Soin mémoriel : « Un amour rêvé » d’Arthur Gillet

C’est l’histoire des grands-parents d’Arthur Gillet. On peut la raconter comme un conte. Léontine rencontre Joseph, ils s’aiment. Nous sommes au Congo, fin des années 1950, elle est Noire, il est Blanc. Cependant, le mariage a bien lieu – une première pour l’État colonial, qui n’apprécie pas la mixité – et des enfants naissent. Plus tard, la famille s’exile en Belgique, une nouvelle vie commence. Puis, les années passant, Joseph meurt, suivi par Léontine. Héritant de leurs papiers, Arthur Gillet voit s’écrire une autre histoire, plus dure, âpre. Il se demande, faut-il dire ce que le conte ne dit pas ?

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Oh mon corps, fais de moi quelqu’un qui interroge. — Frantz Fanon

Plus que souvent, c’est sur un fond politique hostile que se nouent les grandes histoires d’amour, celles dont les livres détiennent le souvenir. En conclure que le désir s’attise de ce qui l’empêche revient cependant à méconnaître le caractère subversif que revêt inévitablement toute affection véritable. Contre les diverses formes que prend l’autorité, étatique, familiale, religieuse, la sphère intime recèle un principe de résistance insoupçonné. Ces histoires qui s’érigent contre l’ordre établi ne se conçoivent pas forcément dans une opposition identifiable et tonitruante, plutôt elles y inscrivent un contre-ordre amalgamant respect de la loi (ne pas se mettre en danger) et volonté souterraine de la tordre, de la plier (ne pas céder).

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Il était une fois, dans un pays lointain

À cet égard, l’intime a beau faire retentir un autre son de voix que celui de l’obéissance ou de la désobéissance des foules où il se perd, il n’en est pas moins trouble. Son ambivalence se porte tant sur la qualité des intérêts qui l’animent, que sur le sens des événements dont il est le siège. On connaît les défaillances de la mémoire, et tout ce qui aveugle quand l’émotion domine l’instant. Il est plus difficile d’admettre que défaillir puisse relever d’un choix conscient, préférence donnée à la légende, au rêve éveillé.

Je me souviens de l’heure de la sieste en été. Pour m’endormir, ma grand-mère me raconte des morceaux de ses souvenirs du Congo. Elle commence toujours par : Il était une fois, dans un pays lointain. Je m’endors sur une image irréelle, une image qui ne me quitte pas. — Arthur Gillet

En revenant sur les récits de Léontine, Arthur Gillet s’interroge, tout cela a-t-il été ? Les choses se sont-elles véritablement déroulées ainsi, sa grand-mère noire et son grand-père blanc tombés follement amoureux au Congo à une époque où les mariages mixtes étaient à ce point déconseillés qu’ils passaient pour être interdits ? Un heureux dénouement, comme l’atteste l’existence même d’Arthur Gillet, est-il seulement possible, en regard de ce que l’on sait de la vie des Congolais au temps des colonies ?

La mort de la conteuse est une sommation à quitter la rêverie. Le deuil semble vouloir s’imposer en travail d’enquête, les archives familiales comme une mission. Que faire de ces documents, de ces notes, de ces photographies ? Que valent ces témoins matériels face à l’insaissable d’un amour ? Faut-il mener des recherches afin de pouvoir brandir, une fois l’histoire élucidée, un tableau exact des événements et substituer tout un arsenal de preuves au fantasme souverain ?

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Des liens puissants peuvent se construire sur des mythologies, des demi-songes qui, pleinement ressentis, deviennent des vérités à part entière. La foi prêtée aux récits de sa grand-mère, Arthur Gillet ne va pas la reprendre. Ce serait se parjurer. Sa démarche sera plutôt compréhensive, tendre et, par là, suffisamment éclairante. Son retour sur le passé familial, il va l’envisager comme une façon d’expliquer ce qui a fondé la décision de Léontine de préférer le rêve. À l’idylle qui fut le décor sur lequel se découpèrent tous ses récits, l’enfant devenu adulte choisit à son tour d’adjoindre ses propres gestes rêveurs, n’ouvrant les lettres, n’examinant des photographies, ne lisant les documents qu’avec tristesse et défiance. L’épreuve du réel n’entame pas le souvenir, car ce sont encore les sensations qui en remontent, matériau originaire de la mémoire .

Je me demande s’il faut continuer à rêver, rêver ce mélange de souvenirs et de couleurs, ou s’il faut raconter les traces que l’Histoire a laissées sur la peau, incrustées dans la chair ? — Arthur Gillet

La peau de sa grand-mère, Arthur Gillet nous la donne à lire. La peau est le document absolu, complet, exact. Selon les termes du cinéaste, ce n’est rien de moins qu’une carte de voyage, un tissu digne, recelant davantage de vérité que n’importe quelle coupure d’un journal de l’époque.

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Une histoire inscrite entre deux pays liés l’un à l’autre sans trait d’union

Dans une société raciste, la peau ne se raconte pas, elle est préjugée par sa couleur. Celle de Léontine est d’un brun trop pâle qui est un blanc trop foncé. Elle suppose un océan aux rives duquel se succèdent trois générations de métissage, des jeunes Congolaises enlevées, vendues, réduites à la servitude et, une fois mères, privées de leur progéniture. Cloîtrée dans une mission, Marie-Antoinette, la mère de Léontine, passe son enfance dans l’ignorance de ses parents.

