S’il arrive encore que l’on me demande pourquoi je suis végétarienne, ma réponse se réduit à un mot seul : éthique. En réalité, ce laconisme dissimule une explication bien plus longue, que j’évite en général de donner, tant le terme « végétarien » dérange. J’attends ensuite le trait d’humour – toujours le même – les plantes elles aussi souffrent quand on les arrache ; et l’argumentaire suivant : tradition alimentaire ; cruauté de la nature et des animaux eux-mêmes ; équilibre nutritionnel ; nécessité économique. Somme toute, le souci du bien-être animal contreviendrait à l’humanisme. Vraiment ? Quelle validité ces arguments ont-ils ? Ne seraient-ils pas, à la réflexion, des alibis ? Etrange que je doive justifier mon choix, et non l’inverse.
Aussi bien, le végétarisme est trop souvent assimilé à un certain sentimentalisme, qui le discrédite aussitôt. Une actrice déchue prenant la défense de mignonnes créatures ; une autre qui affuble son petit chien de tenues coûteuses ; un tabou sur la consommation de viande de chien, chat, ou cheval. La gêne face aux expérimentations pratiquées sur les grands singes, les chimpanzés. Des images perturbantes, volées, parfois, à la télévision ou sur internet, de maltraitances en abattoir, d’animaux élevés dans l’obscurité, la fiente et le sang (un déni de réalité laissant croire que, en règle générale, l’élevage et l’abattage s’effectuent « proprement »). Il y a aussi le dégoût qu’inspirent certaines pratiques religieuses, cruelles aux yeux de ceux qui semblent ignorer ce qu’autorise leur propre aveuglement. Des catégories, des préférences, des règles, du sentiment. Tout se mélange et renvoie à un mode de penser commun : le spécisme (discrimination selon l’espèce qui consiste à assigner différentes valeurs ou droits à des êtres sur la seule base de leur appartenance à une espèce).
Un seul critère fonde l’éthique animale : la souffrance.
Le philosophe et spécialiste en droit Jean-Baptiste Jeangrène Vilmer propose, avec Ethique Animale, d’établir les contours d’une question bien plus tortueuse que ne laisse supposer son actualisation quotidienne.
Le livre se divise en deux parties. La première replace l’étude de la responsabilité morale des hommes à l’égard des animaux dans une perspective historique. Depuis l’Antiquité, cette question, tantôt en marge d’une pensée, tantôt en son cœur, s’enrichit de débats, de points de vue contrastés, qui reflètent évidemment les problématiques morales, sociales, religieuses et politiques du contexte dans lequel elle s’inscrit. Comment l’homme se définit-il ? Sa supériorité intellectuelle lui octroie-t-elle les pleins pouvoirs sur les autres espèces ou, au contraire, le charge-t-elle d’une lourde responsabilité à l’égard des plus faibles ? La seconde partie du livre, sobrement intitulée Problèmes, dresse un panorama de la situation des animaux dans des domaines concrets : élevage, domestication, divertissement, expérimentation, travail, chasse, armement…
L’Ethique Animale n’est pas un livre militant. Son but est d’établir un panorama clair, neutre, d’une question éthique essentielle. N’éludant ni le terrorisme animalier (ALF / Animal Liberation Front) ni les questions limites (l’expérimentation médicale), l’ouvrage tend simplement à décrire un domaine commodément ignoré, dissimulé sous des discours-alibis et des stratégies d’exclusion, pour l’évacuer de la conscience collective. Bien sûr, je sais que le simple fait de mettre certaines réalités à jour peut se révéler extrêmement perturbant, déstabilisant. Vient un moment où l’on doit se confronter à la disproportion entre le tort causé (souffrance, mort) par rapport au bien visé (plaisir culinaire).
En ce qui me concerne, ce livre m’a littéralement ouvert les yeux. Auparavant, j’étais ce que je pourrais qualifier de « végétarienne intuitive ». Le traitement systématique du sujet m’a confrontée à mes propres préjugés et indulgences, m’offrant par ailleurs une grille d’analyse bien utile. L’Ethique Animale ne s’adresse pas en particulier aux végétariens, aux convaincus, mais à toute personne soucieuse d’éthique en général. Certes, certains jugeront qu’avant de se préoccuper des animaux, il faudrait d’abord s’intéresser aux nombreux domaines où les droits de l’homme ne sont pas respectés. Certes. Mais pourquoi les uns et les autres devraient-ils s’exclure ? Y a-t-il concurrence en matière de souffrance ? Il faut reconnaître que souvent, la désolation humaine conditionne celle des animaux. D’où cette conclusion :
« Autrement dit, plutôt que de vouloir libérer les bêtes, mieux vaut se demander ce qui conduit les hommes à agir de cette manière, et mieux vaut les libérer, eux, de la recherche perpétuelle du profit et de l’esclavage du productivisme à outrance. La libération des animaux a pour condition de possibilité celle de leurs geôliers humains.«
Sans doute cette réflexion relève-t-elle encore de l’utopie. Il n’en est pas moins essentiel d’aborder l’éthique animale dans une perspective interdisciplinaire, où la philosophie complète les connaissances économiques, culturelles, politiques et sociologiques.
Quelques liens :
Jean-Baptiste Jeangène Vilmer, Ethique Animale, Puf 2008
(peinture en haut de la page ; Kandinsky, Le Cavalier bleu)