De même que dans l’amour cette illusion existe, cette illusion de ne jamais oublier

« Ce regard est oublieux de lui-même. Cette femme regarde pour son compte. Son regard ne consacre pas son comportement, il le déborde toujours. Je veux dire qu’elle guette, comme une bête, dans l’amour, la chance que l’amour représente, de se perdre en lui, jusqu’à ne plus retrouver, jamais, l’entendement d’un compromis éventuel entre  l’amour et la vie.

Elle sait que cela n’arrive pas. Qu’on ne meurt pas d’aimer. Et que du moment qu’on n’est pas mort d’aimer, on se meurt ensuite de vivre, que ce n’est donc pas la peine d’essayer. Que chaque fois qu’on ne meurt pas d’amour, l’amour est battu en brèche, qu’il ne mérite ce nom, encore, que par une dégradation généralement admise du langage. Elle n’est pas amère. Il ne faut pas confondre. Elle est sans illusion et en même temps elle est toujours prête à s’illusionner au plus haut point. Son expérience pouvait la rejeter à l’amertume. Elle l’a au contraire rejetée à la liberté. Du moment qu’on ne meurt pas d’amour, tous les amours se ressemblent alors ?

Elle est dominée par un rêve démesuré à ses forces, distraite par ce rêve, constamment sollicitée par lui, et en même temps incapable d’être à sa hauteur.

Le récit qu’elle fait de cette chance perdue la transporte littéralement hors d’elle-même et la porte vers cet homme nouveau. Se livrer corps et âme, c’est ça. »

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Marguerite Duras, extrait-collage à partir de Hiroshima mon amour, livret du dvd, Portrait de la Française. Citation non-complète.

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( Faute d’autre chose)

J’ai regardé moi-même, pensivement, le fer, le fer brûlé, le fer brisé, le fer devenu vulnérable comme la chair.

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 Titre, citation et captures extraits du film.

Précédemment : C’est que le monde s’est précisément effondré

– conte transparent –

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Les fenêtres ne dorment pas, elles sont nos yeux grands ouverts, dedans, dehors, posément elles nous veillent. On dit que la vie les traverse sans s’y fixer, haleine d’un instant, qu’il faut décider de leur sort, et les tenir bien fermées. L’intime d’un côté, les mouches et le bruit de l’autre, la chaleur qu’elles sont priées de bien tenir, le froid de conjurer, les facéties du vent qui se faufile l’air de rien faisant rentrer ses fantômes, en douce et en sifflant, les doubles, les triples, les innombrables soleils, les pointus, les émoussés, rouges, bleus, gris, étincelles, halos, éclairs et surtout, la pluie, la pluie qui donne toujours raison à la peine et joue juste du chagrin, tous, en se bousculant, préfèrent se déposer, s’oublier un peu, filer ou rebondir sur elles parce qu’elles les citeront avec éclat. Cristaux, étoiles et lucioles, froides fleurs au bout du doigt. A l’épreuve du regard, face à face elles ne cilleront pas. Secrètes surfaces sans mémoire, elles ne font pas d’histoires, des contes parfois, mais c’est encore nos yeux grands ouverts.

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C’est que le monde s’est précisément effondré (l’exigence d’un rapport différent)

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« C’est que le monde s’est précisément effondré, et que seule les tient l’impossibilité, ce breuvage qui les boit, dès qu’ils y portent leurs lèvres. Ainsi seraient-ils donc éternellement séparés ? Non pas séparés ni divisés : inaccessibles et, dans l’inaccessible, sous un rapport infini.

De même, cette passion qui par sa rapidité évoque le coup de foudre de l’instant semble aussi ce qu’il y a de plus lent. Les années passent. Tout est consommé et tout dérive dans le vague de l’inaccompli. C’est sans avenir, sans passé, sans présent ; c’est un désert où ils ne sont pas là, et ceux qui les cherchent ne les trouvent que perdus, dans le sommeil de leur absence incompréhensible. Aussi dire d’eux qu’ils sont fidèles est dérisoire : pour être fidèle, il faut être uni à soi-même, il faut disposer du temps et s’engager dans le temps par le serment d’une relation réelle.

