Soin mémoriel : « Un amour rêvé » d’Arthur Gillet

C’est l’histoire des grands-parents d’Arthur Gillet. On peut la raconter comme un conte. Léontine rencontre Joseph, ils s’aiment. Nous sommes au Congo, fin des années 1950, elle est Noire, il est Blanc. Cependant, le mariage a bien lieu – une première pour l’État colonial, qui n’apprécie pas la mixité – et des enfants naissent. Plus tard, la famille s’exile en Belgique, une nouvelle vie commence. Puis, les années passant, Joseph meurt, suivi par Léontine. Héritant de leurs papiers, Arthur Gillet voit s’écrire une autre histoire, plus dure, âpre. Il se demande, faut-il dire ce que le conte ne dit pas ?

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Oh mon corps, fais de moi quelqu’un qui interroge. — Frantz Fanon

Plus que souvent, c’est sur un fond politique hostile que se nouent les grandes histoires d’amour, celles dont les livres détiennent le souvenir. En conclure que le désir s’attise de ce qui l’empêche revient cependant à méconnaître le caractère subversif que revêt inévitablement toute affection véritable. Contre les diverses formes que prend l’autorité, étatique, familiale, religieuse, la sphère intime recèle un principe de résistance insoupçonné. Ces histoires qui s’érigent contre l’ordre établi ne se conçoivent pas forcément dans une opposition identifiable et tonitruante, plutôt elles y inscrivent un contre-ordre amalgamant respect de la loi (ne pas se mettre en danger) et volonté souterraine de la tordre, de la plier (ne pas céder).

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Il était une fois, dans un pays lointain

À cet égard, l’intime a beau faire retentir un autre son de voix que celui de l’obéissance ou de la désobéissance des foules où il se perd, il n’en est pas moins trouble. Son ambivalence se porte tant sur la qualité des intérêts qui l’animent, que sur le sens des événements dont il est le siège. On connaît les défaillances de la mémoire, et tout ce qui aveugle quand l’émotion domine l’instant. Il est plus difficile d’admettre que défaillir puisse relever d’un choix conscient, préférence donnée à la légende, au rêve éveillé.

Je me souviens de l’heure de la sieste en été. Pour m’endormir, ma grand-mère me raconte des morceaux de ses souvenirs du Congo. Elle commence toujours par : Il était une fois, dans un pays lointain. Je m’endors sur une image irréelle, une image qui ne me quitte pas. — Arthur Gillet

En revenant sur les récits de Léontine, Arthur Gillet s’interroge, tout cela a-t-il été ? Les choses se sont-elles véritablement déroulées ainsi, sa grand-mère noire et son grand-père blanc tombés follement amoureux au Congo à une époque où les mariages mixtes étaient à ce point déconseillés qu’ils passaient pour être interdits ? Un heureux dénouement, comme l’atteste l’existence même d’Arthur Gillet, est-il seulement possible, en regard de ce que l’on sait de la vie des Congolais au temps des colonies ?

La mort de la conteuse est une sommation à quitter la rêverie. Le deuil semble vouloir s’imposer en travail d’enquête, les archives familiales comme une mission. Que faire de ces documents, de ces notes, de ces photographies ? Que valent ces témoins matériels face à l’insaissable d’un amour ? Faut-il mener des recherches afin de pouvoir brandir, une fois l’histoire élucidée, un tableau exact des événements et substituer tout un arsenal de preuves au fantasme souverain ?

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Des liens puissants peuvent se construire sur des mythologies, des demi-songes qui, pleinement ressentis, deviennent des vérités à part entière. La foi prêtée aux récits de sa grand-mère, Arthur Gillet ne va pas la reprendre. Ce serait se parjurer. Sa démarche sera plutôt compréhensive, tendre et, par là, suffisamment éclairante. Son retour sur le passé familial, il va l’envisager comme une façon d’expliquer ce qui a fondé la décision de Léontine de préférer le rêve. À l’idylle qui fut le décor sur lequel se découpèrent tous ses récits, l’enfant devenu adulte choisit à son tour d’adjoindre ses propres gestes rêveurs, n’ouvrant les lettres, n’examinant des photographies, ne lisant les documents qu’avec tristesse et défiance. L’épreuve du réel n’entame pas le souvenir, car ce sont encore les sensations qui en remontent, matériau originaire de la mémoire .

Je me demande s’il faut continuer à rêver, rêver ce mélange de souvenirs et de couleurs, ou s’il faut raconter les traces que l’Histoire a laissées sur la peau, incrustées dans la chair ? — Arthur Gillet

La peau de sa grand-mère, Arthur Gillet nous la donne à lire. La peau est le document absolu, complet, exact. Selon les termes du cinéaste, ce n’est rien de moins qu’une carte de voyage, un tissu digne, recelant davantage de vérité que n’importe quelle coupure d’un journal de l’époque.

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Une histoire inscrite entre deux pays liés l’un à l’autre sans trait d’union

Dans une société raciste, la peau ne se raconte pas, elle est préjugée par sa couleur. Celle de Léontine est d’un brun trop pâle qui est un blanc trop foncé. Elle suppose un océan aux rives duquel se succèdent trois générations de métissage, des jeunes Congolaises enlevées, vendues, réduites à la servitude et, une fois mères, privées de leur progéniture. Cloîtrée dans une mission, Marie-Antoinette, la mère de Léontine, passe son enfance dans l’ignorance de ses parents.

C’est à Marie-Antoinette que revient le destin de rompre le cycle des rapts et des abandons. Devenue femme, elle épouse un homme de son pays, un Congolais ambitieux et doué pour les affaires. Papa Thienza, comme on l’appelle, se retrouve bientôt à la tête d’un commerce florissant d’huile de palme et de café. Il contrôle toute la chaine de production, champs, usines, magasins. Sa présence auprès de Léontine, née en 1934, procure à l’enfant un sentiment de plénitude et d’appartenance tel que ses aïeules n’ont jamais pu connaître.