C’est à Marie-Antoinette que revient le destin de rompre le cycle des rapts et des abandons. Devenue femme, elle épouse un homme de son pays, un Congolais ambitieux et doué pour les affaires. Papa Thienza, comme on l’appelle, se retrouve bientôt à la tête d’un commerce florissant d’huile de palme et de café. Il contrôle toute la chaine de production, champs, usines, magasins. Sa présence auprès de Léontine, née en 1934, procure à l’enfant un sentiment de plénitude et d’appartenance tel que ses aïeules n’ont jamais pu connaître.

L’ironie du sort veut pourtant qu’à l’âge de 16 ans, la grand-mère d’Arthur Gillet s’éprenne d’un homme blanc. Mais Joseph n’a rien du missionnaire lâche fou de chair et de soumission. L’Afrique, pour le jeune homme originaire de Floreffe, est d’abord un appel, des amitiés, puis une rencontre. Pour preuve, ce blâme qu’il reçoit de sa hiérarchie alors qu’il parcourt les contrées subsahariennes pour le compte d’une entreprise belge de télécommunications : « Monsieur Philippot semble trop proche des indigènes. »

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Entre les mains d’Arthur Gillet, la correspondance de Léontine et de Joseph représente plus de 400 lettres. Missives amoureuses certes, mais aussi exhortation au courage et à la ténacité. La vie aide-t-elle jamais les amoureux ? Il s’agit pour le jeune couple de se faire reconnaître par l’État colonial. Pour ce qui est de décourager les mariages mixtes, celui-ci prend son rôle à cœur, arguant de la situation de rejet que les enfants métis ont à subir dans la société africaine. Joseph et Léontine tiennent bon. Ils obtiennent gain de cause.

Un peu plus tard, c’est au tour de Papa Thienza d’avoir à se faire du souci. Pendant des années, œuvrant au service de la CCB, la Compagnie du Congo Belge fondée par Léopold II, il passe pour un employé modèle, s’étant même, pour cela, vu décerner une carte de mérite, dignité récompensant les Congolais «civilisés », leur donnant le droit, par exemple, en cas de litige, de bénéficier d’un jugement équitable. De jugement équitable, il n’y en aura point bien entendu, lorsque, au terme d’un long conflit avec son ancien employeur, il aura perdu tous ses biens, écopant d’une condamnation à 5 ans de servitude civile. Il ne devra son salut qu’à la grâce du roi Baudouin.

Le Congo indépendant n’est pas un milieu plus hospitalier pour un couple mixte. Léontine et Joseph doivent bientôt s’exiler en Belgique. Ils emmènent avec eux leurs enfants, et parmi eux, la mère d’Arthur Gillet. Pour tous, l’exil s’accompagne d’un inextinguible regret pour l’Afrique.

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Soin mémoriel

De cette histoire-là, certains faits étaient connus d’Arthur Gillet, d’autres non. Il n’insiste pas. En recollant les divers éléments qui lui ont été transmis par Léontine, son seul horizon est son corps à elle. Les images manquantes ne s’offrent pas à une nécessité de comblement, mais à un sentiment plus profond que le manque révèle, qui est la dimension imaginaire que les êtres aimés occupent en nous. Étayé des dessins animés de l’artiste italienne Alice Milani Comparetti selon le procédé du monotype, le film explore cette région liminaire du souvenir où il se régénère dans d’autres corps, d’autres formes. Arthur Gillet ne tente pas d’amener des informations, du moins pas prioritairement, mû par la seule nécessité de ne pas faillir au soin mémoriel.

Soin qui se distingue du devoir. En effet, il s’agit moins d’amener de la lumière sur ce qui a été laissé dans l’ombre que d’appréhender cette zone d’ombre en regard de la pensée qui l’a engendrée. Et sauvegarder la pensée qui, dans ces choses, a mandé le silence, s’avère aussi impérieux que les révélations qui le lèveront. Préserver l’amour (et sa nombreuse descendance) par la légende, tel fut le vœu de Léontine, décision fondée sur le pari que, lorsque la vérité serait dite, l’amour aurait eu le temps de faire son œuvre.

Un amour rêvé / Arthur Gillet / Vo Fr / St Eng / 2018 / Trailer from Atelier Graphoui on Vimeo.

Liens

Le film en libre accès sur le site de l’Atelier Graphoui [lien]

Une interview d’Arthur Gillet sur le site Cinergie [lien]

 

« Sans frapper », un documentaire d’Alexe Poukine.

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À 19 ans, Ada se rend à trois reprises chez un homme qu’elle connaît. À trois reprises, il la viole. La plainte ne sera déposée que dix ans plus tard. De l’événement à sa reconnaissance, de la honte au témoignage, se dessine un cheminement qui engage la déconstruction du concept de viol.

« Au lieu de traquer ce qui n’allait pas chez moi, j’ai commencé à me demander ce qui n’allait pas dans ce que lui m’avait fait. » .

