Le visage-miroir de l’Idiot

« Un mot exprime à lui seul ce double caractère, solitaire et inconnaissable, de toute chose au monde : le mot idiotie. Idiôtès, idiot, signifie simple, particulier, unique ; puis, par une extension sémantique dont la signification philosophique est de grande portée, personne dénuée d’intelligence, être dépourvu de raison. Toute chose, toute personne sont ainsi idiotes dès lors qu’elles n’existent qu’en elles-mêmes, c’est-à-dire sont incapables d’apparaître autrement que là où elles sont et telles qu’elles sont : incapables donc, et en premier lieu, de se refléter, d’apparaître dans le double du miroir. » Clément Rosset, Le réel. Traité de l’idiotie.

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Pierre Léon, « L’idiot », d’après Dostoïevski, avec Jeanne Balibar, Sylvie Testud…

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Je ne sais pas si le cinéma occupe dans mes pensées autant de place que les livres ; les mots et les images se mélangent, je ne fais pas le tri de cette façon et encore moins lorsque des inventions personnelles viennent les compléter, du moment que les idées affluent, qu’importe d’où elles viennent… Pour le reste je n’attends pas que cette hybridation me soit imposée, qu’un livre devienne un film ou l’inverse, même si c’est plus rare ou plus facile à ignorer. L’imagination visuelle est imprécise, lacunaire, plastique, elle ne cesse d’évoluer, de s’adapter à nos désirs. Le cinéma, qui prescrit des corps, des voix, des visages, met trop tôt fin à ces jeux flous. D’où cet axiome un peu niais mais très vérifiable que les bons livres font de mauvais films et inversement – le  fait qu’on omette souvent de mentionner le livre-source pouvant constituer une charge supplémentaire contre celui-ci.

A cette règle, même les exceptions sont discutables, tant l’appropriation d’un livre relève de l’intime. Que Le Procès d’Orson Welles soit considéré comme un chef d’œuvre n’en fait nullement, à mes yeux, une digne adaptation de Kafka.

Il y a des écrivains dits « inadaptables », prétextes à tous les défis ; pour moi il y a simplement  des écrivains chers et, d’une certaine façon, sacrés. S’agissant de Dostoïevki, dont la fréquentation précoce n’est pas étrangère à certaine orientation slave de ma vie, apprenant l’existence du film de Pierre Léon, je ne pouvais ressentir qu’une appréhension égale à l’impatience d’y retrouver mon actrice préférée ; Jeanne Balibar interprétant Nastassia Philipovna : cela ne pouvait être un scandale, une erreur, pas même une faute de goût. L’Idiot n’est certes pas le Dostoïevski que je citerais en premier (j’hésite entre Crime et Châtiment, Les frères Karamazov, mais c’est peut-être Les Possédés) ; toutefois, au nombre des imposantes figures féminines qui animent ses romans (peut-être  les plus admirables de toute la littérature mondiale), Nastassia Philipovna demeure à mes yeux la plus fascinante (avec Sonia qui, en dépit des apparences, partage avec elle un même alliage de mœurs légères et de grandeur morale). Nulle actrice mieux que Jeanne Balibar ne sait se montrer aussi naturellement altière.

C’est d’ailleurs autour d’elle ou à partir d’elle, viscéralement, que Pierre Léon resserre son sujet. Il met donc en scène un extrait du roman et non pas l‘œuvre tout entière ; c’est un film court, dense, parfaitement métonymique. Un huis-clos aussi : le réalisateur a beau justifier sa démarche par des contraintes budgétaires, la coupe sèche n’en est pas moins judicieuse voire préférable. Pierre Léon esquive l’exhaustivité du puriste. Ce roman-là ne se contente pas seulement de sembler long, mais il est paroxystique, contradictoire et, on s’en doute, prolixe. La trame se constitue d’une succession de dialogues épuisants, névrosés : tout est dans ce qui se dit, dans ce qui se contredit – la  pensée avance par la confrontation. Ça se lit très bien, évidemment, mais le cinéma fonctionne sur un langage différent, sur d’autres codes. En guise de réponse et non sans quelque provocation, le réalisateur présente l’épisode d’un feuilleton qui n’existe pas.

La séquence choisie est celle d’une soirée donnée par Nastassia Philipovna (Jeanne Balibar donc), au cours de laquelle la jeune femme s’amuse à confronter ses prétendants (ils sont nombreux), sincères ou intéressés, sous deux regards qui s’opposent : celui, décadent et légèrement éteint, de son ancien « protecteur », et l’autre, celui de l’idiot, pareil au regard d’un enfant. Tour à tour coquette, enjôleuse, fragile, cruelle, coupante et cynique, telle une passionaria de sa propre cause perdue, elle subjugue l’assemblée, la tourne et la retourne selon un plan, dirait-on,  prémédité. Sans jamais se départir d’une élégance, d’une beauté, d’une intelligence qui sont également les instruments de sa perte. Le tout s’inscrit dans un jeu de la vérité qui met chacun au défi de faire l’exposé public de sa pire action.

Le résultat, à mes yeux méfiants, à mes yeux sceptiques inquiets, exigeants, le résultat est tout simplement prodigieux. Les tensions et la justesse, la profondeur, l’indétermination, l’ombre et la lumière crue : je retrouve dans cet Idiot les qualités que j’avais déjà pu apprécier dans un autre film inspiré (beaucoup plus indirectement) par Dostoïevski.