L’ironie du sort veut pourtant qu’à l’âge de 16 ans, la grand-mère d’Arthur Gillet s’éprenne d’un homme blanc. Mais Joseph n’a rien du missionnaire lâche fou de chair et de soumission. L’Afrique, pour le jeune homme originaire de Floreffe, est d’abord un appel, des amitiés, puis une rencontre. Pour preuve, ce blâme qu’il reçoit de sa hiérarchie alors qu’il parcourt les contrées subsahariennes pour le compte d’une entreprise belge de télécommunications : « Monsieur Philippot semble trop proche des indigènes. »

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Entre les mains d’Arthur Gillet, la correspondance de Léontine et de Joseph représente plus de 400 lettres. Missives amoureuses certes, mais aussi exhortation au courage et à la ténacité. La vie aide-t-elle jamais les amoureux ? Il s’agit pour le jeune couple de se faire reconnaître par l’État colonial. Pour ce qui est de décourager les mariages mixtes, celui-ci prend son rôle à cœur, arguant de la situation de rejet que les enfants métis ont à subir dans la société africaine. Joseph et Léontine tiennent bon. Ils obtiennent gain de cause.

Un peu plus tard, c’est au tour de Papa Thienza d’avoir à se faire du souci. Pendant des années, œuvrant au service de la CCB, la Compagnie du Congo Belge fondée par Léopold II, il passe pour un employé modèle, s’étant même, pour cela, vu décerner une carte de mérite, dignité récompensant les Congolais «civilisés », leur donnant le droit, par exemple, en cas de litige, de bénéficier d’un jugement équitable. De jugement équitable, il n’y en aura point bien entendu, lorsque, au terme d’un long conflit avec son ancien employeur, il aura perdu tous ses biens, écopant d’une condamnation à 5 ans de servitude civile. Il ne devra son salut qu’à la grâce du roi Baudouin.

Le Congo indépendant n’est pas un milieu plus hospitalier pour un couple mixte. Léontine et Joseph doivent bientôt s’exiler en Belgique. Ils emmènent avec eux leurs enfants, et parmi eux, la mère d’Arthur Gillet. Pour tous, l’exil s’accompagne d’un inextinguible regret pour l’Afrique.

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Soin mémoriel

De cette histoire-là, certains faits étaient connus d’Arthur Gillet, d’autres non. Il n’insiste pas. En recollant les divers éléments qui lui ont été transmis par Léontine, son seul horizon est son corps à elle. Les images manquantes ne s’offrent pas à une nécessité de comblement, mais à un sentiment plus profond que le manque révèle, qui est la dimension imaginaire que les êtres aimés occupent en nous. Étayé des dessins animés de l’artiste italienne Alice Milani Comparetti selon le procédé du monotype, le film explore cette région liminaire du souvenir où il se régénère dans d’autres corps, d’autres formes. Arthur Gillet ne tente pas d’amener des informations, du moins pas prioritairement, mû par la seule nécessité de ne pas faillir au soin mémoriel.

Soin qui se distingue du devoir. En effet, il s’agit moins d’amener de la lumière sur ce qui a été laissé dans l’ombre que d’appréhender cette zone d’ombre en regard de la pensée qui l’a engendrée. Et sauvegarder la pensée qui, dans ces choses, a mandé le silence, s’avère aussi impérieux que les révélations qui le lèveront. Préserver l’amour (et sa nombreuse descendance) par la légende, tel fut le vœu de Léontine, décision fondée sur le pari que, lorsque la vérité serait dite, l’amour aurait eu le temps de faire son œuvre.

Un amour rêvé / Arthur Gillet / Vo Fr / St Eng / 2018 / Trailer from Atelier Graphoui on Vimeo.

Liens

Le film en libre accès sur le site de l’Atelier Graphoui [lien]

Une interview d’Arthur Gillet sur le site Cinergie [lien]

 

Une rencontre continuée (de l’intime)

Egon_ Schiele_ L_etreinte_detailEgon Schiele, L’étreinte, 1917 (détail)

 

 « Et d’abord ne faut-il pas entendre ce verbe « aimer » dans son emploi courant ? Car voyez comment le terme : « je t’aime » fait grammaticalement de « toi » un complément d’objet, dans la langue. C’est-à-dire qu’il fait de « toi » un « objet », ce n’est pas neutre.

Or c’est très différent de dire : « nous sommes intimes », puisque j’y pose « l’Autre » en sujet comme moi. Je pourrais opposer l’intime à l’amour en commençant par dire ceci : l’intime est ce qui, dans l’amour, ne fait pas mal…

L’intime désigne à la fois le plus profond de l’intériorité du sujet et la profondeur de la relation à l’Autre.

Dans ce « nous sommes intimes », on voit émerger un « nous » exprimant une communauté ne séparant plus le « Je » du « Toi ». Fini ce grand thème banal du « je t’aime mais tu ne m’aimes pas » sur lequel sont bâties tant d’intrigues romanesques. En revanche, l’intime est partagé entre nous au point qu’on ne sait même plus auquel des deux cela est dû. Telle est la profondeur du partage…

Mais pensons comment l’idée de « rapport à l’autre » nous conduit au bord de la contradiction : dès lors que l’autre entre en rapport, ce n’est plus « l’Autre » en tant qu’autre ; il est rapporté à moi. Or cette contradiction est féconde, proprement existentielle, en conduisant à penser l’écart entre « la relation » et la « rencontre ». Quand la rencontre commence à s’installer, cela devient une relation : l’Autre n’est plus autre ; il s’est laissé assimiler par moi, il entre dans ma perspective. La rencontre s’est enfouie – enfuie – dans la relation. Les bons romans ont su l’analyser : quand la rencontre s’installe en relation, l’altérité est perdue.

Il faudrait au contraire penser la relation comme une rencontre continuée. Comment continuer à rencontrer l’Autre avec ce que la rencontre implique de « contre », c’est-à-dire de non encore assimilé ? Le propre de la rencontre c’est qu’on y est débordé par l’Autre.

Mais alors comment penser l’intime, l’Autre au « plus dedans » de soi ? Qu’est-ce que c’est qu’être en l’autre ? Nous sommes intime avec quelqu’un à cette condition : lorsque nous l’extrayons des rapports de force qui font le monde et que nous ne projetons plus de plans sur lui, c’est-à-dire que nous commençons à nous tenir hors de nous dans l’autre.