Ada

Ada est le nom d’une héroïne de roman, grande sœur de Lolita, réputée pour le trouble qu’elle inspire autant que pour celui de sa conduite. Indécidable car indécise, elle est de ces êtres dont on ne sait jamais quel démon les anime, à moins que ce ne soit un ange. Le savent-ils eux-mêmes ? Sans destinataire, adressé à tous et à personne, n’appelant pas de réponse spécifique, ce halo d’érotisme qu’ils dégagent, il convient de le percevoir à sa juste mesure, de comprendre ce qui, en eux, relève d’un régime sensoriel d’ouverture au monde pour le distinguer de ce qui, vers l’autre, fait signe, invite, désire.

S’il est un fait discutable mais avéré, c’est bien la scandaleuse éloquence du prénom quand il s’agit de qualifier une personne ou de raconter son histoire. Ce faussaire en étymologie de Nabokov ose même adjuger à Ada, prénom d’origine germanique, une source russe des plus douteuses : Ada, iz ada, issue de l’enfer.

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« Tout ce qui faisait ma personne, ma douceur, ma vulnérabilité, ma sensibilité, toutes ces choses-là je les détestais parce que j’étais persuadée que c’était pour ça que je m’étais fait avoir. »

En dehors de la fiction, Ada, de bien des manières, existe, et si son homonyme romanesque pouvait lui être d’une aide quelconque, ce serait, en son nom, de porter le message qu’aucune jeune fille ou femme n’est comptable des images et des idées vagues qui flottent autour d’elle, représentations auxquelles son âge, son apparence et ses gestes, par un funeste effet de conditionnement, la relient sans cesse, venant se coller à sa peau comme si, cette peau, ce n’était plus vraiment la sienne.

Le violeur idéal n’existe pas

Aussi importe-t-il moins d’apprendre qui est Ada Leiris que de comprendre pourquoi et comment Alexe Poukine s’est sentie tenue, en révélant le récit de la jeune femme et le viol qui en constitue le sinistre point focal, de ne pas filmer son visage. La raison tient au fait même de ce viol qui, en vérité, n’a pas l’air d’un viol, ne coïncide pas avec l’idée que l’on se fait du viol. Jamais il ne viendrait à l’esprit d’Ada – 19 ans à l’époque – de renier ce qui fut, dira-ton, sa faute, d’avoir été au-devant d’un homme pressenti comme dangereux. Ce n’était pas un inconnu, pas un ami non plus ; elle a accepté un rendez-vous, l’a embrassé. Après un premier assaut d’une indéfendable brutalité, elle est revenue vers lui, et ce à deux reprises, totalisant un nombre de trois rencontres dans une même semaine.

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« Je doutais de mes souvenirs, je me disais t’es une perverse, menteuse, manipulatrice, t’es quelqu’un de mauvais. »

En 2016, Isabelle Huppert suscitait le scandale dans le rôle d’une femme entretenant un rapport passionnel avec l’homme qui l’avait violée. Est-ce un hasard si ce film (Elle, Paul Verhoeven, 2016), jugé obscène par de nombreux critiques, opérait, non sans humour et avec une aigre intelligence, le diagnostic du déni qui fonde le concept du viol ? Certainement il y avait, venant des détracteurs les plus acharnés, ce réflexe de jeter la pierre à Michèle (Isabelle Huppert), coupable de ne pas ressembler à la victime idéale. La victime idéale, comme chacun le sait, s’écroule dans le sang et les larmes.

« Dans la construction du violeur il y a quelque chose de monstrueux, comme ça personne ne s’y reconnaît.  »

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En vrai, existe-t-elle seulement, cette victime idéale, corollaire du violeur idéal, ce monstre absolu posté en embuscade dans les lieux meurtriers ? Julien, le bourreau d’Ada, n’a certainement pas la tête de l’emploi, c’est un jeune homme sociable, fort apprécié. Pour sa peine, Ada peut toujours s’en aller rejoindre les statistiques, celles qui racontent que 80% des viols sont le fait d’un proche. Il n’en reste pas moins que de ne pas correspondre à la description du rôle qu’on se voit soudain forcé de tenir donne la nausée. Et dans cette honte spécifiquement sexuelle s’institue la sanction de la curiosité féminine, le revers du désir féminin. De responsable, la victime devient coupable.

La zone grise

Comme tout témoin d’un viol, le spectateur n’est pas exempt de préjugés, ce qui rend sa position forcément inconfortable. Trouble, inconfort sont les points de départ du travail documentaire d’Alexe Poukine. On parle ici d’une zone grise, d’un équivoque couvé par nos rapports affectifs, spectre flou d’angoisses et de désirs devant lequel toute entreprise de moralisation définitive transpire la mauvaise foi. Ce lieu où la belle devient la bête, et le bourreau victime.

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 « Je pense que j’avais besoin de comprendre le sexe de possession, j’appelle ça comme ça. Et donc j’ai expérimenté en étant moi-même actrice d’une sexualité de possession, je me mettais dans ces situations parce que j’avais besoin de comprendre ce que c’est que d’être dans cette impulsion sexuelle pour pouvoir lui pardonner par derrière (…). C’était nécessaire pour le vivre mais en le décidant. »

Geste politique : affronter le viol sur le terrain de cette zone grise. Convoquer le réel contre le concept, contre sa projection fantasmée, le regarder en face, assumer. Plus que de raconter, il s’agit de déconstruire. Ce programme de précision, Alexe Poukine l’accomplit avec tout le courage requis par la tâche.

