Intensité de la main, « J’ai perdu mon corps » de Jérémy Clapin

La main est action : elle prend, elle crée, et parfois on dirait qu’elle pense. — Henri Focillon, « Éloge de la main » dans « Vie des formes ».

En quête de son propriétaire, une main plonge dans ses souvenirs. Des émerveillements de l’enfance aux sourdes âpretés de la vie d’adulte, c’est une traversée mémorielle qui revisite les genres et les techniques du cinéma d’animation. Paris regardée à hauteur de main recèle une énigme tenace : que faire de ses déceptions quand ce qui a été perdu demeure obstinément présent – à portée de main ?

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Une impensable araignée

Les occurrences d’une main détachée de son corps ne sont pas si nombreuses dans la fiction qu’on ne puisse toutes les citer. Sur le socle du genre fantastique, deux écrivains et un cinéaste, Maupassant, de Nerval et Tourneur, forment une triade unie dans la croyance, ou la superstition, d’une main nécessairement coupable. N’est-ce pas d’ailleurs dans l’idée de soigner un mal autant que pour le punir que se décide une amputation ? À cet égard, le titre du film de Tourneur, La Main du diable, illustre assez bien la métonymie selon laquelle le membre incriminé cristallise tout ce qui dysfonctionne chez un individu, qu’il soit intrinsèquement mauvais ou possédé.

S’il reste quelque chose de cet imaginaire édifiant dans le film de Jérémy Clapin, c’est sous une forme infiniment plus nuancée. D’un supposé maléfice, la main qu’on y voit détaler dans Paris telle une impensable araignée figure déjà le dépassement. Sa volonté de rejoindre son corps perdu, trajectoire opiniâtre et sophistiquée, semée d’obstacles, met en scène l’activité souterraine d’une mémoire affective. Par un coulissement du fantastique vers le psychosomatique, ce que son émancipation objective n’est pas emprise mais reprise, ressaisissement.

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Faste délirant

La maladie comme métaphore, pour reprendre le titre d’un essai virulent de Susan Sontag, offre un terreau graphique dans lequel Jérémy Clapin puise la matière de sa dense filmographie. Des trois courts-métrages qui ont précédé J’ai perdu mon corps, deux d’entre eux développent explicitement l’hypothèse d’une conversion corporelle de désordres psychiques. Skhizein (2008) dépeint le quotidien infernal d’un être subissant un décalage de 91 cm par rapport à lui-même, tandis qu’Une histoire vertébrale décrit le vécu d’un handicap du point de vue d’un homme et d’une femme que leur scoliose orientée à l’inverse empêche de s’étreindre. Quant au canard présenté dans Palmipédarium (2012), troisième opus de l’auteur, sa physionomie, d’une taille et d’un aspect ridicules, trahit une même inaptitude à se comporter selon les normes de sa propre espèce.

Skhizein (short film) from Jeremy Clapin on Vimeo.

Au fond, du fait de leur encombrante subjectivité, toutes les créatures nées dans l’imagination de Jérémy Clapin jettent un doute sur le monde, sur son injustice foncière, sa cruauté mesurable et effective. Comment savoir si ce corps impropre à l’action n’a pas été façonné selon le désir refoulé de se nuire, de prendre forme et parti pour l’amertume ? Cette question tout empreinte de malaise ne trouve pas de réponse dans les aventures de Naoufel, personnage central de J’ai perdu mon corps et propriétaire de la main volage. Irrésolu parce qu’insoluble, le film a l’élégance de laisser s’exprimer un doute, de le laisser se déployer, d’en assumer le trouble mais aussi le faste délirant. La main prend donc les rênes du récit en redoublant Naoufel ; en tant qu’instance de remémoration, elle se révèle à la fois indépendante et fidèle, mutique et éloquente, chétive et débrouillarde, délicate et féroce. Pour qu’elle exprime toutes ces qualités et d’autres encore (on appelle cela, je crois, la résilience), il fallait qu’elle connaisse cette séparation d’avec son corps. Faut-il en arriver à une telle extrémité de la violence envers soi-même, fût-elle involontaire et accidentelle, pour se départir de la pesanteur, des angoisses, des peurs ? Il y a un endroit où, par décence, la métaphore cesse d’opérer, moyennant quoi le fantastique devient méthode, voie d’élucidation.

Chiromancie

Ce qui distingue la mémoire affective de toute autre manière de se souvenir, c’est qu’elle perçoit le passé au présent. En suivant en parallèle le parcours de la main et celui de Naoufel, la narration du film repose sur ce même principe : ce dont la main se souvient a lieu ici même et maintenant. Une chronologie légèrement bousculée raconte l’histoire du jeune homme. La main invite à la lecture de sensations sous l’apostrophe desquelles le révolu s’amalgame au récent, l’embrasse, le déchiffre.