L’intime défait tous les dualismes, d’où vient sa profondeur, et d’abord celui du sensuel et du « spirituel ». Car l’intime évoque le plus profond du sexuel : la « pénétration » intime. Comme il ouvre aussi bien une dimension d’infini dans l’expérience.

En somme, l’amour est équivoque et l’intime est ambigu. L’équivoque, c’est quand je ne fais pas, dans les mots que j’emploie, la distinction que je dois faire. L’ambigu, c’est quand je fais, au contraire, contraint par les mots, une distinction que la réalité, quant à elle, ne fait pas. L’intime est ambigu parce qu’il défait l’opposition du sexuel et du spirituel, des sens et de l’esprit. »

 

François Jullien, Pourquoi il ne faut plus dire « je t’aime ». Dialogue avec Nicolas Truong, Le Monde / Editons de l’Aube, 2019

Extrait-collage, pp.33-45, citation incomplète.

Se regarder dans l’océan (« Atlantique » de Mati Diop)

Raconter la migration au-travers de celles qui restent, tel est le parti-pris du premier long-métrage de la cinéaste franco-sénégalaise Mati Diop. S’ensuit une œuvre étrange, transgenre, dont la force d’énigme ouvre au politique de nouvelles voies d’expression et d’interrogation.

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Tu ne fais que regarder l’océan, tu ne me regardes même pas. — Ada

Dans les bras de Souleiman, plus proche de lui que jamais, Ada proteste. « Tu ne fais que regarder l’océan, tu ne me regardes même pas. » Et de dénouer l’étreinte qui dans la sueur fond les peaux et les souffles, prétextant un bruit, non, pas maintenant, ce soir. Et là voilà déjà partie, sourde aux supplications de l’aimé, un baiser, un dernier baiser, tu es si belle. Ces mots, les yeux fixés sur le lointain des flots.

Le soir même, la jeune fille attend. Dans ce bar, rendez-vous obligé de la jeunesse du quartier, d’autres, comme elle, attendent, s’impatientent. La nuit avance, les hommes tardent. Des voix s’élèvent, forment une rumeur qui bientôt confirme l’effroi : les retardataires ne viendront pas, ils ont pris le large sur des embarcations de fortune, cap sur le Détroit de Gibraltar.

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Ada & Souleiman (Mama Bineta Sané & Ibrahima Traoré)

Secret gardé jusqu’à la dernière seconde, la disparition afflige mais le départ est motivé. Ces hommes sont ouvriers en construction, employés sur le chantier d’une tour. Depuis des mois, des années même, on ne les paie pas. De toute évidence les intérêts de l’entrepreneur, ou ceux devant lesquels il s’incline, ne rencontrent pas ceux de sa main d’œuvre. Au énième refus, énième déni de leur personne, les ouvriers jettent le gant. Ironie du sort, la Tour vole son nom à l’océan. L’Atlantique est un monument de prestige qui, à défaut d’ennoblir la ville, rencontre assurément les ambitions mercantiles de commanditaires sans scrupules. Et tandis que ces ouvriers qu’on juge acceptable de ne pas rémunérer ne voient plus comme issue au blocage de leur vie qu’une traversée de la dernière chance, monte du rivage une brume épaisse qui enlace cette hauteur édifiée à la sueur de leurs fronts de voiles funèbres. On dirait le mât d’un navire échoué suspendu au-dessus des vagues, présage ou provocation à l’égard de celles qui restent, les femmes, compagnes d’infortune d’Ada, mères, sœurs, épouses, promises ou amoureuses – veuves désormais.

Aurait-il fallu les empêcher de partir ; aurait-il été possible pour ces hommes de rester au pays, à Dakar, dans une situation d’injustice sans recours ? Qui, de Souleiman ou d’Ada, a échoué à retenir l’autre ? S’ils avaient fait l’amour cette après-midi-là dans l’intensité de leur désespoir, le jeune homme aurait-il encore eu le courage de s’en remettre aux scintillements de l’océan ? Mais alors, dans leur désir d’union, il leur aurait fallu passer outre cet autre obstacle, non moins grave que la pauvreté de Souleiman : la promesse de mariage faite au nom d’Ada à un riche Sénégalais résidant en Italie.

Atlantique de Mati Diop - Souleiman
Souleiman (Ibahima Traoré)

L’impossible deuil de l’amour exprime, pour celles qui restent, le cauchemar de la séparation. En toute chose la figure paroxystique des amants est révélatrice d’une réalité plus vaste. Le schème de l’amour choisi par Mati Diop dans lequel peut se reconnaître une forme particulièrement morbide de cristallisation, est audacieusement pertinent pour évoquer le drame des migrations. Ce que bouleverse une absence – a fortiori lorsque disparaît toute une frange de la jeunesse masculine d’un pays –, appelle un exposé qui ne soit pas de l’ordre du seul inventaire des faits. Être en mesure d’entrelacer le visible et l’invisible, le concret et l’irrationnel, la vie et la mort, c’est prendre le risque de la subjectivité.