Déconstruire

La caméra se pose devant une quinzaine de comédiennes et comédiens, femmes et hommes d’origines diverses, de tous âges, hétéros et homos, fumeurs ou pas, avec ou sans accent. Chacune et chacun est appelé à interpréter un bout du texte rédigé par Ada Leiris. Ensuite, place au commentaire : « Tu la comprends mieux ? » demande la réalisatrice à ses interprètes. Très vite on bascule dans la confidence, l’aveu. En effet qui, sur ce thème-là, ne tient pas en secret dans le vif de sa mémoire quelque trauma ? Qui dans sa vie n’a pas été l’hôte d’une agression sexuelle ? L’effet est prodigieux, le dispositif réussissant cette prouesse de livrer un récit sensible dans la distance nécessaire pour que le spectateur ne se trouve pas commis d’office à la place de la victime, ou à celle du juge, ou à celle du voyeur, ou, vertige, devant le spectre au complet. Paradoxalement, le caractère confus de ce relai sans cesse reconduit autour d’un angle mort – le visage d’Ada – induit une plus grande ouverture de la situation. S’y dévoile une méthode d’élucidation très supérieure aux promesses cathartiques fondées sur l’identification à un sujet unique.

Rapporté ainsi, cet événement limite qu’est le viol permet un retour sur soi en tant qu’agresseur ou victime potentielle voire probable d’une agression sexuelle. A cet effet miroir déjà suffisamment intense s’en ajoute un second, retour sur soi-même en tant que spectateur-témoin dépositaire de la parole. N’oublions pas que par l’indifférence et les jugements qu’elles s’attirent, toute cette attention néfaste à l’endroit de la plus grande vulnérabilité, les affaires de viol sont socialement un martyr à déposer. Parmi les multiples visages qui se succèdent à l’écran, quels sont ceux qui suscitent notre empathie ? Ceux qui nous semblent déplaisants – ou provocants, coupables ?

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 « Je voulais avoir quelque chose de beau à voir qui pourrait me distraire. A ce moment-là j’étais constamment dans le souvenir de ma vie d’avant. Je voulais essayer de trouver ce sentiment d’unité qui était si évident avant. »

Safe place

Le dispositif veut encore que les interprètes soient filmés chez eux, dans leur propre intérieur. Il est surprenant que, dans des conditions soumises à d’aussi incalculables variations, l’arrière-plan installe à l’écran une telle unité de lumière. Plus encore, des tonalités douces, invitantes, dressent une vision de la sérénité – tableau peut-être provisoire mais sensible – dans lequel la parole peut se déployer sans risque. On dirait volontiers qu’il s’agit d’un lieu sûr – safe place. Que ce soit en plan rapproché ou en plan moyen, visages et corps sont rejoints par la caméra avec une attention perceptible dans le moindre frémissement, un nuage de fumée, des étoffes dominées par le rouge, le bleu et le gris. Une façon de regarder qui rend toute sa grâce à un cerne, une peau marquée, des lèvres desséchées que l’on caresse nerveusement.

Cru mais sans complaisance, tâtonnant mais lucide, fragile mais puissant, le texte d’Ada se donne dans l’émotion difficile d’une révélation qui coûte. Là s’arrête la personne d’Ada, ici commence le devenir de son témoignage. Les interprètes ne font qu’amorcer une discussion qui doit continuer, c’est le début d’une longue chaine au terme de laquelle chacune et chacun est amené à sonder sa propre conscience. A quel moment de ma vie me suis-je trouvé dans la position du bourreau ? Dans celle de la victime ? Question à laquelle nul ne peut aisément répondre. Les sentiments aussi contraires que l’amour et le mépris peuvent également se traduire dans des pulsions adverses, domination et soumission. Cet événement qu’est la rencontre de deux corps est-il jamais moins qu’un risque absolu ?

 « C’est fondateur, ça te construit, ça te constitue. Ça fait 18 ans. Je ne sais même pas qui j’étais avant.  »

Nous ?

Le film se construit donc tout entier sur l’alternance d’éléments narratifs et de commentaires. Évidemment, cette forme sous-tend l’idée d’un maillage, d’une communauté de la parole. Dans ce qui se présente comme un chœur harmonieux, peut-on vraiment déceler autre chose que des solitudes qui, en s’additionnant, ne formeront jamais une unité consolatrice ? Cette lueur d’espoir qui discrètement filtre du documentaire ainsi que, ces temps-ci, d’une façon nettement moins discrète, des mouvements de libération de la parole (#metoo), a sans aucun doute une valeur politique. Le nous agit, mais il ne console pas. Il a même l’effet contraire. A-t-on seulement songé à ce que pouvait éprouver une personne dont le vécu le plus intime se voit soudain qualifier de « cas » et se voit, d’un seul coup, retirer tout ce qui fait la singularité de sa propre trajectoire, la jouissance de la blessure dirait la psychanalyse ? Il y a des identités de comportements qui terrassent, quand on en découvre le texte, il y a un savoir de la souffrance qui prive celle-ci de sa dernière grandeur, celle qui, par miracle, nous soutient devant l’abime. Quel soulagement cela peut-il représenter d’apprendre que d’autres souffrent du même mal et que c’est un mal générique, connu, enregistré, percé à jour de façon obscène jusque dans ses moindres détails ? Devant cette découverte en forme de catastrophe subsidiaire, se reconstruire devient l’effort additionnel qu’il faut fournir, jour après jour, heure après heure, pour tenter de recouvrer, non pas une prétendue santé psychique dont on a que faire, mais une intériorité désirante, un quant à soi érigé sur la capacité de parler en son nom propre, à la première personne du singulier.

