à quelle discrétion Cunningham et Cage durent s’astreindre pour être toujours ensemble sans le paraître, l’introduction parallèle et commune de facteurs aléatoires dans le champ de la musique et de la danse demeure la trace la plus tangible et mémorable d’une collaboration aussi féconde que paradoxale entre deux esprits indépendants.

Il m’a semblé que dans notre société où tant d’idées scientifiques émergent, on ne doit plus penser en termes d’ordre de déroulement, d’actions qui s’enchaînent et se suivent. Considérons que l’espace est une dimension d’ouverture. C’est ainsi que je me suis représenté les choses lorsque j’ai commencé à créer des pièces. Ma méthode de composition utilise le hasard et l’aléatoire.

— Merce Cunningham

Une manière d’y arriver consiste pour le chorégraphe à établir un répertoire de mouvements, puis d’en déterminer l’ordre d’exécution sur un coup de dés. En éloignant le travail de composition du territoire de l’intentionnalité, il ne s’agit pas de se dépenser en un jeu absurde et vain. De telles expérimentations visent au contraire à s’approcher du vivant tel qu’il se donne préalablement à toute rationalité. La survenue d’un hasard peut être un moyen efficace de s’extraire des schémas narratifs conventionnels, quand bien même le hasard serait provoqué, attendu, sollicité, exploité. La danse se définit comme une mise en scène du déséquilibre. L’espace qui s’ouvre sous elle est en suspens, compris dans l’imminence de la chute. Au-dessus, c’est l’envol. Il est vrai que devant la splendeur visuelle que nous livre le film d’Alla Kovgan, on se représente mal les résistances du public de l’époque. L’absence d’histoire qu’aggrave le caractère indéterminé de l’œuvre empêche le spectateur d’accéder au courant d’oubli qui est le confort de l’art. D’un lien insaisissable entre des éléments étrangers découle un sentiment de joie ou d’extrême détresse, écart qui n’est pas sans rapport avec une conscience accrue – potentiellement douloureuse – de soi-même.

Mes danseurs et moi formons un groupe d’individus. C’est donc que nous sommes, sur scène comme dans la vie, des gens qui vont et viennent en tous sens. Mais nous n’interprétons rien. Nous sommes dans l’action. Toute interprétation appartient à celui qui regarde. — Merce Cunningham

Les citations sont extraites du film.

Illustrations ©Sophie Dullac Distribution

Varèse : portrait du musicien en personnage

Edgar Varèse (1883-1965), « Amériques » (1921) et « Déserts » (1950-1954), dans « The complete works », interprété par le Royal Concertgebouw Orchestra dirigé Riccardo Chailly (Decca 1994-1998)

Le rêve d’Edgar Varèse n’était pas de faire chanter les bruits, mais de faire bruire les chants. Ne l’intéressait pas, ou ne l’intéressait plus, ce périple séculaire que l’on nomme parfois, par euphémisme, retour à Ithaque, et qui, initié par un Ulysse sagement rusé, ne désigne rien d’autre qu’un retour à l’imaginaire par les voies du récit. Du concret à l’abstrait :  tel est le mouvement naturel de la pensée. Ce que je perçois, je veux le restituer ; ce que je conçois, je veux l’interpréter, lui donner du sens, le définir, l’aménager selon mon goût ou le généraliser pour atténuer ma solitude. De l’abstrait au concret : l’ambition de Varèse vise le contresens.

Se considère-t-il comme un prisonnier de l’esprit, détaché du réel, de l’être ? L’intuition et le refus peuvent-ils ensemble mener à terme un projet que leur affrontement constitue ? Ses études d’ingénieur interrompues pour celle de la musique, se méfiant des concepts mais toujours entouré d’intellectuels, familier des mécanismes et des spéculations – son ambition est positivement régressive:  retrouver – recréer – l’émerveillement des choses énigmatiques. Sous cet angle inversé, les notes agacent, des mouches, elles reviennent lorsqu’on les chasse, des mots, des lettres, éléments pauvres, cernes qui accablent le réel. C’est que les notes, solitaires, agglomérées, unies ou en lutte les unes contre les autres, semblent se trouver partout, on n’entend qu’elles dans la musique, elles monopolisent les sons, les bruits. Peut-on souffrir qu’elles aient une telle emprise sur le monde sonore ?