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Contre toute attente, les premières images que lui renvoie sa main sont pour Naoufel celles d’une enfance comblée. Dans un appartement rempli de livres, de journaux et de partitions musicales, le garçon apprend à jouer au piano tout en se rêvant astronaute. Un magnétophone reçu en cadeau pour un anniversaire devient le plus précieux auxiliaire de cet enfant décidément singulier, curieux de tout et plus encore, avide de sons. Insatiable, il se met à enregistrer tout ce qui lui tombe dans l’oreille, l’activité de ses proches et la sienne, les bruits de l’ordinaire, la rumeur du dehors et quand la nature respire, les animaux lorsqu’ils parlent et les rires de ses parents, leurs voix aimantes.

Les années passent, le drame fait son entrée dans la vie de Naoufel et le voici devenu livreur de pizza, un travail de misère pour lequel il ne se montre pas très doué. Affecté d’une grande maladresse, le peu d’assurance de ses gestes et cette impression qu’il n’adhère pas aux choses le désignent comme un petit frère des créatures esseulées qui peuplent les films précédents de Jérémy Clapin, un corps qui trébuche, privé de la grâce du burlesque, juste une peau qui dérange, un mécanisme qui déraille.

Un soir de pluie, coincé avec sa commande de pizza refroidie dans le hall d’un immeuble, il rencontre Gabrielle. La circonstance donne lieu à une de ces conversations improbables, immédiatement intime, d’une intimité que seuls des inconnus peuvent établir car, ne se connaissant pas, ils n’ont encore rien à se cacher. C’est aussi qu’ils se parlent sans s’être jamais vus, à l’aveugle, elle tout en haut, lui tout en bas et l’interphone au milieu, canal auditif assez vaste pour recueillir le non-dit brûlant de l’intérieur.

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Devant la justesse de cette rencontre, comment ne pas songer à La Voix humaine ? Dans cette pièce écrite pour le théâtre, Jean Cocteau met en scène la situation inverse : une femme seule, suspendue au téléphone, vit ses derniers instants d’amour avec l’homme qui vient de la quitter. D’un côté, un fil sonore sur le point de se rompre ; de l’autre, l’ébauche d’une relation. De son enfance éblouie, Naoufel a conservé une préférence pour l’écoute (l’entente ?), cette récolte respectueuse – presque détachée – d’un impondérable, car les sons, mélodieux ou non, n’en imposent pas, ou en imposent moins que les objets regardés. La voix demeure, rescapée de ce qui persuade et leurre : le visible.

La mouche

J’aime bien quand le fantastique s’insinue dans le réalisme, sans être provocant. Les deux cohabitent et donnent naissance à un autre monde. — Jérémy Clapin (extrait d’un entretien sur le site Bande à part).

Naoufel est un être pétri de déceptions. Le sentiment de la perte l’occupe tout entier. La reprise va consister pour lui à comprendre qu’il n’est pas tenu de devenir quelqu’un ni de construire quelque chose, qu’au lieu de cela il peut, simplement, créer. Construire / créer : une différence infime, qui ne se voit pas – mais elle s’entend. Construire exige d’avoir en sa possession des matériaux, un savoir, une énergie, un projet ; créer s’entreprend à partir de rien… voire de moins que rien : avec le manque et la déception.

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« Pour attraper une mouche, il faut viser à côté », enseigne le père de Naoufel. Images en noir et blanc, couleurs, 2D, 3D, rotoscopie, dessin manuel, action, épouvante, romance, poème, récit d’initiation, chronique sociale, rêverie : l’animation qui entrelace autant de registres et de techniques reconnaît que le réel n’est que la matière première d’un monde dans lequel il s’agit moins de s’insérer, de trouver sa place, que de saisir et recréer, autour de soi, à côté de soi. Jérémy Clapin évoque ce mélange intime de fantastique et de réel comme une façon de « donner naissance à un autre monde ».

La main est cette puissance de l’imaginaire, cette liberté qu’un être se donne de se soustraire aux lois sociales pour retrouver son corps, un monde à sa mesure. Et comme le résume très bien Naoufel : « C’est juste une histoire toute simple que j’ai un peu compliquée, c’est tout ». Les longs détours semés d’imprévus n’en demeurent pas moins des chemins révélateurs et accueillants.

 

L’épine dans le coeur

Suzette

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Suzette, on la remarque immédiatement ; elle capte l’attention. Sur son visage, pas de grands airs, juste un air de famille. Quelques traits font état d’un rapport privilégié avec Michel Gondry. Connu pour ses compositions à fleur de peau, réalisées comme du bout des doigts, le cinéaste est son neveu. Regarder, comprendre, aimer revient pour lui à y mettre les mains, modéliser, rejouer. Tel qu’il le conçoit, le cercle familial vaut tant par ce qu’il enveloppe (l’enfance, la campagne, des bouts d’histoire et de personnes) que par sa texture, friable mais soudée, secrète mais réactive. Suzette, figure centrale du clan, en assume à la fois les défaillances et les qualités. On peut donc suivre son parcours comme une voie médiane entre rétrospection intime et devenir communautaire.