La passion se produit dans le temps, la rencontre a lieu dans le monde, cela commence et prend fin : telle est l’histoire comme on la voit et la raconte. Mais la passion, limitée selon le temps du jour, ne connaît pas ces limites dans la nuit à laquelle elle appartient.

Quand l’absolu de la séparation s’est fait rapport, il n’est plus possible d’être séparé. Quand le désir s’est éveillé de par l’impossibilité et de par la nuit, le désir peut bien prendre fin et le cœur vide s’en détourner : dans ce vide et dans cette fin, dans cette passion rassasiée, c’est l’infini de la nuit elle-même qui continue de se désirer, désir neutre qui ne tient compte ni de toi ni de moi, qui apparaît donc comme un mystère où sombre le bonheur des relations privées, échec pourtant plus nécessaire et plus précieux que les triomphes, s’il tient cachée et réservée l’exigence d’un rapport différent. »

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Maurice Blanchot, extrait-collage d’Orphée, Don Juan, Tristan, dans « L’Entretien infini » (citation non-complète)

Voir aussi : De même que dans l’amour cette illusion existe

Un étendard orgiaque aux couleurs du moment

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« Il y a loin des cadences implacablement obsédantes de cette époque aux productions même les plus acérées qu’on entend aujourd’hui ; la qualité était plus médiocre sans doute, à coup sûr plus grossière, et il y avait beaucoup moins d’invention, mais je crois pouvoir affirmer, sans qu’on puisse imputer ce jugement à l’émoussement de mes sensations (c’est-à-dire, en dernière analyse, au fait que depuis lors j’ai vieilli de plus de quinze années), que le jazz se présentait alors avec une frénésie que nous font regretter – quel que soit l’indéniable perfectionnement qu’elles représentent – la plupart des auditions actuelles, si « artistiques » et si guindées sauf dans les cas très rares où s’y donne libre cours le baroque le plus délirant.

Dans la période de grande licence qui suivit les hostilités, le jazz fut un signe de ralliement, un étendard orgiaque, aux couleurs du moment. Il agissait magiquement et son mode d’influence peut être comparé à une possession. C’était le meilleur élément pour donner leur vrai sens à ces fêtes, un sens religieux, avec communion par la danse, l’érotisme latent ou manifesté, et la boisson, moyen le plus efficace de niveler le fossé qui sépare les individus les uns des autres dans toute espèce de réunion. Brassés dans les violentes bouffées d’air chaud issues des tropiques, il passait dans le jazz assez de relents de civilisation finie, d’humanité se soumettant aveuglément à la machine, pour exprimer aussi totalement qu’il est possible l’état d’esprit d’au moins quelques-uns d’entre nous : démoralisation plus ou moins consciente née de la guerre, ébahissement naïf devant le confort et les derniers cris du progrès, goût du décor contemporain dont nous devions cependant pressentir confusément l’inanité, abandon à la joie animale de devoir subir l’influence du rythme moderne, aspiration sous-jacente à une vie neuve où une place plus large serait faite à toutes les candeurs sauvages dont le désir, bien que tout à fait informe encore, nous ravageait. »

Michel Leiris, L’âge d’homme, 1939.

Lorsque dans les années trente, avec un entrain et une nervosité qui, accolés, étalés, fondus en un brillant tissu musical, ne sont pas sans receler d’épais replis comme autant de réserves, d’annotations, de sous-entendus ayant le bon goût de ne pas troubler la vive superficialité des sons, Dmitri Chostakovitch compose ses suites de jazz, il réussit une fois de plus à mettre ses talents au service de ces deux princes ennemis que sont la soumission à l’autorité et le plaisir de l’invention. Ici, on n’oserait substituer au mot plaisir celui de volonté tant il semblerait que celle-ci, toute éclatée qu’elle fût entre les exigences du dedans et celles du dehors, ne pût s’éprouver qu’éparse et au mieux, par endroits, fugacement cristallisée. Or ces suites, aussi récréatives qu’elles fusent à l’oreille, ne se donnent précisément pas comme exemplaires de ce que le génie de cette âme peut-être slave mais certainement souffrante parvint à extraire du fond de son époque, et surtout, substrat plus trouble encore, de lui-même.

