Des ruptures (La voix humaine)

Ça devrait finir ainsi, une rupture sèche, deux morceaux d’un seul coup, dissymétriques, évidemment, mais des contours nets, sans bavure, une rupture sèche, d’emblée la distance chaque partie projetée au loin, et ce serait fini. On n’en parlerait plus. Au lieu de quoi, ça se fendille, ça se fissure, ça s’effrite peu à peu, et la portion qui se détache tant bien que mal de ce terrain accidenté, sans force s’éloigne à peine, stagne dans les environs, toute déchiquetée près de sa moitié restée en rade, et ça n’en finit pas. La chirurgie de la reconstruction ressemble à ce qu’elle laisse, brassée de linge sale, fragments abrasifs, risque de gangrène. Le temps qu’il faut à chaque partie pour faire de ce qui reste un nouveau corps, colmater, assourdir, réinventer, le temps d’émousser ces petites dents toujours affamées – ce temps-là, à quoi tient-il ? Aux moignons de souvenir qui brident l’élan, au remords de l’un, à l’espoir de l’autre ? La cicatrisation coud les lèvres de la plaie pour faire taire la douleur, elle, toujours trop bavarde, risquerait de trahir un manque impossible à combler, dont le mal d’amour n’est qu’un symptôme.

Face à la rupture, il y a deux attitudes possibles. L’une est de rester extérieur, à distance, considérer non pas le chagrin mais la banalité du chagrin, balayer la gravité par la récurrence. L’autre, sur un principe d’accumulation, consiste à s’identifier, à revivre ses propres ruptures, sentir que chacune est unique, essentielle, absolue – et de ce fait également universelle. Ces larmes sont les miennes, ce cri est le mien – à cette souffrance tendre l’oreille – le chant de la voix humaine.

Le vécu du désamour est donc commun et singulier. Cette antithèse inscrit La voix humaine dans un dispositif simple, immédiat qui, hissé sur un socle théâtral ou opératique, acquiert mécaniquement de la hauteur –  cette valorisation suffit à reconfigurer la trivialité en tragédie. L’amoureuse paraît d’abord sous le jour pitoyable d’une femme abandonnée qui s’accroche à son téléphone ; Cocteau ne lui accorde ni la complainte du sublime ni la poésie déchirante que les dramaturges font monter aux lèvres des blessés pour compenser en imagination ce qu’ils perdent en réalité… Allô! Allô, c’est toi, chéri ? Des petits riens, que fait-il, que fait-elle, quels gestes, quels vêtements, que dit-il que dit-elle – des mots insipides dans le vide… Avec le fil du téléphone comme corde sensible de communication immatérielle, ça coupe tout le temps, métaphore évidente quoique tracas fréquent dans les années trente… Allô! Allô, c’est toi, chéri ? Leitmotiv horriblement quelconque, que peut-on dire, après la rupture, que l’autre ne sache déjà, qui ne l’indiffère ? Alors, la partition de Poulenc vient recueillir l’amoureuse, l’élève de cette chambre étouffante où elle se laisse mourir, lui donne enfin les accents tragiques qui la légitiment. Le chant supplée au texte, sa substance n’est pas dans les mots, et la musique recompose l’amoureuse, son intensité n’est pas dans les larmes. Allô! Allô, c’est toi, chéri ? Ici le chant ne recouvre pas la voix, n’est pas un surcroît d’émotion sur une idée qui n’en détient pas suffisamment, au contraire la musique dénude le verbe, restitue l’émotion primordiale, encore inarticulée, le sanglot qui jaillit, et le corps de Denise Duval ne mime pas mais exprime la convulsion du manque, l’étreinte qui se referme sur le néant… Il serait vain de dissocier la musique du texte, la voix du geste dès lors qu’ils se fondent en un tout, l’amoureuse crispée sur le téléphone, figure de solitude, comme toutes les amoureuses… Par moments, ce monologue téléphonique ressemble aux conversations imaginaires qui naissent au fond de soi, lorsque l’on parle en secret, conversations idéales où l’autre nous dit exactement ce que l’on attend qu’il nous dise, parce que la pensée peut s’y exprimer sans entraves, comme cela n’arrive jamais, des heures entières d’entente fiévreuse et de réciprocité parfaite, dont l’intensité suffit à dévaloriser toute conversation réelle que l’on peut avoir par la suite… Elle cherche cela, la femme abandonnée, elle voudrait encore rêver son amour, mais le téléphone l’étrangle chaque fois, lui rappelle que l’homme au bout du fil est désormais inaccessible. Prisonnière de son désir, interdite de rêve comme de réalité, la voix humaine se brise.

Francis POULENC (1899-1963), « La voix humaine », d’après la pièce de Jean COCTEAU, interprétée par Denise DUVAL (1970, Doriane films, durée : 40’)

Concernant l’édition dvd : il s’agit d’un document historique, datant de 1970,  alors que Denise Duval, pour des raisons de santé, ne chante plus depuis quelques années. A la demande de Dominique Delouche, elle accepte de reprendre son rôle, mais en play-back sur sa propre voix, enregistrée dix ans plus tôt, lorsqu’elle portait l’opéra sur les scènes du monde entier.

3 réflexions sur “Des ruptures (La voix humaine)

  1. Détrompez-vous : je ne connais Lisbonne qu’au travers du regard très subjectif de Pessoa, auquel le nom de mon blog se réfère. Bien sûr je rêve de m’y rendre, et je m’y rendrai certainement un jour.
    Merci pour votre agréable commentaire!

  2. Pingback: Intensité de la main, « J’ai perdu mon corps » de Jérémy Clapin – Rue des Douradores

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