Une telle démarche, venant de Mati Diop, n’a rien d’opportuniste. De son point de vue d’artiste, revivifier la question postcoloniale est une urgence, en particulier dans un contexte de saturation médiatique autour des faits de migration, étiquetés, non sans violence, « crise migratoire ». De père sénégalais (le musicien Wasis Diop) et de mère française (photographe puis directrice artistique dans une agence de publicité), la cinéaste revendique sa place à l’intersection des cultures et des continents. Dans le travail de réflexion mené sur son propre héritage, elle cite volontiers l’écrivain américain James Baldwin (auquel elle songea un temps à emprunter un titre pour Atlantique, La Prochaine fois le feu (The Fire next time, 1963), les auteurs sénégalais Fatou Diome et Felwinne Sarr, tandis qu’aux sources du film elle exhume un article paru en 2012 dans un quotidien dakarois, Les veuves de la mer. L’Odyssée d’Homère (« ce serait, cette fois dit-elle, l’odyssée de Pénélope »), et une odyssée contemporaine, signée Violaine Huisman, Rose Désert (2019), ainsi que différents mythes issus des traditions européennes et africaines, nordiques et arabes se sont également invités dans le processus d’écriture. Au jeu des références, on peut prendre le relai et suggérer l’œuvre romanesque de Marie NDiaye qui, issue d’un même agencement familial franco-sénégalais, enregistre de semblables climats, vaporeux, étranges, des manières d’être dont la cruauté prend les dehors d’une douceur absolue. Quant aux épopées sensibles de la Camerounaise Leonora Miano, elles portent un écho certain aux veuves de l’Atlantique (cf La Saison de l’ombre). Enfin, sur le plan des affinités cinématographiques, nous revient le cinéma très singulier d’un Jacques Tourneur, Vaudou (I Walked with a Zombie 1943), « film où l’angoisse se montre tendre, et la tendresse fait peur. (…), et où l’étrange apparaît comme une lucidité spéciale, reconnaissance de l’invisible, de l’inconnaissable qui affleure – à la déchirure. (…) De ses mains, le zombie reçoit une forme émouvante. Pâle jeune femme vêtue de blanc, la créature possède la beauté des amours perdues. L’effleurer du regard, c’est de l’horreur avoir la vision déchirante de tout ce qui lui a été pris. »

I walked with a zombie de Jacques Tourneur 4
I Walked with a zombie, Jacques Tourneur

Déconcertants, les mélanges dont procède Atlantique ne manquent donc pas d’antécédents. Claire Mathon, chef opératrice, fut aussi directrice de la photographie pour le Portrait de la jeune fille en feu (2019), film qui ne craint pas non plus d’associer un discours critique et engagé à une histoire d’amour, ni de déroger à certaines règles du documentaire en invitant ce langage à s’exprimer dans la fiction. Il est, à plus d’un titre, intéressant de rapprocher ces longs métrages sortis la même année, tous deux réalisés par des femmes s’étant initiées aux techniques du cinéma en France (la Fémis pour Céline Sciamma ; le Fresnoy pour Mati Diop). Pour des raisons voisines, les personnages féminins y occupent le devant de la scène. Par leur caractère comme par leur conduite, ces figures déconstruisent positivement les stéréotypes de genre liés à leur condition et, toujours positivement, échappent à l’inversion de ces mêmes stéréotypes, la fragile muée en guerrière, la belle muée en prédatrice, la dévouée muée en meneuse, autant de clichés soi-disant progressistes dont se satisfont nombre de cinéastes actuels. Mais l’émancipation n’est pas un programme, encore moins un programme univoque. Aussi Mati Diop et Céline Sciamma se font-elles toutes deux un devoir de mettre la discussion au centre de l’action. Mati Diop pour sa part, annonce avoir eu recours à cette technique dans l’écriture du script, réunissant autour d’elles des jeunes Dakaroises pour qu’elles s’expriment sur leur rapport au travail, à l’argent, aux femmes, aux hommes, à l’amour, à la sexualité. C’est dans le vif de ces conversations que se sont découpés les nombreux dialogues qui se nouent avec et autour d’Ada : faut-il qu’elle accepte le mariage ? que peut-elle espérer ? son comportement est-il représentatif ou courageux ? est-elle en mesure de savoir ce qu’elle veut, qui elle est ?

Atlantique de Mati Diop - Ada
Ada (Mama Bineta Sané)

Énigme, documentaire, tragédie, fable, rêverie : le film compose avec les genres par nécessité, presque par inclination naturelle. Genres qui, au demeurant, ne se révèlent jamais aussi expressifs que lorsque poussés dans leurs derniers retranchements, ils se laissent envahir par d’autres langages. Ainsi de Dostoïevski à Bolaño, l’enquête policière, pour ne prendre qu’un exemple évident, offre-t-elle sa forme évolutive à un questionnement existentiel et politique. Dans Atlantique cette dynamique critique s’accroche entre autres à la figure du détective Issa, bras droit d’une société misogyne, corrompue, au service des puissants. À l’instar de cet homme, un homme à part puisque, en dépit de sa jeunesse, il reste, d’autres personnages seront appelés à revoir leur position dans la communauté, mais aussi, au final, leur genre, par quoi il faut comprendre, le rôle que la société leur assigne. Pour incarner ces êtres mouvants, il fallait des personnalités à la fois affirmées et évanescentes, des corps réceptifs, capables d’accueillir au plus profond d’eux-mêmes le déchirement et l’absence. En amont, les acteurs, non-professionnels, ont été castés sur les lieux même destinés à leur personnage. À leur propos, la réalisatrice déclare : « Je choisis des personnes qui, sans le savoir, sont déjà des personnages, et surtout, qui connaissent ces personnages mieux que moi. » Tourné en wolof, qui n’est pas la langue maternelle de Mati Diop, Atlantique est une émanation de ces êtres-là et des lieux qu’ils habitent.

Atlantique de Mati Diop - inspecteur Issa
Issa (Amadou Mbow)

Par l’entremise de ces personnalités mi-réelles mi-fictives ou, pour le dire mieux, révélées (dès lors que la parole leur est rendue), s’ouvre une subjectivité diffuse, partagée – à la première personne du pluriel. Atlantique se regarde de l’intérieur, comme un rêve venu d’ailleurs qui aurait trouvé le chemin de notre inconscient, une hantise. Effet de torpeur ? Défaillance de la vision ? Les ambiances sonores éthérées de Fatima Al Qadiri, musicienne d’origine koweïtienne basée à Berlin viennent appuyer l’intensité minimale d’une lumière qui, variant en grain et en texture, se donne sur une palette allant du rose-orange au gris argenté en passant par des coulées de scintillements verts qui, la nuit, dansent sur le corps affligé d’Ada. État d’hypnose sur lequel l’océan insiste, de toute son étendue massive, inquiétante, outrageusement désirable. Quoique l’effroi comme le délire puissent devenir les éléments d’un discours, il peut être glaçant de s’arracher d’une telle force d’envoûtement. Suivant le mouvement des grands rites initiatiques, Atlantique nous conduit avec une âpre douceur à rouvrir les yeux dans une dimension autre. Celle d’un réel élucidé, lavé de ses faux-semblants et de ses excuses, de son indifférence. Pour que la mort d’autrui nous oblige, peut-être faut-il, comme en amour, parvenir à cette extrême : se laisser posséder.