Cette transfiguration qui ne se produit pas, il faut se garder d’en attribuer le défaut à Chostakovitch. Le hiatus le précède, il est dans les bars, sur scène, sol que foule le pied qui danse, dureté qu’il refoule. Cette heureuse effervescence, c’est celle dont se pare le jazz qui fait ses premiers pas au-delà de l’océan, c’est le jazz qui voyage léger. Et forcément ! Que peut bien signifier cette musique américaine aux forts relents capitalistes dans la jeune Russie communiste ? De quelle idéologie risque-t-elle de se faire l’ambassadrice ? On ne peut tout de même pas l’expulser, d’autant que certains musiciens soviétiques dont, pour l’heure, le patriotisme ne doit pas être questionné, mettent à mal ce présupposé totalitaire qu’en art, le succès ne doit servir qu’un seul maître : le peuple. Par quoi il faut entendre : le pouvoir. Ces dévoyeurs du rythme et de l’harmonie, Chostakovitch les fréquente un peu, fasciné. Relevant un pari, il retranscrit à l’oreille un Tahiti-trot qui fait honneur à sa mémoire auditive. Avec une égale légèreté et pour le compte d’une commission dont ne décidera pas ce qui, d’un nationalisme envieux ou d’une politique culturelle non moins douteuse, la fonde davantage, il s’engage par son propre travail à relever le niveau du jazz soviétique, à civiliser cette forme potentiellement dégénérée d’un art si indispensable à la santé morale du pays. Il compose alors quelques pièces dans cet esprit-là, œuvres astucieuses qui, proches des musiques qu’il écrit à l’occasion pour le cinéma, autre travail alimentaire, pourraient fort bien constituer la bande-son d’un film d’époque, noir et blanc, image saccadée, tressautement des corps, visages mélancoliques.

On jugerait à tort Chostakovitch et les Soviétiques de saigner le jazz de sa férocité, de le pâlir, de le frustrer. Sans doute cela est-il vrai, mais c’est en tenue de fête non de combat que le jazz a entrepris de circuler. L’Europe ne l’a pas vu mieux venir qui l’avait accueilli à gorges chaudes de frivolités, folles nuits alcoolisées, déshabillées, déhanchées sans même chercher à comprendre de quel chagrin, de quelles blessures il tentait de se guérir en ses vapeurs ambrées. Toutefois, se fût-elle sérieusement posée, la question n’aurait-elle pas appelé à ceindre le jazz d’une identité qui n’avait pas lieu d’être ?

Sans identité assignable, reste la localisation. Le jazz se vit comme foisonnement de formes. Né de l’oppression et organisé pour l’action, de ses racines multiples, cantiques protestants, fanfares, spirituals, rythmes africains, danses de salon viennoises, blues, cake-walk, il ressaisit les matières pour en effectuer le procès. Disparate, aventureux, convivial, c’est d’un monde qu’il émerge et un monde qu’il met au jour, ne s’identifiant qu’au mouvement qui le réalise. Un monde peut-il s’exporter ? Oui, sans doute, s’agissant d’un processus d’échange au sein duquel le soi et l’autre s’absorbent et se différencient sans cesse. La place que le vieux continent lui réserve, signe d’une attente, d’un désir, seul un jazz pacifié, blanchi, peut la remplir aussi docilement. Consommé jusqu’à l’ivresse en revues nègres et cabarets dansants, il n’est pas moins pantomime qu’étincelle et brûle aussi bien ici que là-bas, en surface et en profondeur. Là-bas ? Ce lointain aux effluves un peu âcres, dans les têtes allumées, éméchées, est-ce l’Amérique ou l’Afrique ? A vrai dire on s’en soucie peu, et les mélanges donnent de l’épaisseur à la peau. D’autant que la prodigieuse plasticité du jazz lui permet à la fois de prendre la forme qu’on lui assigne, de l’incorporer comme il prendrait mesure de son intime consistance, et de poursuivre son développement propre.