 « La féminité à la con c’est d’être continuellement poreux au désir de l’autre plutôt que de formuler son propre désir.  »

SANS FRAPPER d’Alexe Poukine | Bande-annonce from CVB on Vimeo.


Les phrases mises en exergue sont toutes extraites du film.

De la photographie (Gaël Turine)

D_un_monde_a_l_autre__Gael_Turine__photographe_2Gaël Turine, photo extraite de la série Voodoo Project

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C’est lorsqu’elle se pratique avec sérieux, et donc avec art, que la photographie documentaire interroge peut-être le plus gravement ses présupposés. Une manifestation telle que Visa pour l’Image l’atteste sans doute à son corps défendant, qui, chaque année, fait le pari d’un festival de photojournalisme. Face à la misère qui s’affiche, spectaculairement offerte, pour peu que l’admiration ne soit pas totale, le malaise est violent. Le beau et le terrible, Rilke l’a mieux dit que quiconque*, loin de se repousser, avancent sur les pas l’un de l’autre. Et ceci n’est qu’un des multiples enjeux éthiques que porte en lui le photographe de presse. Aussi, parce que c’est une chose que d’en avoir conscience, et encore une autre de l’assumer, en d’autres termes, parce que c’est un mal nécessaire, le travail de Gaël Turine, en noir et blanc pour l’essentiel, tient entre ces deux abîmes : exhibition et effacement. Une digne photographie serait peut-être ceci : elle n’éluderait pas seulement l’œil qui la met au monde, ne révélant de celui-ci que sa sensibilité comme une transparence décisive, elle ferait de même pour ce qu’elle retient, ménageant à l’image son propre espace de retrait. Cependant, l’heure est à l’actualité totale, au visuel exacerbé. La photographie fait vieille déjà, elle date. Dans un contexte socio-économique hostile, Gaël Turine continue à la pratiquer avec une exigence qui lui fait honneur. C’est dire qu’il doit circuler entre des sphères a priori incompatibles, au carrefour de forces économiques inégales. Qu’y a-t-il de commun entre ses éventuels acheteurs, galeristes, éditeurs, journaux, et ceux dont il se fait l’intercesseur, ceux-là dont il a désormais, en mémoire et sur papier, la pleine responsabilité ? C’est sur cette conscience extrême que quelque chose passe à travers lui, en dépit du reste, à travers ses photos. Et cette conscience rejoint alors l’œil de chacun, le contamine. Cette idée se retrouve dans le titre du documentaire consacré au photographe, D’un monde à l’autre. C’est toutefois une approche sommaire et très ponctuelle. Gaël Turine est suivi sur quelques-uns de ses sites d’enquête – une mine en Bolivie, Kaboul ou un chantier érythréen -, et sur quelques-uns de ses lieux de négociation : la rédaction d’un journal belge, la scène d’un musée, la table d’un infographe. Pas question de regarder par dessus son épaule, on ne tente pas de le doubler, de l’entendre, de le prendre en défaut. On l’observe de loin, opaque, réservé, tout entier dans ses actions. La réflexion naît alors dans l’image, à partir d’un différentiel entre le rendu débraillé de la vidéo et celui, intense, pensé, construit, de la photographie. En cela se résume l’intérêt du documentaire. Ce que la caméra filme, sites, faits, personnes, la photographie le fond au noir. C’est dans cette frange d’ombre, dans cette perte rendue visible et donc en négatif, que se profile la figure du photographe.

* « Car le beau n’est que ce degré du terrible qu’encore nous supportons et nous ne l’admirons tant que parce que, impassible, il dédaigne de nous détruire. » Rilke, Première Élégie de Duino

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Ci-dessus : photo de Gaël Turine extraite de la série The fence of shame ; photo du dessous extraite du film.