Images © Cinéart

 

 

– En ce sens la pensée est toujours pensée d’amour –

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Il bacio, Francesco Hayez, 1859 (détail)

« (…) c’est l’accord ou l’adoption par nos facultés intellectuelles de l’intelligence du monde qui déclenche la pensée. Celle-ci est en quelque sorte illuminée par des images. Mais il ne suffit pas que les formes soient imaginées, il est nécessaire qu’elles soient désirées. D’où l’importance paradigmatique du sentiment amoureux, modèle et sommet de cette fusion génératrice. En désirant les images et en imaginant le désir – et qu’est-ce que la poésie amoureuse sinon cela ? – le sujet s’approprie la pensée qui, en ce sens, est toujours pensée d’amour. Ce primat du désir renvoie également à la notion de fantasme, à sa prosopopée singulière, qu’on retrouve chez Dante avec la figure de Béatrice. Le fantasme fait le plaisir propre au désir, écrivait Jacques Lacan dans Kant avec Sade. En paraphrasant cette thèse limpide on peut dire que, selon Averroès et les poètes d’amour, le fantasme par le désir fait l’intelligible propre au sujet. La pensée m’appartient parce qu’elle a été imaginée et désirée. Faire de l’amour le lieu par excellence de l’adoption de la pensée, l’idée est audacieuse, elle semble paradoxalement très en avant de nos horizons bornés. De même que celle d’une convergence de notre faculté de comprendre et de l’intelligence du monde. »

Extrait de « Connaissance du désir », Le journal des idées de Jacques Munier, France Culture 12/10/18 – à propos de « Intellect d’amour », Giorgio Agamben, 2018

Les Hauts de Hurlevent

And coming tempests, raging wild,
Shall strengthen thy desire - 
Emily Brontë

Le vent, puisque il est aveugle et se trame de ce qu’il trouble, prend assez naturellement l’éloquence d’un cinéma. Déraciner, chavirer, soulever sont axes de sa danse. L’insurrection aussi, et la transe : les corps sont légers, les volontés ploient, un souffle et le cœur repart. Du mouvement qu’il suscite à celui qu’on lui oppose, il possède, dépossède, envoûte. Habité parfois, de son peuple naît la hantise. Puis, écrasé, plus ras que le sol, bonne mécanique, il balaie. Cinéma : une houle sèche, dure, affolante vient doubler l’image d’un enduit qui l’agite et l’accuse. Feu froid, volontiers spectaculaire.

S’il existe un cinéma venant du vent, il arrive aussi qu’il soit issu d’un texte. Ici, une évidence :  Les Hauts de Hurlevent –  en une seule aspiration : Wuthering Heights. De la bouche à la lettre le lyrisme sert une âpreté terreuse, privée d’horizon sinon souterrain. Le paysage trace une verticale, huis-clos hermétique, d’un enfoncement. Du moins pour ce qui est du livre, l’industrie se bornant bien souvent à n’extraire des grandes œuvres romantiques qu’un jus sirupeux ou insipide. Le risque est faible, cependant, que la déception remonte jusqu’au texte tant le film qui en dérive, en son insouciance,  n’a plus avec l’original que quelques noms en partage. A ce qui est devenu la règle, et d’autant plus commune que le romantique s’évapore désormais en vocable dégradé, les exceptions sont rares et de ce fait choquantes. Mugissante, mutique, la version que nous livre à présent Andrea Arnold a pour elle la justesse requise, faut-il s’en étonner ? Avec Emily Brontë, l’affinité en effet, n’a rien d’un plaisir littéraire. Massif, taillé à vif dans une terre rude que le ciel rabaisse de tout son poids, l’être se vit primordialement comme en lutte contre sa propre chair. Ainsi la rage de Catherine Earnshaw se retrouve-t-elle, intacte, à la source du bouillonnement des héroïnes d’Andrea Arnold. L’appétit qui se manifeste dans Red Road et Fish Tank ici encore se cherche, inassouvi. Rampant, oblique, hargneux – sait-il seulement ce qu’il veut ? Il y a bien là, prégnante, l’idée d’une épreuve voire, une initiation, et cela part du ventre, redescend, larvaire. Une chose comme le vent, qui s’élève, provoque sans se donner une raison. Et cette chose opaque, visqueuse, engluée en elle-même s’exténue de rapports violents. Ni victimes ni coupables mais du sang qui se mélange, écume.

D’une terre pourrissante piétinée des mêmes envies, du même ennui, des mêmes rancœurs, il faut qu’un étranger surgisse. Heathcliff, nom qui enjambe lande et falaise. L’abrupt vient de la peau, sombre tissu de vie bâtarde et de ce fait, revigorée, qualité que la décrépitude n’excuse pas. Heathcliff incarne l’avenir, l’inconnu, la santé qui s’érige contre l’agonie, le « rien ne sera plus comme avant » qui effraie. Il n’a pas, pour dominer, à être terrible. Il n’a même pas à dominer, son pouvoir est en-deçà de lui-même, en-deçà de toute loi humaine. Il suffit qu’il diffère. Il serait doux, et droit, si cela lui était possible, et que l’état actuel des choses devait durer encore un peu. Seulement ce qui le rattache au monde finissant doit également le rejeter. Catherine Earnshaw, gouffre creusé par des siècles de pluie et de vent, est la profondeur dont il va naître à son égal. Expulsé, il disparaît et s’enrichit – pour, croit-il, mériter. Catherine, elle, change de visage, et peu importe. Rude ou lumineux, le visage reste impénétrable. De même, pauvre ou riche, Heathcliff n’acquiert aucune légitimité. Mais, d’avoir été séparés, enfin ils se font face, se reconnaissent. Si, à ce moment-là, Heathcliff n’est pas le double de Catherine, il le devient. Modelé par la fascination, brimé, exposé au ressentiment, il se laisse contaminer par le désir mortifère dont elle est faite. Jusqu’à ce que le souffle s’éteigne, ne subsiste qu’une blancheur. C’est en vertu de la rupture qu’il incarne que Heathcliff reçoit le monde en héritage.

