Crin-Blanc

Albert Lamorisse, « Crin-Blanc », France, 1953 (durée : 44’)

Sans doute Crin-Blanc est-il le récit d’une amitié extraordinaire entre un enfant et un cheval mais, par là, c’est aussi un film qui déborde largement son propos. Une amitié extraordinaire ? Qu’elle soit insignifiante ou banale, l’amitié en soi est toujours un événement. Ce qui distingue celle-ci de toutes les autres, c’est qu’elle s’établit entre deux individus très différents, et encore, cela aussi n’est pas si étonnant. Crin-Blanc n’approfondit pas cette asymétrie, quoiqu’il la bouleverse tout de même un petit peu : l’enfant est taciturne et le cheval formidablement expressif. Au-delà des différences individuelles, c’est la rencontre qui est intéressante, non pas parce qu’elle transcende la nature, mais justement, parce qu’elle paraît très naturelle.

Il y a là un cheval magnifique, puissant, libre, un cheval prêt à disputer sa liberté jusqu’au sang, et il y a un petit garçon tout aussi libre, tout aussi sauvage. Blancheur et blondeur, crinière et mèches folles : qui précède qui ? Dès les premiers plans du film, alors même que le cheval et l’enfant sont séparés, ils coïncident. Leur rapport est antérieur à la rencontre, c’est ce qui la rend nécessaire et déterminante.

Arrêtons-nous un instant sur le personnage du petit garçon, Folco. Vêtu de blanc, agile et utile, bien sûr il a l’air d’un ange. Sur l’eau comme sur la terre, rien ne l’entrave, il ne craint ni le feu ni l’eau ni l’altitude, il court, il grimpe, il nage, toujours avec grâce, toujours avec légèreté. Qui est-il ? Il est Pierre, l’ami de tous les animaux – oui, même du loup -, il est Sosuke, l’amoureux de Ponyo*. A travers eux, il incarne les beaux enfants de la mythologie, les dieux en miniature, éphémères mais épanouis, avant qu’ils ne soient repris par leur destin d’homme… On parle souvent de l’innocence des enfants, mais ici on en est très loin. Innocence comme absence de désirs, de volonté – quelque chose en moins, déjà  défaut. Il faut se régaler de Folco, admirer la force de son jeune corps, l’acuité de son regard : il ne lui manque rien. Il est rusé, méfiant, audacieux, déterminé. Petit dieu : enfant dans sa plénitude.

A Crin-Blanc non plus, il ne manque rien. Indomesticable, son autonomie excède toute domination. Gigantesque quand il s’élève, quand il se cabre, rapide, liquide quand il fuse dans les airs, sa perfection ne supporte rien.

Rassembler deux êtres complets, autonomes : telle est la fulgurance de l’amitié. L’entraide en découle, elle ne la suscite pas, encore moins la justifie. Ce n’est pas à la faveur d’une faiblesse de Crin-Blanc que Folco parvient à lui jeter la corde autour du cou. Rien de plus facile pour le cheval que d’arracher cette corde, mais il y a mieux : traîner le garçon dans la boue sur des kilomètres, mesurer sa résistance. Folco est-il suffisamment fort pour Crin-Blanc ? Il y a cette épreuve, la rage, la patience : la douceur, on n’en fait pas l’aumône, on vient la prendre, on la gagne.

Il faudrait qu’ils soient seuls au monde, ou presque : la petite famille de Folco le laisse tranquille, c’est plutôt lui qui s’occupe de nourrir les siens. Mais la liberté de Crin-Blanc insulte les gardians, sa splendeur excite leur convoitise. Il faudrait qu’ils soient seuls au monde, ils en ont la force. C’est contre le monde qu’ils sont fragiles. Leur rencontre compromet l’ordre des choses, celui-ci se révélant soudain – décor. Ils se retrouvent l’un avec l’autre ailleurs déjà, dans un paysage qui respire et qui tressaille, qui, malgré sa familiarité, malgré sa lisibilité – inquiète. Tout devient provisoire, précaire, bienveillant mais contestable. L’amitié se dresse contre le monde ; l’émerveillement, la fougue, la douceur, l’effroi, la douleur qui la constituent sont exigence, apprentissage – avancée, désignation d’un pays autre. Telle est la dynamique que le film Crin-Blanc met en œuvre de façon très simple, si simple d’ailleurs qu’on peut ne pas la discerner, se contenter de ne voir que ce que l’on s’attend à voir, un gentil conte pour enfants sages. C’est manquer, dans ce cas, le jeu des correspondances, le jeu de pistes et de diagonales qui indiquent avec insistance ce hors-champ qui est l’horizon de l’amitié. On laisse filer la fin ouverte comme on laisse filer la métaphore, l’enfant et le cheval sur le fleuve, au rebord de l’ailleurs. On reste sur le seuil, on suit du regard ceux qui ont gagné leur séjour.

Albert Lamorisse, « Crin-Blanc »

Voir aussi Le Ballon rouge.

*Folco me rappelle aussi le petit garçon au raton laveur dans Louisiana Story de Flaherty.

4 réflexions sur “Crin-Blanc

  1. Quel bel article, qui va au fond de ce film fort, sauvage, beau, lointain, éternel et perdu comme notre enfance ; qui nous fait comprendre pourquoi Lamorisse a fait de cette très belle histoire un grand film.

  2. (je n’ai pu me taire – oh, Orphée s’est retournée, malédiction ! je ris seul…)
    ce que vous dites dans cette page est si sublime… quel merveilleux miroir…
    merci, infiniment

  3. Oh, j’avais vu ce film et le Ballon rouge quand j’étais toute petite dans les années 70. Je l’ai revu l’an dernier en DVD. Bravo et Merci pour cette riche analyse!

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