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À quatre-vingts ans passés, cette institutrice à la retraite mérite bien qu’on se retourne sur elle. Mariée très jeune et aussitôt mère, elle dut rapidement trouver un travail pour subvenir aux besoins de la famille. L’enseignement s’imposa par nécessité. En exercice, la vocation n’en paraît que plus solide. D’école en école, de village en village, cette femme suivit de près l’exode rural de sa région. Bientôt veuve, elle prit le flambeau d’une certaine avant-garde scolaire, modeste mais effective, à l’échelle du quotidien. Aujourd’hui, un grand morceau de siècle sur les épaules, elle se tient bien droite. Tout l’inverse de Jean-Yves, le fils unique. Visiblement contraint, mal à l’aise devant la caméra, mais aussi, semble-t-il, dans la vie, cet homme parle d’une enfance gênée, de relations difficiles, du peu d’espace laissé par sa mère. Dans l’exiguïté du village, de l’école, de la cuisine, des classes, au fil du temps, les malentendus se sont accumulés. La défiance, les non-dits, Suzette les sent dans son cœur comme une une épine.

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Le charme, on ne le dira jamais assez, l’image ne le fabrique pas, plutôt elle en apporte la preuve. Gondry en fait son affaire. Autour de Suzette, par bribes d’interviews, de scènes rejouées, et aussi – surtout –, par la magie du super 8, œuvre de Jean-Yves, les souvenirs remontent tout frais, crépitants et comme repeints à neuf, anecdotes et secrets cousus de fil blanc, trame commune à toutes les familles.

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Ce joyeux mélange, parce qu’il imbrique des cellules de dimensions et de valeurs diverses – la famille, le village, l’école, le cœur -, rencontre l’élaboration d’une mémoire collective. Son côté mosaïque donne au documentaire un ton semi-confidentiel, assez peu engagé, délicat sans être mièvre. Ce goût du bricolage qui, en premier lieu, satisfait la grammaire favorite du réalisateur, le révèle aussi, en creux, sous un jour humble. Ainsi la maison cévenole peut-elle sans rougir rejoindre l’appartement new-yorkais : c’est un même « chez soi » douillet, animé, fonctionnel, et qui chuchote : la vie c’est du travail ressenti. Dans l’entreprise du documentaire, le neveu se met légèrement en retrait derrière les autres membres de la famille présents à l’image. Il laisse ainsi le champ libre au cinéaste, personnage intéressé, à l’affût d’une histoire. Suzette dirige la famille, lui régente le tournage. Est-ce un combat ? Sans doute, quoique parfaitement consenti. Pour preuve, les larmes de Suzette, et la révélation d’un petit drame, servent aussi bien la mise en tension du récit que l’entente familiale.

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Michel Gondry, L’Épine dans le cœur

Pierre et le loup

Naturellement, Pierre et les animaux se parlent des yeux, c’est un langage à la fois plus immédiat et plus sincère que n’importe quel autre système. Sans doute est-ce la raison pour laquelle Pierre les a si grands, si bleus : c’est une invitation à y aller, là, tout au fond, jusqu’à l’âme, jusqu’au cristal de la  sensibilité, mais aussi de la solitude. Qu’on se rassure, il ne s’agit pas d’une nième adaptation de l’œuvre de Prokofiev, Pierre et compagnie ne tiennent pas à nous apprendre les familles d’instruments, et leur histoire ne vise pas tant à nous amuser qu’à nous faire réfléchir, discrètement, habilement. Le caractère étrange de l’animation compense  avec grâce ce que  l’œuvre a, semble-t-il, perdu  en familiarité… D’abord l’image se suffit à elle-même, exit le narrateur ; ensuite ça commence par des bruitages, qui reviennent dès que la présence de l’orchestre n’est plus requise. La musique se laisse désirer, si bien qu’on cesse de l’attendre, et lorsqu’elle arrive enfin, c’est comme si on ne l’avait jamais vraiment entendue, scintillante, espiègle, nerveuse, équivalent sonore des gestes qu’elle souligne, de la nature qu’elle rehausse, des ennuis qu’elle annonce… Car la joie de jouer n’est pas sans revers et c’est la noirceur, la cruauté qu’il faut prendre sur soi – celle du loup n’étant pas la pire – l’avidité, la violence des hommes. En ce sens, Pierre rappelle un peu le petit garçon, fragile et futé, du Ballon Rouge, comment protéger ceux qu’on aime ? Voilà ce que nous apprennent les petits garçons : dans ce mur de chagrin que dressent devant nous la violence et la bêtise, il y a toujours moyen de pratiquer une ouverture, pas grand chose, une ouverture à hauteur de petit garçon, ensuite il suffit de passer à travers, derrière le mur c’est là que se trouve la liberté.

Suzie TEMPLETON, « Pierre et le loup », (Grande-Bretagne, Pologne, Norvège, 2006 – durée : 33’)

« Le Ballon Rouge »,  Albert Lamorisse

Autres versions de « Pierre et le loup » à la médiathèque.

Site officiel de Suzie Templeton