Dominique Henry, Vincent Detours, D’un monde à l’autre / Gaël Turine photographe (à voir sur La Plateforme)

Site de Gaël Turine

Au fond du jardin/Lou Vernin

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Que peut-on deviner d’un documentaire avant de l’avoir vu ? Il me semble, encore moins que d’une fiction. De même, sur ces vies autres mais finalement communes, non spectaculaires, auxquelles on ne prête pas une minute de pensée et qu’on croit connaître simplement parce que « ça arrive », Lou Vernin opère un renversement très doux. Sa démarche, qui ne dépasse pas sa propre considération, ne paraît pas spécialement programmée. Plutôt, elle se donne à sentir, selon l’expression d’usage, en temps réel. Ainsi, dans un premier temps, parce qu’on les rencontre sur leur lieu de travail, les deux jeunes femmes qu’elle ne filme peut-être que par amitié, semblent vouées à incarner leur milieu professionnel. La chambre d’hôpital, la salle de classe, les entretiens croisés, le segment de travelling dans des couloirs gris-rose et jaunes indiquent que l’une est psychologue dans un service de soins palliatifs tandis que l’autre s’occupe d’enfants en difficulté. Jusque là, il y a identité parfaite entre lieux et personnes. Relevée en guise de préambule, l’expressivité des visages ne fait encore que rencontrer un dispositif convenu. S’il manque à l’image la tête d’une patiente (une petite vieille à en juger par la voix et par les mains), la gêne – qu’il faut à tout prix distinguer du malaise qu’engendrent naturellement les lieux où l’on souffre -, se fait à peine sentir. Sans doute les procédés les plus violents passent-ils le plus souvent inaperçus car ils ne font que renforcer le fond d’indifférence dont ils proviennent. Une telle décapitation, parce qu’elle est sélective et s’offusque de visages jeunes, pourrait ainsi passer pour une délicatesse.

Bientôt on quitte école et hôpital. Un trajet en train, un autre en voiture nettoient la scène : le film commence alors véritablement. Mise à distance salutaire : laissés à eux-mêmes, l’intérêt et l’émotion sont mauvais guides. Doucement, fermement, Lou Vernin redirige l’attention, terme qui dynamise le sentiment, le fond du jardin figurant le territoire où l’émotion commence à s’exercer en tant qu’intelligence. Si le milieu continue à déterminer le discours, plus que l’hôpital, l’école ou la chambre, le jardin fait la jonction entre l’intime et le dehors. À la notion de « vocation » se substitue celle d’ « arrangement avec la vie ». Dédramatiser pour que l’attention s’accorde à son sujet, telle est la mesure du film.

Lou Vernin précise que Sarah et Julie sont des amies de longue date. En relevant ce lien, elle veille à montrer qu’elle se place à hauteur de ce qu’elle filme. La relation affective est un fil conducteur unitaire : ce qui relie la cinéaste à ses amies les relie à leurs patients, à leurs élèves. Un mouvement continu traverse le film et l’empêche l’émergence d’un sujet d’autorité. Pour le dire autrement, on s’intéresse à une certaine qualité de relation plus qu’à un récit particulier. Non que les deux jeunes femmes ne nous concernent pas, au contraire, elles nous touchent et leur histoire à mi-mots nous bouleverse, seulement l’intérêt qu’on leur porte n’excède pas la visée du documentaire. Puisqu’il s’agit d’une relation de soin conçue non pas de façon unilatérale ou personnelle, mais comme la possibilité d’un échange, en creux d’une distance effective, cette relation de soin, Lou Vernin s’y inscrit avec les moyens dont elle dispose. Ce que ses amies offrent en matière de visage, de témoignage singulier, de grain de voix leur est rendu, subtilement réfléchi, entrouvert sur un devenir commun.

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Lou VERNIN, « Au fond du jardin », Belgique, 2009 (via La Plateforme)

Vents de sable, femmes de roc

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Au Niger, un peuple de nomades, les Toubous, laisse chaque année partir ses femmes le temps d’une longue marche, seules, au travers du Sahara. L’objectif, éloigné bien que défini, est l’oasis, le haut lieu de commerce, le grand marché du désert où l’on vient récolter les dattes, le sel, vendre les chèvres. Sur des étals de fortune, on ne trouve rien de bien différent de ce que l’hypothèse nous suggère, huiles, parfums, étoffes, objets venus d’ailleurs – le nécessaire et le moins nécessaire de la vie courante. L’endroit donne donc davantage de raisons d’être rejoint que de satisfactions matérielles, lesquelles expriment un déplacement d’un autre ordre. Car pour celles qui, le reste du temps, ne travaillent pas moins dur, mais cela sous l’autorité des hommes et sans compensation autre que celle, fourbe, desséchante, d’accomplir leur devoir, ce repli nomade intérieur au nomadisme se prépare et se vit tel un événement intime.

La récolte des dattes, c’est de l’argent à gagner. Ni celui du père ni celui du mari, mais de l’argent à soi. Règle réjouissante que celle qui se contrarie elle-même : le voyage entre femmes présuppose une autonomie que le travail rémunéré rend seulement envisageable. On dirait que, chez les Toubous, cette longue marche des premières pluies fonctionne comme le carnaval chez les Romains : les cartes ne sont redistribuées que pour être plus fermement reprises. A l’issue du périple, l’ordre se réaffirme. Les femmes réintègrent en mieux le quotidien du soin familial. Le pas de côté fait la santé du foyer. Tout au moins le devrait-il.