Précèdent notre regard le regard de l’idiot, ce prince au cœur trop pur qui trouble tant Nastassia Philipovna, et son contraire, celui du vieil amant lassé de la jeune femme, paupières affaissées, plis, traits figés en un presque rictus. Sans cesse la caméra passe de l’un à l’autre, insiste sur l’idiot qui, mutique, observe et laisse sur son visage, lisse comme un écran de cinéma, errer les émotions de la discorde et du désir. Par cette mise en abîme du regard, par cette saisissante superposition de points de vue, le visage de l’idiot, neutre, dénué de jugement, et celui du vieil amant, lui-même si dépravé qu’il est de fait au-delà de tout jugement, court-circuitent notre regard et questionnent notre propre jugement. L’idiot est un visage-miroir au reflet multiple et interrogateur.

Pierre Léon, « L’idiot »

Pour de plus amples informations sur, notamment,  Pierre Léon (et de nombreux liens), lire l’article d’un ami de bon conseil.

Pour se faire plaisir : filmographie et discographie (sa voix magnifique – et une adaptation irréprochable de Sylvia Plath, Lady your room) de Jeanne Balibar.

Lucrèce Borgia

Sans doute était-elle très belle. La beauté, jusqu’à ce qu’elle s’incarne, est une idée simple, une notion transparente. Définissant la qualité d’un être,  son visage, son aura – devenue femme – pour persister dans la mémoire et nourrir l’imaginaire, elle doit s’accompagner d’un scandale, se parer de cruauté ou de quelque autre défaut qui la rende irremplaçable. La perfection des traits s’oublie, non celle d’une blessure.

Portrait probable de Lucrèce Borgia peint par Bartolomeo Veneto

Fille naturelle du pape Alexandre VI, Lucrèce Borgia portait un nom de venin. Au XVème siècle, dès avant l’avènement des reines sanglantes, surpassant les sorcières ses jumelles en décadence,   Lucrèce Borgia séduisit par le poison, défiant le désir érotique par son double inconscient mais victorieux, le désir de mort. Épouse et mère, amante passionnée, incestueuse et meurtrière,  elle succomba d’une fièvre à l’âge de trente-neuf ans – brièveté inséparable de la légende –  laissant derrière elle son empreinte  aiguë, acérée, éclat immortel de l’immoralité. Aujourd’hui, les exégètes et les historiens rassurent les âmes fragiles que la fascination du mal inquiète :   la splendide empoisonneuse fut en réalité victime de son époque, de son entourage –  des hommes – jamais elle ne commit  tant de sacrilèges. Perversion de la rumeur et triomphe de la malveillance. Une victime ? Nous voici rassurés! Qu’avons-nous à faire d’une femme puissante et affranchie ? En ce qui nous concerne, nous laisserons les savants à leur vérité sanitaire  mais morne, et  rejoindrons la vile créature fantasmée sur la scène de ses orgies. Mieux : nous écouterons le récit de sa démesure, raconté par un homme condamné à la folie.

Soit. Lorsqu’ il  se mit à écrire son opéra, fou, Donizetti ne l’était pas encore. La maladie ne s’empara de lui que quelques années plus tard, comme nombre de ses contemporains anéantis, paralysés, rendus délirants, puis muets,  par la syphilis. Le compositeur mourut en 1848, et fut aussitôt oublié, pour ne pas dire moqué. Un siècle s’écoula. Lassés du monopole de l’opéra germanique, les interprètes (la Callas en premier lieu) cherchèrent une alternative plus légère en Italie. Le bel canto de Donizetti offrait  magnificence et  virtuosité, avec la  sensualité méridionale qui  faisait forcément défaut à Wagner. Inspiré d’une pièce de Victor Hugo, Lucrezia Borgia s’incarne de façon saisissante dans la voix de son interprète. Par la rigueur d’un art lyrique qui soumet le texte et l’écriture au chant, l’opéra de Donizetti atteint une intensité presque inconfortable, exigeant de l’auditeur la faculté de suivre ces corps déchirants avec  le courage d’un funambule, de pratiquer l’altitude et  l’escarpement. A ce prix, le spectacle honore son héroïne, sertie de tourments et de cadavres, sublime métaphore de la création.

A voir en concert le 18/06 et le 21/06 au Forum de Liège (June Anderson) – voir site

Autres  incarnations:

Lien 1 : le film d’Abel Gance avec Edwige Feuillère (1935)

Lien 2 : le film de Christian-Jaque avec Martine Carol (photo) (1952)

Lien 3 : la version érotique de Borowczyk, dans ses Contes Immoraux.

On annonce un film très cher avec Christina Ricci…

Lien 4 : l’opéra en dvd

La femme fatale vieillit mal

Rita Hayworth dans Gilda

Louise Bourgoin dans La fille de Monaco

Oubliez l’élégance, la grâce, la voix profonde légèrement rauque, les gants longuement sensuellement déshabillés, le regard, le non-dit, le chant fragile dans le souffle, la chevelure d’ombre et de lumière, le trouble. Aujourd’hui elle rit à gorge déployée, hurle ses ritournelles, dévore les mots comme les chewing-gums, bouche grand ouverte dents étincelantes. Elle aime les couleurs criardes, les tissus synthétiques et les coupes minimalistes, son corps est à tous sans pudeur, sexuel non sensuel, sans mystère étrangement –  vide. Les hommes  ne changent pas, toujours encostumés désemparés  cryptohomosexués, juste un peu plus diminués. Depuis Carmen, c’est une histoire qui n’a d’intelligence que par son incarnation. Signe des temps, image sans désir – la femme fatale vieillit mal.

Gilda, de Charles Vidor (1946)

La fille de Monaco, d’Anne Fontaine (2008)