Toute l’œuvre de Varèse peut être lue comme une tentative d’échapper à l’autorité des notes. S’il le faut, par la mise en question de la musique, si tant est que celle-ci se présente de façon tristement désincarnée, construction maniaque répondant à un ordre – ordre décrété par qui ? ordre rationnel ou relationnel ou, en réalité, totalement relatif ? Le sérialisme intéresse très peu Varèse, des partitions, encore et toujours des partitions ! Varèse rêve de sonorités concrètes, mais son rêve renouvelle et renforce le règne des abstractions. Ce qu’il imagine ressemble un peu à ce qu’entreprend  Pollock avec l’action painting : primauté du geste (pour Varèse : du rythme), disparition du récit (les fibres mieux que le tissu), alchimie de la matière. La toile comme événement, l’événement sonore comme toile de métamorphoses. Que les sons adviennent, ouvrent un espace inouï, espace nullement imaginaire mais sensible.

Il s’agit donc moins de renier l’abstraction que de la priver de toute autre mise en forme que celle qu’imposent les sons. L’orchestre occupe une position équivoque, entre le vouloir du compositeur et l’autonomie que doit dégager l’œuvre. Dans les années 20, Varèse crée Amériques. C’est un nouveau monde qui se défend d’être une idée, sans Histoire, peuplé d’habitants-fantômes, tout en bruits et en secousses. Un état d’âme. Un programme constitué de conventions déroutantes. On dirait presque : le versant positif de L’Amérique (L’Oublié) de Kafka – publié en 27. Un continent imaginaire, paradoxal, saturé de projections et débordé de toutes parts, s’effrayant lui-même.

Amériques donne voix au pluriel ; trente ans plus tard Déserts donne voix au singulier. Subsiste l’espace, le vide d’idées pour que toute place laissée soit dévolue à la matière. Et celle-ci abonde, phénoménale ! A l’orchestre déjà agrandi dans Amériques viennent s’ajouter les bandes magnétiques de Pierre Henry, diffusant des enregistrements de bruits captés dans des fonderies et des scieries. Les déserts de Varèse ne sont pas propices au recueillement, à la quiétude : ce sont des plans industriels d’anxiété, d’effroi et de rage dont l’homme est absent, si ce n’est, une fois de plus, comme fantôme, spectre de celui qui écoute, de celui – on ne sait trop, peut-être – à qui ces effondrements s’adressent.

Varèse demeure dans la mémoire du XXème siècle comme sanctifié par son échec. Visionnaire, il n’aurait pas eu les moyens (techniques) de son rêve ; maudit, il se serait traîné de moulin à vent en moulin à vent, de tentative en tentative, sans jamais trouver séjour satisfaisant. C’est pourquoi j’ai aimé disposer de lui comme d’un personnage, mi-réel mi-imaginaire, créateur de structures sonores originales sur l’image de la musique désertée.

(détail de la partition de Poème électronique)

 

Edgar Varèse  « The complete works », interprété par le Royal Concertgebouw Orchestra dirigé Riccardo Chailly (Decca 1994-1998)

Entretiens avec Georges Charbonnier et création de Déserts, (1954-1955), INA Mémoire Vive, 2008

Edgar Varèse sur le site de l’IRCAM (biographie, etc)

Portrait du musicien en histrion

Piotr Anderszewski – Voyageur Intranquille, Bruno Monsaingeon.

Tenant peut-être pour acquise l’excellence de son jeu, Piotr Anderszewski attache davantage de valeur, par le détour de l’excentricité, au désir d’être libre. L’année passée, à l’occasion de la sortie d’un enregistrement de Beethoven, j’évoquais un musicien atypique, séduisant mais séducteur, paré, c’est entendu, d’un talent exceptionnel, inassouvi, intarissable en matière de musique, réservé pour tout le reste. A l’époque, il était question d’un périple ferroviaire, destiné à lui épargner la mélancolie du concertiste nomade. Un wagon aménagé en appartement, pourvu d’un piano, serait rattaché aux trains qui le transporteraient, de récital en récital, au travers de sa Pologne natale, jusqu’en Hongrie, le pays maternel. Ce que j’ignorais alors, c’est que le projet avait mûri tant de la nécessité d’éluder les contraintes d’une tournée  que de celle, plus artificielle, de créer une fiction pour un documentaire. Dès lors, suivi par Bruno Monsaingeon (auteur d’une extraordinaire filmographie musicale, qui signe ici sa seconde collaboration avec Anderszewski), ce voyage ne peut que perdre en authenticité ce qu’il regagne – très largement – en qualité cinématographique. Car le musicien se révèle aussi acteur, orateur –  histrion – et la géographie des lieux, au rythme intense du piano, réalise pleinement son potentiel romanesque.