La traversée du désert est à l’exacte mesure de ce qui l’investit : devoir, plaisir ou volonté. La tradition qui assujettit les femmes au calendrier engendre aussi son inverse, les en délivre. L’opiniâtreté est évidemment requise, en plus de la volonté. C’est-à-dire, s’il y a quelque chose d’autre à retirer du voyage que l’idée même du voyage, la rupture d’avec le quotidien, le dépaysement, la rémunération, cette autre chose va se construire dans le temps. Issue de l’ennui, cette opération féconde la durée. Le cadre rigide de l’aventure, son itinéraire précis, ses règles strictes, s’évasent discrètement dans la récurrence. Ne partir qu’une seule fois formulerait la vaine exigence d’une exception. L’héroïsme n’est pas tant de rigueur que la constance. Car de même que quelques-unes résistent, se refusent, luttent pour une intégrité physique et morale toujours compromise par le mariage, de même, les rapports conjugaux, s’ils évoluent, ne s’améliorent guère que de façon diffuse, dans la lenteur somnolante de la continuité. Aussi chaque déplacement a son importance, chaque voyage compte en son entier comme part d’une œuvre individuelle et collective.

L’émancipation ne fait pas date, sinon prétendument, parce que la commémoration maintient l’exigence. Si à cette occasion, elle prend la forme d’une histoire, c’est alors une addition scabreuse, de personnes et de volontés diverses, un enveloppement générationnel qui ne se comprend pas sans la confusion de l’instant. Car c’est véritablement ici que s’active la liberté de chacune. Il y a le plaisir, l’argent peut ne servir qu’à cela, à se faire du bien, à se récompenser, à prendre soi-même soin de soi. Ces conditions améliorées nourrissent le rêve, il prend de l’ampleur. On se dit qu’ailleurs c’est mieux, en Libye par exemple, pays où les femmes sont mieux équipées pour leurs tâches ménagères, nanties, aidées. Il y a la décision. La volonté de s’instruire pour pouvoir prétendre à un travail de toute l’année, un travail, également, bien à soi. Ou le foyer rejoint, le quotidien pas forcément aussi difficile que la difficile conquête de l’autonomie. Nombreux sont les déterminismes à vaincre pour accéder à une forme d’indépendance, laquelle n’est certainement pas encore cette zone de confort pour laquelle on risquerait tout. L’écart existe entre les femmes, autant de vues différentes, de projets, d’envies singulières, de bonnes raisons de faire ou ne pas faire. Là-dessus, pas de jugement, pas de classement au mérite. Il n’y a rien à en dire sinon qu’on leur souhaiterait de ne pas avoir à payer si cher ce choix-là. Parce qu’elle est progressive et relativement pacifiée, l’évolution de la condition des femmes Toubous s’appuie sur une solidarité qui s’accommode fort bien des trajectoires de chacune.

Mis à part ces quelques considérations générales, on ne s’engagera pas plus loin à commenter la situation que décrit Vents de sable, femmes de roc. On se doute seulement que le sort des femmes Toubous ne coïncide pas forcément avec l’impression qu’on en retire. Non que le documentaire ne se montre pas suffisamment précis, plutôt, il ne lui manque rien. Plan par plan, Nathalie Borgers donne l’impression qu’avant même de filmer, elle se raconte une histoire à elle-même. Ce qu’elle propose, c’est une aventure, un paysage sans dissonance. Usant de l’âpre splendeur du désert et du corps sculptural des nomades, le documentaire ressemble presque à une parabole. Ici, la traversée du désert raconte un état du mariage. Il en est de la coutume comme depuis toujours, elle devient la métonymie d’une société et de son évolution. L’oasis, c’est ce point du désert où les femmes vont récolter des bouts d’elles-mêmes. Dans sa matérialité, le déplacement aboutit à un enrichissement. On glisse vers un sens figuré, éden, île d’abondance, fraîcheur de l’eau, du végétal. De là, on entend bien le hors-champ du voyage : des femmes mariées de force, battues. Et marchandées. Comme les chameaux dont elles valent moitié moins à la vente, qui comme elles ont les pattes liées pour éviter qu’ils ne s’échappent. Entraves et fin du désert : ce pourrait être une épure. Nathalie Borgers en fait un spectacle.

Les hommes (plus précisément : les maris) restent hors-champ. Tout s’agence de manière à ce que l’éviction confirme l’écart, insurmontable, lequel en retour, par le montage, par la narration, confirme l’éviction. Vents de sable, femmes de roc met en œuvre une tautologie de cet ordre. Le divorce, s’il laisse entrevoir une issue, dépend au final du seul vouloir masculin, possibilité de se débarrasser à moindres frais d’une épouse embarrassante. De même, les femmes apparaissent à l’écran sous autorisation maritale et toujours sous surveillance. C’est l’affaire de quelques-unes, vraisemblablement choisies pour leurs aptitudes à se mettre en valeur, à incarner le rôle qu’on attend d’elles. Pourtant, au regard d’un hors-champ aussi décisif, les femmes sont plus que jamais des objets. L’attention exclusive que le documentaire leur consacre est un leurre séduisant. En premier lieu pour le spectateur. L’air de rien, cette représentation articulée sur la séparation, agit comme un renforcement. Sans interactions, sans frottements, sans contacts, la situation n’est que pur moteur de cinéma, pas loin du divertissement. Les belles du désert sont chair de l’aridité, émouvantes statues, à l’arrière plan leur vie fait décor, le voyage donne le mouvement.