Mais ces sonorités fastes qui semblent tantôt renvoyer à un état natif de la musique, tantôt s’offrir comme l’expression la plus immédiate d’une modernité triomphante, ne manquent pas d’intriguer des musiques savantes elles-mêmes en pleins travaux de refondation. Le jazz figure un ailleurs dont il importe peu qu’il soit le flamboyant émissaire ou le fantasme opportun. Le besoin crée le recours, marge suffisante pour qu’une réalité tangible se fixe. Il y a donc un usage du jazz, circonstancié, motivé. On vise la substance, l’idée, l’impulsion. Agent de métamorphoses, cette désinvolture affirme que pour elle les limites sont des passages et que l’œuvre est amnésie de ses composants. Dans cette dynamique, le singulier confine au multiple, engendre un art indécidable, à la fois évident et artificieux, immédiat, oblique, miroir sans tain qui, en dernière analyse, renvoie à l’auteur, reflet d’un désir qui n’assume guère que sa part d’admiration, sans jamais interroger ce qui l’anime.

Le jazz a bien l’ampleur de tous les discours qu’on lui fait porter : social, politique, esthétique, organique. Gage de la santé des hybrides auxquels il se prête, il n’est réduit ni au silence ni à l’idiotie. Citons sans exhaustivité les noms de Stravinsky, Ravel, Hindemith, Schuloff, Krenek, Antheil, sans oublier les Américains Bernstein, Gershwin, Copland, lesquels considèrent qu’il y a là pépites à saisir pour l’élaboration d’une musique nationale. On comprend que derrière chacun de ces noms se déploie, sinon un programme, un rapport particulier, une façon personnelle de composer avec le jazz. Celui-ci se laisse appréhender par images, clichés ou éblouissements, concrétions de sens et de signes qui ne l’épuisent pas, fantôme d’une forme au cœur de laquelle une forme nouvelle vient au jour. A partir de ce qui qualifie le jazz, oralité, rythme, improvisation, les différences se muent en correspondances. La narration se dédramatise, se replie, tourne en boucle. L’orchestre qui s’enrichit d’éléments exotiques n’atteint pas l’ampleur des cordes qui, en se recentrant sur elles-mêmes, se révèlent versatiles et douées d’une vie propre. L’instrument commence alors à se faire entendre, chair sonore dont la profusion doit encore être fouillée, qui à ce jour, prend le pas sur l’idéal d’une pureté révolue. Les sons se salissent, se durcissent, se brisent comme la voix.

Ces jeux, même les plus anecdotiques, tendent à montrer que la distance qui sépare la musique d’elle-même est plus grande que celle qui définit les formes en son sein. Si le jazz se présente ici comme une altérité, c’est en ce qu’il cristallise le fragment d’une rencontre à l’issue de laquelle le monde de la musique s’est creusé d’un nouveau désir.

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En complément : Le classique rencontre le jazz. Dossier détaillé et discographie.

Dmitri Chostakovitch, « Suites de jazz »

Photo : Al Jolson in The Jazz Singer, Alan Crosland, 1927

L’architecture bouge, ondule et se défait.

   «  C’est que si les proportions sont nécessaires à la définition de la masse, elles n’y suffisent pas. Une masse accepte plus ou moins d’épisodes, plus ou moins de percées, plus ou moins d’effets. Réduite à la plus sobre économie murale, elle acquiert une stabilité considérable, elle pèse fortement sur son socle, elle se présente à nos yeux comme un solide compact. La lumière la possède avec unité, et comme d’un seul coup. Au contraire, la multiplicité des jours la compromet et l’ébranle ; la complexité des formes purement ornementales en brise l’aplomb et la fait chanceler. La lumière ne saurait s’y poser sans être déchirée ; sous ces alternatives incessantes, l’architecture bouge, ondule et se défait. L’espace qui pèse de toutes parts sur l’intégrité continue des masses est immobile comme elles. L’espace qui pénètre les creux de la masse et qui se laisse envahir par le foisonnement de ses reliefs est mobilité. Que l’on en prenne les exemples dans l’art flamboyant ou dans l’art baroque, l’architecture de mouvement participe du vent, de la flamme et de la lumière, elle se meut dans un espace fluide. »

Henri Focillon, Vie des formes.

(Monet, Cathédrale de Rouen, détail)