Un train. L’exiguïté du dedans rencontre l’infini du dehors, calfeutre le mouvement dans l’immobilité : la topographie particulière du film recèle tant de métaphores visuelles que les effets de style menacent d’engorger les minces conduits de l’image. Monsaingeon refuse les coquetteries et les artifices faciles, parce qu’il détient un interprète de premier choix. Anderszewski incarne à lui seul le récit, le discours, le décor et la musique. Entre parenthèses, vouloir « connaître » un artiste est une chose hasardeuse, qui se solde souvent par la déception (ou le dégoût). « Connaître », c’est-à-dire soustraire au contexte privilégié de l’art. Découvrir le visage d’un écrivain, écouter un peintre, entendre parler un musicien…  L’art renseigne finalement très peu sur l’artiste ; il arrive qu’un écrivain soit une personne ennuyeuse au discours convenu, que les philosophes affichent la laideur d’un Socrate ; qu’un artiste manque d’humanité, d’empathie ou d’intelligence – l’indiscrétion est rarement récompensée. Éludant cette trivialité, Anderszewski nous fait généreusement cadeau d’un personnage. D’abord, en se confondant à elle, il se subordonne à la musique. L’intimité dévoilée demeure très relative, en ce qu’elle ne se rapporte qu’à cet aspect précis d’une existence dont on ne veut pas connaître davantage. Cela n’est pas très étonnant, car nous connaissons Bruno Monsaingeon comme le cinéaste de la discrétion et du respect (voir le très beau Mademoiselle, consacré à Nadia Boulanger). A la fin, on aura bien appris deux ou trois choses supplémentaires sur le pianiste, son enfance, ses origines, sa – toute slave – nostalgia, mais cela n’est rien qu’une sensibilité purement musicale n’aurait pu nous apprendre, du moment que l’oreille attentive parvient à déceler, dans les méandres compliqués d’une interprétation, tout ce qui, en amont, vient la nourrir.

Mais, comme si la musique ne pouvait suffire au documentaire, Anderszewski s’exagère et se joue de lui-même. Il se dilate sous l’œil de la caméra. Une Pologne enneigée s’esquisse fugitive derrière les fenêtres, à quelques pas du train ; un marché en Hongrie et des repas raffinés rappellent que la nourriture devient un art lorsque l’aliment est apprécié avec intelligence ; une déclaration d’amour à Lisbonne raffermit son aura de ville d’élection pour – tel Pessoa – l’Intranquille ; la sueur inonde les séances de travail et les représentations publiques ; les ovations fleurissent. Le monde d’Anderszewski tourne autour de lui. De temps en temps, le visage des autres sur lesquels Monsaingeon s’attarde avec bienveillance, introduit dans cet agrandissement exagéré, une ouverture nécessaire, ce qui existe – et continue d’exister – en dehors de la musique, du pianiste, et de son personnage. En cela se manifeste la connivence intuitive entre Monsaingeon et Anderszewski, lequel, pris à son propre jeu, finit par suffoquer, languit de se sentir libre. En termes de dissolution, d’anéantissement, son désir, contredit pas ses gestes, obsède son langage :

« En fait, la vraie, l’ultime tentation, serait d’arrêter tout : se coucher, écouter son cœur battre et attendre tranquillement que ça s’arrête. »

« La condition pour bien communiquer, c’est d’être absent… Mais oui, parce que quand je suis absent, quelque part, je n’existe même plus… Je n’interfère plus. »

Sans doute est-il trop présent, même son personnage le submerge. Rivé à son clavier, le visage parcouru d’expressions dramatiques, la torse agité qui tangue et emporte la tête dans son tournis, les cheveux peignés vers l’avant à la mode de Liszt, Anderszewski est l’incarnation du pathos. On ne doutera pas de sa sincérité, mais, chez un homme complexe, cette qualité ne signifie rien. Il se découpe en morceaux, s’interroge, se contredit, rêve tout haut. Monsaingeon a la très bonne idée d’éviter les interviews. En voix off, Anderszewski livre quelques réflexions sophistiquées, paradoxales et poétiques, sur son art, ses aspirations, ses tourments. Pour le reste, dans le train, en jouant Mozart, Chopin, Brahms, il parle, s’enflamme et s’abandonne avec volupté, conscient de la présence de la caméra, qu’il caresse des yeux. Il jouit d’être filmé. Ce corps épanoui, qui danse sur sa propre musique, dégage une telle sensualité que les sons qui lui coulent des mains, invisibles mais devinées par le mouvement des bras, viennent éclabousser son visage. A ce moment-là, on pourrait préférer qu’il se taise, mais ce qui se dit renforce la singularité de la scène. Qu’il compare une barcarolle de Chopin à un plat de macaronis ou, au contraire, se lance dans quelque éloge ridiculement emphatique de Brahms (Brahms, c’est moi !), le pianiste est charnel quand il se veut spirituel, grotesque lorsqu’il se croit sublime, présent et absent – insaisissable. L’homme est préservé, l’artiste démultiplié.

Discographie de Piotr Anderszewski (1969)

Filmographie de Bruno Monsaingeon (1943)