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« Vents de  sable, femmes de roc », Nathalie Borgers, Belgique, Autriche, France, 2010

S’interroger, s’intéresser (La Vie autrement de Loredana Bianconi)

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A cette envie de voir qu’est l’éveil d’un intérêt pour un être, un objet ou pour une idée, Loredana Bianconi donne, en usant du langage documentaire, une réponse admirable. Et c’est, avec lucidité, avec rigueur, d’élever l’envie de voir en attention. La pratique du documentaire qui est pour elle une exigence affective, l’est d’autant plus qu’elle s’oppose à toute manipulation de cet ordre. Concrètement, s’il y a bien un rapport intime entre elle et les quatre femmes à l’initiale de La Vie autrement, parce que comme elle,  elles sont issues de l’émigration, et, plus particulièrement, parce qu’elles ont dû poser des choix de vie dont elles savaient qu’ils achèveraient en esprit ce que le mouvement d’exil familial avait initié dans l’espace, ce rapport se veut aussi nécessaire qu’implicite. Car entre son propre vécu familial et son inscription dans la vague migratoire des Italiens en Belgique, Loredana Bianconi sent un tel écart, un tel vide de paroles que, renonçant à combler ce silence (que les historiens, les sociologues ne rempliraient qu’en partie), elle décide de s’en extraire, s’intéressant dès lors à des destins parallèles, analogues au sien sans doute, mais inassimilables. Ainsi, ce que d’elle-même elle ne comprendra jamais, ce qu’elle ne pourra jamais posséder, c’est la vision d’ensemble de sa situation,  son extériorité , cette idée d’elle-même comme étant part d’un événement dit, par défaut, historique. Ce qu’elle sent, c’est sa propre tache aveugle, cette légère dépression intérieure qui, en nous, est paradoxalement constitutive. Puisqu’il en est ainsi, elle en prend son parti, et décide de faire glisser son point de vue, allant de l’une à l’autre – femmes de préférence -, mais individus approchés à partir de leurs différences. Elle ne vise pas à se fabriquer une image du réel manquant, mais au contraire à placer ce manque même au centre de l’image.

La Vie autrement, c’est donc l’impossibilité d’une saisie transmuée en intérêt, Loredana Bianconi ayant en souci de ne pas englober les différents termes de son propre questionnement dans un schéma universalisant, ou narcissique. Pour se maintenir dans cette exigence, son geste s’attache à déployer l’ampleur nécessaire à son propre effacement. La Vie autrement c’est cela : une œuvre de discrétion. Ne reste qu’une trace, fondamentale : le cadre. Mince, fragile, cette bordure est tout : une éthique, la condition de l’attention. Le documentaire s’offre comme une forme de lucidité, c’est-à-dire une transparence aménagée, organisée, très différente des captations mensongères qui prétendent livrer l’immédiat du réel et n’en exposent que les apparences grossières, moins criantes qu’horriblement criardes.

Le dispositif ne déçoit pas. Voici donc quatre femmes filmées séparément, de face ou légèrement de côté, assises – on dira, pour être exact, que le cadre, unique et fixe, s’arrête à la taille et met en évidence leurs mains, leurs épaules, leur visage, leur chevelure. On apprend qu’elles se prénomment Amina, Farida, Hayat et Madiha. Le reste, ce sont elles qui vont nous le dire. Un montage alterné d’une égale sobriété nous donne à entendre, pendant un peu moins d’une heure, ce qu’elles ont à dire de leurs origines, de leur éducation, de leurs choix personnels, d’elles-mêmes. Et c’est tout. Qu’elles soient artistes, marocaines, mariées, célibataires, pauvres ou fortunées, célèbres ou non : peu importe. Elles ne sont ni exemplaires ni représentatives d’autre chose que de cette énigme que tout être est fondamentalement  pour autrui, pour soi.

La caméra ne leur construit pas une identité de cinéma, de celles qui, à l’aide de plans rapprochés, de zooms et autres procédés identificatoires, finissent par s’imposer comme images se substituant au visage. Nous pouvons les voir, les écouter, exercer sur elles la force magnifique de notre attention. Mais nous ne pouvons pas croire que nous allons mieux les connaître, en les comparant, en faisant intrusion dans leur intimité, non, il s’agit de prendre conscience du regard qu’on pose sur elles et de laisser ce regard rebondir vers soi comme un point d’interrogation.

C’est alors par son caractère éminemment restrictif que La Vie autrement porte la pleine affirmation de sa valeur. En préservant la singularité de chacune, Loredana Bianconi met en œuvre ce qui, à la réflexion, pourrait bien leur être parole commune, parole qui revêt presque la forme d’une cause, devient moteur d’action. Telle est la formidable polarité découlant de l’inappartenance : s’interroger, s’intéresser.

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Loredana Bianconi, « La Vie autrement », Belgique, 2005 (durée : 48′)

Plusieurs films de Loredana Bianconi seront  diffusés lors d’un colloque du FER-Ulg (Femme Enseignement Recherche) qui se tiendra à  l’Université de Liège à partir du 18 novembre (suivre ce lien).

Voir aussi Do you remember revolution ? de Loredana Bianconi.