Le récit vient dans le travail du vent comme une plainte boueuse suivie de sa cohorte : colère, galop cinglant le brouillard, fredonnements minuscules. Le chant garde ce qu’il traverse, divague et cristallise, échos d’un tumulte qui ne demande nulle consolation.

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Andrea Arnold, Wuthering Heights (2011)

Son éclat, à la lisière du monde

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« C’est sans doute ce que voulaient dire tous ceux qui ont souligné le fait qu’aimer l’autre, c’est toujours être fasciné par un monde, c’est aimer son monde et, pourrions-nous ajouter, à travers son monde, accéder au monde même. Dans l’amour, se donne soudain sur le mode intuitif ce qui excède l’ordre de l’intuitionnable. Mais encore faut-il s’entendre. Cela ne signifie pas que l’amour est de l’ordre de l’intuition, comme si en l’autre devenait soudain visible l’invisible du monde. Cela signifie plutôt que nous avons affaire, dans l’amour, à une expérience absolument singulière, celle d’une percée du monde en l’autre ou d’une traversée de l’autre vers le monde. Il ne faut donc pas dire qu’en l’autre l’invisibilité du monde se visibilise mais plutôt que l’amour nomme une épreuve qui n’a pas d’autre nom, l’épreuve de cette percée, de cette quasi-présence du monde en l’autre. Aimer c’est pressentir en l’autre le visage du monde et tendre vers lui comme vers celui qui m’en délivrera la clef, comme s’il concentrait en lui soudain la puissance phénoménalisante du monde. Cette expérience singulière est donc aussi une expérience limite, ou plutôt est la saisie d’une limite : précisément de celle, à la fois irréductible et disparaissante, qui sépare le monde de ses manifestations mondaines. Dans l’amour, le monde semble refluer sur lui-même et l’éclat que l’autre y acquiert tient finalement au fait qu’il semble se tenir à la lisière du monde, au point de ce pur excès qu’est le monde. Dans l’amour, l’illimitation semble se rassembler en son sein, se concentrer à sa propre limite, là où peut surgir un être fini, qui vient comme témoigner de sa profondeur. »
Renaud Barbaras, La vie lacunaire.

Précédemment : Ne pouvant se rejoindre dans le monde qu’en s’y perdant encore.

De même que dans l’amour cette illusion existe, cette illusion de ne jamais oublier

« Ce regard est oublieux de lui-même. Cette femme regarde pour son compte. Son regard ne consacre pas son comportement, il le déborde toujours. Je veux dire qu’elle guette, comme une bête, dans l’amour, la chance que l’amour représente, de se perdre en lui, jusqu’à ne plus retrouver, jamais, l’entendement d’un compromis éventuel entre  l’amour et la vie.

Elle sait que cela n’arrive pas. Qu’on ne meurt pas d’aimer. Et que du moment qu’on n’est pas mort d’aimer, on se meurt ensuite de vivre, que ce n’est donc pas la peine d’essayer. Que chaque fois qu’on ne meurt pas d’amour, l’amour est battu en brèche, qu’il ne mérite ce nom, encore, que par une dégradation généralement admise du langage. Elle n’est pas amère. Il ne faut pas confondre. Elle est sans illusion et en même temps elle est toujours prête à s’illusionner au plus haut point. Son expérience pouvait la rejeter à l’amertume. Elle l’a au contraire rejetée à la liberté. Du moment qu’on ne meurt pas d’amour, tous les amours se ressemblent alors ?

Elle est dominée par un rêve démesuré à ses forces, distraite par ce rêve, constamment sollicitée par lui, et en même temps incapable d’être à sa hauteur.

Le récit qu’elle fait de cette chance perdue la transporte littéralement hors d’elle-même et la porte vers cet homme nouveau. Se livrer corps et âme, c’est ça. »

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Marguerite Duras, extrait-collage à partir de Hiroshima mon amour, livret du dvd, Portrait de la Française. Citation non-complète.

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( Faute d’autre chose)

J’ai regardé moi-même, pensivement, le fer, le fer brûlé, le fer brisé, le fer devenu vulnérable comme la chair.

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 Titre, citation et captures extraits du film.

Précédemment : C’est que le monde s’est précisément effondré

Chambres noires, imaginaires

Xavier Dolan , « Les amours imaginaires », Canada, 2009 (durée : 1h35)

« Il est des plaisirs comme des photographies. Ce qu’on prend en présence de l’être aimé n’est qu’un cliché négatif, on le développe plus tard, une fois chez soi, quand on a retrouvé à sa disposition cette chambre noire intérieure dont l’entrée nous est condamnée tant qu’on voit du monde. » Proust, « A l’ombre des jeunes filles en fleurs. »

Cette chambre noire que Proust place au centre de l’expérience amoureuse est le lieu même de l’imaginaire. L’artiste et l’amoureux se ressemblent en ce qu’ils vivent en deux temps, temps insaisissable de l’être et temps saisi par la conscience ; leur rapport au monde est d’autant plus intense (passionné) qu’il est extension et appropriation : l’expérience devient séjour. Amorce de la connaissance ou approfondissement de la vie, elle est solitude, patience, intériorisation, secret. Dans la chambre noire tout est à disposition. Le fait de pouvoir y circuler librement, tel que l’on se sent, c’est-à-dire tel que l’on est (et non tel que l’on croit être ou pire, tel que l’on apparaît), de pouvoir se saisir des événements, les contempler, les prendre et les augmenter sans qu’ils ne sombrent ou ne s’effacent, c’est cela la dimension infinie du présent – et du plaisir. Sans se confondre à elle ni s’y réduire, cette dimension est donc également celle de l’art. Celle de la vie enrichie, de la vie sensible, de la vie intéressante parce que intéressée.

