De l’ambiguïté – Tomboy de Céline Sciamma

L’ambiguïté en annexant les contraires embarrasse les limites, et finit par les ronger. Son pouvoir de fascination tient à qu’elle complique les rapports simples. Si accueillante qu’elle paraisse, elle n’est jamais neutre mais délusoire, riche, entière, mais sans prise, ne s’ouvrant pas tant elle-même que résumant sa complexité en une surface miroitante. N’ayant ni forme ni état ni genre définis, ni même tout cela à la fois, l’ambiguïté divise, dérange, tend à faire le vide en elle et autour. Comble de confusion, en ce tout à la fois qu’elle désavoue aussi, il n’y a pas plus d’harmonie que de projet, c’est désespoir de son propre devenir. Souvent réduite aux crispations qu’elle génère, résistance passive décrite et décriée de l’extérieur, il faut presque en faire l’expérience pour entendre ce qu’elle a à dire. Ou plutôt : en prendre conscience, l’adopter comme regard sur soi. Partant, c’est ce que nous propose Céline Sciamma avec Tomboy, second film après Naissance des pieuvres. L’entrée en matière est une apparition, celle de Laure, âgée d’une dizaine d’années, qui, cheveux coupés court, chemisette, bermuda, gaillarde et d’une désinvolture très étudiée passe sans peine pour un garçon. Apparition n’est pas un vain mot : tant d’antagonismes réunis en un seul être produisent un effet saisissant. Dans cette chronique estivale qui a le bon goût de rester anodine (surtout pas exemplaire), l’ambiguïté circule et se diffuse, difficile de savoir si Laure la cristallise ou la propage. Peu importe, elle se présente sous son meilleur jour, pleine et sans drame sinon, nécessairement, celui de son devenir forcé. Face à un personnage aussi trouble, le spectateur connivent n’en est pas moins dubitatif : Laure est un de ces êtres secrets sur lesquels les interrogations s’irritent et les désirs s’exacerbent. Mais la présenter comme une transparence sur laquelle le monde viendrait se cogner pour voler en éclats reviendrait déjà à prendre parti, ce que Céline Sciamma évite judicieusement. C’est un réel où tout s’intervertit, dévie légèrement, semble vouloir donner raison à Laure. D’une certaine façon, elle est bien ancrée, elle correspond. Son naturel forcerait presque le réel à se contredire, c’est-à-dire à révéler son ambiguïté foncière.  Laure, rompue à l’analyse et intuitive, a le génie des situations. Ce n’est pas une asociale, une fille mal dans sa peau, un de ces personnages qu’un mûrissement précoce voile déjà d’aigreur. Au contraire. Tant qu’elle se donne comme elle le sent, vivacité, courage, intelligence, elle s’intègre merveilleusement. Il n’y a pas jusqu’à la forêt qui ne participe de cet état de grâce où chaque coup d’audace semble devoir être récompensé selon son mérite. Par la forêt, l’ambiguïté dit le vrai de la nature, mais à cette évidence s’en ajoute une autre, précieux raccourci : la forêt importe un imaginaire consacré, celui d’un lieu mouvant, terrain de jeu et jeu du terrain : matières qui s’absorbent et se rejettent, qui s’échangent et se différencient. Oui, la forêt donne accès à l’immédiat du conte, mais que l’on se rassure : Tomboy y puise bien davantage pour ne garder, du merveilleux enfantin, qu’un frémissement de mémoire.

Céline Sciamma a-t-elle délibérément rejeté l’équivalent français du mot tomboy pour titrer son film ? Il est certain que l’emploi de l’expression garçon manqué n’aurait pu qu’offusquer son propos. S’il s’agit par là de qualifier l’être d’une fille qui, par hasard – le hasard a ici toute son importance car il évacue d’emblée tout soupçon de posture, de revendication -, par hasard donc se fait passer pour un garçon, le manque, en l’occurrence, n’est pas en elle. On pourrait mettre ceci en parallèle avec la tradition japonaise, selon laquelle l’enfant, en deçà d’un certain âge, est comme un petit dieu. Il y a bien quelque chose de surnaturel chez Laure, d’irréductible à la science des hommes. Et c’est un excès. Son ambiguïté se traduit par un trop-plein. Elle est indépendante mais sociable, fille mais garçon, robuste mais frêle, crâneuse mais attentive, etc. Raison pour laquelle elle n’a pas plus de prise sur le monde qu’il n’en a sur elle. Sans doute est-ce à cet endroit que ça fait mal : Laure doit trouver le moyen d’exister pour autrui. Le manque est donc la conséquence de ce trop-plein, besoin de reconnaissance, de sortir de chez soi. Or le monde lui répond en lui demandant moins que ce qu’elle peut donner. Il n’y a que dans sa relation avec sa petite sœur que les choses sont plus ou moins équilibrées, parce qu’elles reposent sur des conventions entendues. Par ailleurs la complémentarité n’est pas souhaitable pour celle qui se complète trop bien, elle n’est pas découpée et calibrée comme ces pièces du puzzle que la petite sœur emboîte d’un air distrait. Elle, elle veut s’éprouver, se dépenser. Donner tout ce qu’elle a, tout ce qui bouillonne. Mais le don de soi réclame une forme. Il ne lui suffit pas d’être pour exister dans le regard des autres, il faut qu’elle se compose une identité. Qu’elle se réduise. Cela commence avec les parents, il faut mentir un peu. Franchi le seuil de la cellule familiale, il faut mentir un peu plus. Et avec l’amoureuse, mentir tout-à-fait. Ainsi Laure ne décide-t-elle pas de se faire passer pour un garçon, elle répond à l’interpellation d’une autre fille qui, l’apercevant pour la première fois, éblouie, lui attribue un genre selon son désir. Pour exister dans le regard d’autrui, Laure doit apprendre à répondre aux attentes, à les anticiper. Mais à cet âge, dans ce film, ce n’est pas si grave. Illustration par la petite sœur, laquelle saisit immédiatement l’opportunité que Laure devienne un grand frère, à admirer et à faire admirer. Ainsi, elle fait plus que s’accommoder d’une projection a priori fausse, en tout cas réductrice, elle y arrime ses propres fantasmes. Laure ment par omission, et cette mise en forme convient à tous, tant que le caché reste caché. Si, pour répondre au monde, Laure n’a pas d’autre choix que de se manquer à elle-même, c’est que l’ambiguïté, infiniment riche de sens, le permet. La réponse de Laure n’est pas seulement partielle, elle n’est qu’un semblant. Une robe accrochée à de hautes branches, un sourire énigmatique sont signes qu’elle ne s’y résout pas.

Céline SCIAMMA, « Tomboy », avec Zoé Héran, Jeanne Disson, Malonn Lévana, Sophie Cattani, Mathieu Demy. France, 2011 (durée : 84’)

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