Sa Majesté des Mouches

C’est un peu ennuyeux, au début. Des enfants – pas très bons acteurs – se retrouvent sur une île déserte dans le Pacifique après un crash aérien. On sait ce qui va venir, on connaît l’histoire : avant le film de Peter Brook, Sa Majesté des Mouches est un de ces  livres qu’on a tous lu, il y a longtemps, et dont le souvenir est si vague qu’il se confond à une époque révolue, à de vieilles terreurs, aux images qui nous hantaient alors et que nous aurions oubliées si ce film, justement, ne nous les avaient pas remises en mémoire.

Très vite cependant, le débit approximatif de ces petits acteurs et leurs chamailleries sans intérêt font place à une action sidérante. Une micro-société tente de se former, qui éclate aussitôt. Laissés à eux-mêmes, les enfants ne tardent pas à se débarrasser du mince vernis de civilisation qu’ils avaient à peine acquis,  comme des vêtements désormais inutiles. Démonstratif, le récit s’inscrit dans l’analyse des structures de la société. Les enfants se divisent en deux groupes : ceux, minoritaires, qui tentent de refonder une démocratie, et ceux qui prennent le parti du chaos pour instaurer un régime de terreur. Pessimiste, l’histoire illustre le triomphe de la sauvagerie, le détournement des instincts primaires au profit d’un pouvoir fort, qui s’appuie sur la superstition, l’invention d’un ennemi commun, la désignation d’un bouc émissaire, et les rituels associés (sacrifice,transe). Dans une nature généreuse, l’homme, incontrôlable dès que l’autorité s’efface, retrouve sa cruauté originelle. Écrit en 1954, mais situé pendant la deuxième guerre mondiale, on comprend que le roman prenne à rebours le mythe du bon sauvage. La démonstration est d’autant plus puissante qu’elle s’appuie sur des êtres supposés innocents, des petits Anglais (parmi eux – ironie volontaire? –  le groupe de choristes incarne la faction »sanguinaire »), citoyens auto-proclamés d’une nation extrêmement civilisée. Depuis, cette hypothèse a été abondamment reprise en littérature ou au cinéma, parfois atténuée par un élément supplémentaire de compétition – pour survivre, les naufragés / membres de l’expérience doivent éliminer les concurrents (cf Battle Royale). Cependant, dans Sa Majesté des Mouches,  l’abondance de nourriture et la clémence de la nature semblent reléguer le souci de survie loin derrière l’appétit de domination.

Le film est d’une efficacité remarquable. Centré sur l’action, débarrassé de tout commentaire, il déjoue heureusement la lourdeur didactique de l’intrigue, se contentant d’en souligner le trait par une image expressive (le noir et blanc épure le décors et le réduit à une perception subjective). Les corps sont disposés dans l’espace, étagés, hiérarchisés : cette image stratifiée provoque un effet saisissant. Motivée par un budget réduit, une telle photographie rappelle la virtuosité de Kurosawa qui, dans Rashômon, offre à la forêt filmée en noir et blanc une densité unique que le mimétisme de la couleur efface, car l’œil, habitué à la voir ainsi, ne la voit plus. Ainsi, l’illustration des mécanismes de la prise de pouvoir détermine la composition de l’image, adéquation remarquable entre fond et forme  – digne des meilleurs films muets.

Sa Majesté des Mouches (Lord of the Flies), de Peter Brook (1963), d’après William Golding (1954)

Battle Royale, Kinji Fukasaku (2000)

Rashômon, Akira Kurosawa (1950)

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