Le jeune cinéaste québécois Xavier Dolan ne cherche pas, comme tant d’autres, à démystifier l’amour, à nettoyer le réel des illusions qui (soi-disant) le ternissent, au contraire, il sait que les rêves réalisent le vécu, peau et sang, et que les comprendre, les nourrir, les compléter affermit l’expérience. Xavier Dolan ne joue pas, il se représente, être de fiction : artiste et amoureux ; son cinéma occupe la chambre noire. Cette chambre noire, où l’intime se mêle à l’universel, où le toc côtoie le précieux et où le pop s’amalgame au raffiné, est pour nous un lieu et une matière – forcément émouvants, forcément familiers. Les formes de la sensibilité composent un discours amoureux (les Fragments d’un discours amoureux de Barthes sont le livre-référence du cinéaste), et ce discours n’est pas un désengagement : il ne permet pas à l’amoureux d’être quitte de ses affres et de ses tourments, de croire qu’il peut raisonnablement ne plus aimer (c’est impossible, ce n’est pas souhaitable), mais il se donne à lui comme une jouissance supplémentaire – mise en abyme et retour à l’être. Tout comme le rêveur, se sachant en train de rêver, est prié de s’enfoncer dans son rêve,  l’amoureux est invité à s’enfoncer dans son sentiment.

Plus déchirée qu’elle ne le laisse paraître, l’esthétique* de Xavier Dolan n’est pas simplement illustrative. Le cinéaste veut être présent devant et derrière la caméra. Sur la scène principale des Amours imaginaires, on découvre un banal triangle amoureux (un homme et une femme tombent ensemble amoureux du même homme), on admire des tenues vintage, on entend des chansons pop, on collectionne les styles et les poses, on écoute des dialogues très littéraires. Ce côté extravagant est une façade aussi vraie qu’un fard : le rougissement des joues montre l’émoi. Mais, allant plus avant dans son propre discours amoureux, Xavier Dolan se heurte à sa propre représentation – l’artiste contredit l’amoureux. Tel Narcisse, il ne fusionne pas avec sa propre image : il se divise et meurt à moitié.

Les Amours imaginaires fétichisent le discours amoureux. Lecture conséquente ou trahison du texte ? Qu’importe, ce n’est bientôt plus l’autre qui est aimé – mais l’amour (avec tout ce que cela suppose de narcissisme). Parce que le flirt est facile et que l’autre paraît d’emblée si proche, la proximité est une impatience, un faux-semblant – un miroir. Elle fourvoie : les valeurs s’échangent et les sens s’inversent. La précipitation trahit l’amour, l’arrache à son énigme irrésolue, à sa source lumineuse… La proximité, qui est aussi promiscuité, brouille la relation et la séparation, elle mélange jusqu’au dégoût, jusqu’à soi. Les corps privés du sentiment ne coïncident pas, ne répondent ni au désir ni à la volupté, ne sont qu’errances carnassières de romantiques impatients.

L’artiste et l’amoureux sont toujours en défaut par rapport au monde, par rapport à eux-mêmes. Le plus tragique, le plus comique, c’est que l’imagination, loin de combler les manques, en crée de nouveaux, creuse le sillon du désir. Il faut se demander si, dans leur complaisance et leur retrait avisé, les chambres noires ne sont pas également confinées, suffocantes, noires de soi.

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* aisthanestai, en grec, signifie sentir.

Pour les captures d’écran du film c’est ici : -devenue toi comme hier-.

Précédemment sur ce blog : J’ai tué ma mère.

Photo : Mona Chokri, vraiment parfaite dans le rôle d’alter ego de Xavier Dolan.

La caresse consiste à ne se saisir de rien.

« La caresse consiste à ne se saisir de rien, à solliciter ce qui s’échappe sans cesse de sa forme vers un avenir – jamais assez avenir – à solliciter ce qui se dérobe comme s’il n’était pas encore. Elle cherche, elle fouille ; ce n’est pas une intentionnalité de dévoilement, mais de recherche : marche à l’invisible. Dans un certain sens elle exprime l’amour, mais souffre d’une incapacité de le dire. Elle a faim de cette expression même, dans un incessant accroissement de cette faim. Elle va donc plus loin qu’à son terme, elle vise au-delà d’un étant, même futur qui, comme étant précisément, frappe déjà à la porte de l’être. (…)

A côté de la nuit comme bruissement anonyme de l’il y a, s’étend la nuit de l’érotique ; derrière la nuit de l’insomnie, la nuit du caché, du clandestin, du mystérieux, patrie du vierge, simultanément découvert par l’Eros et se refusant à l’Eros – ce qui est une autre façon de dire la profanation.

La caresse ne vise ni une personne, ni une chose. Elle se perd dans un être qui se dissipe comme dans un rêve impersonnel sans volonté et même sans résistance, une passivité, un anonymat déjà animal ou enfantin, tout entier déjà à la mort. La volonté du tendre se produit à travers son évanescence, comme enracinée dans une animalité ignorant sa mort, plongée dans la fausse sécurité de l’élémental, dans l’enfantin ne sachant pas ce qui lui arrive. Mais aussi profondeur vertigineuse de ce qui n’est pas encore, et qui n’est pas, mais d’une non-existence n’ayant même pas avec l’être la parenté qu’entretient avec lui une idée ou un projet, d’une non-existence qui ne se prétend, à aucun de ces titres, un avatar de ce qui est. La caresse vise le tendre qui n’a plus le statut d’un « étant », qui sorti des « nombres et des êtres » n’est même pas qualité d’un étant. Le tendre désigne une manière, la manière de se tenir dans le no man’s land, entre l’être et le ne-pas-encore-être. Manière qui ne se signale même pas comme une signification, qui, en aucune façon, ne luit, qui s’éteint et se pâme, faiblesse essentielle de l’Aimée se produisant comme vulnérable et comme mortelle. »

Emmanuel Lévinas, Totalité et Infini.

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Photo : Camille Claudel (détail).

Désir, écriture, 2046

Wong Kar-wai, « 2046 », avec Tony Leung, Gong Li, Zhang Ziyi, Faye Wong, Hong-Kong, 2004 (durée:2h10)

Comme le désir déborde son objet, quitte à le défaire, quitte à le fuir, l’écriture effleure à peine l’écrit, elle l’annonce, le devance et s’en éloigne, force libre de contenu et devenir libre. L’analogie n’est pas ici une coïncidence, elle initie un rapport, définit l’origine commune à partir de laquelle écriture et désir se produisent, s’absentent et parfois se retrouvent. De cette relation mouvante, difficile à saisir et plus généralement éprouvée que pensée, 2046 pourrait être la proposition visuelle.

Wong Kar-wai est un conteur et un illustrateur. Limpide, son cinéma repose sur l’intelligence d’une structure qui épouse et organise les méandres du discours, tout en lui laissant l’ouverture nécessaire à son juste déploiement. Il y a donc, à chaque ligne, l’écrivain, le « je » qui vit et imagine, « je » fluctuant, parfois réel, parfois personnage. Dispersion très relative :  l’écrivain s’identifie par assimilation. Allergique à toute altérité, hantise et attraction, il possède et craint d’être possédé. Son point de départ – ou son point de chute – pourrait être une chambre d’hôtel à Hong-Kong, la chambre 2046*. En ce lieu clos gravitent ses amoureuses. A plusieurs elles semblent n’en faire qu’une, exacte symétrie de lui devenant plusieurs, subversion révélatrice de l’un par le multiple, qui  n’a bien sûr d’autre source que cette subjectivité dévorante qui domine  la narration. Aussi ce « je » figure-t-il un point du vue ambigu, simultanément unique et  partagé, épars, discontinu,  prisme créateur et perturbateur, reflet d’un « je » tautologique.

2046 n’est pas seulement une chambre, c’est principalement la zone dont l’écrivain se trouve captif. Physiquement, mentalement, existentiellement. A mi-parcours entre le réel et l’irréel, entre le même (l’écrivain) et l’autre (nié donc invisible), cette zone est un lieu commun (sans connotation péjorative ; voir aussi Stalker, Orphée, Gerry…) du cinéma et de la littérature. Ici, la zone 2046, est un train. Courant continu, entre passivité et mobilité, extériorité et intériorité, le train actualise un état d’enfermement peuplé de fantasmagories. Car il apporte un espoir, l’idée d’un ailleurs, d’une altérité. Zone mobile, double discours, le train promet la liberté qu’il suspend.

Littérale, cette interprétation de l’image peut sembler inacceptable. Parce que le film affiche une apparence immodeste, sa sophistication commande presque une lecture qui la remette en question, qui l’excuse en quelque sorte. Une surface chatoyante, presque décadente, peut-elle se donner au premier degré et de là révéler une réalité invisible ? Ces fluorescences – si décoratives, si bien assorties  aux robes et à la musique pop – peuvent-elles mettre au jour une intériorité réelle ? La réponse est évidemment affirmative. Quelque réserve que l’on puisse émettre quant au nuancier de Wong Kar-wai, l’univers d’un écrivain (de cet écrivain-là) est tout sauf austère. Le dandysme –  raffinement, jeu, alcool, femmes – n’est jamais que la marque la plus superficielle d’une harassante réinvention de soi à la fois subordonnée et fondatrice d’inconstance, de mélancolie et d’insatisfaction. On devine que l’écrivain de 2046 n’a que très peu de talent, juste ce qu’il faut pour vivoter, écrire sur un coin de table des romans de genre (érotiques et de science-fiction). Ici pas de jugements de valeur, au contraire. Que l’écrivain soit de gare ou de génie, peu importe : n’est pas envisagé l’écrit, mais l’écriture, c’est-à-dire cette disposition de soi qui devient mode de vie, qui, contrairement à ce que l’on pourrait croire, ne se substitue pas à la vie mais s’enchâsse en elle.

La beauté des femmes, il est vrai toujours très maquillées, très habillées et très photographiées, l’abondance de musiques émouvantes, la circulation en couloirs et la prolifération des lumières artificielles – toute forme est un contenu. Le train devient le théâtre d’une sublimation extrême dont l’intensité confine à la souffrance.  En ce point 2046 célèbre les retrouvailles entre désir et écriture. Hélas cette fête sublime  peut s’avérer féconde, mais les mots et les images (le film coïncide naturellement, par osmose, à son propos) qu’elle engendre sont de moindre qualité, voués au mélange et à l’insuffisance.  En outre, la coïncidence  entre désir et écriture n’est pas le fruit d’un hasard : c’est tout simplement l’œuvre du même, l’œuvre d’un être qui tourne à vide, condamné à répéter les mêmes erreurs, incapable d’évoluer.  Et comme une formule maintes fois répétée trahit malgré elle son désarroi, il y a très certainement dans ce train qui ne cesse de revenir et qui jamais n’arrive, une conscience qui s’afflige de sa propre absurdité.

Sans cesse reporté d’une femme à l’autre, du passé au devenir, de la jouissance à l’inassouvissement, que signifie l’amour en 2046 ? Car c’est là l’essentiel  qui constitue la substance du film, la raison d’être de l’écrivain et la matière même de son écriture. Mais ici, l’incapacité de l’écrivain à aimer le contraint au rôle du miroir.  Malgré le prisme déformant de son regard, sa fâcheuse manie de ne désirer que celle qui se refuse (et de rejeter celle qui s’offre), se reflètent à travers lui de beaux visages d’amoureuses, de véritables héroïnes, ni Ophélie ni Médée car tragiques d’une façon très quotidienne, d’autant plus bouleversantes que triviales (prostituée, joueuse, fille à papa).  Elles débordent, s’échappent de la subjectivité qui les conçoit. Traversent le miroir. Peu à peu l’écrivain s’efface.  Signe que l’écriture,  le désir, sont des forces inépuisables, dont le contenu n’est jamais que provisoire. Comme le désir déborde son objet, quitte à le défaire, quitte à le fuir, l’écriture effleure à peine l’écrit, elle l’annonce, le devance et s’en éloigne, force libre de contenu et devenir libre…

Wong Kar-wai, « 2046 »

* Chambre 2046 qui est la chambre des amants dans In the mood for love, dont 2046 est la suite… C’est dans ce premier film que l’écrivain se met à écrire, c’est alors qu’il désapprend l’amour… Subtilement différents, les deux films sont magnifiques.