« Qui donc dans les ordres des anges
m’entendrait si je criais ?
Et même si l’un d’eux soudain
me prenait sur son cœur :
de son existence plus forte je périrais.
Car le beau n’est que le commencement du terrible,
ce que tout juste nous pouvons supporter
et nous l’admirons tant parce qu’il dédaigne
de nous détruire.
Tout ange est terrible. ».
(R. M. Rilke, Première élégie de Duino, traduction de Lorand Gaspar)
«C’est par elle-même, et non pas en vertu de sa finitude, que l’existence recèle un tragique que la mort ne saurait résoudre.»
(Emmanuel Lévinas, De l’existence à l’existant)
Louis Malle, « le Feu follet », avec Maurice Ronet, France, 1963 (durée : 110’)
.
Il ne suffit pas de dire que le Feu follet peut ne pas se tuer, que, ravage futile et détresse ricanante, il reste libre de ne pas le faire, qu’il a, pour ainsi dire, le choix – comme si de ce choix dépendait toute la liberté dont les vivants se prévalent. Car même si on tient le film pour une fiction documentaire et le livre, au mieux, pour un roman, au pire pour une apologie, cela ne fait pas de Drieu la Rochelle* un romantique ni de Louis Malle, par comparaison, un réaliste. Sous leur commune fascination pour le suicide, la volonté de représenter est aussi un aveuglement. Le suicide est subsidiaire à la mort, point final – est-ce là l’objet de ce choix, de cette liberté si précieuse ? Plutôt lamentable configuration d’un échec, évidence que la mort est déjà là, centrale, impérieuse gouffre, trou noir – ravalant toute représentation. Le suicide achève la mort qui le devance, c’est cela l’horrible. Le suicide pose une limite, qui devient la raison qu’on lui invente, le récit qui l’ordonne, mais l’ombre que l’on discerne n’est pas son ombre portée : ce qui le précède, spleen, ennui, état de déréliction, complaisance et stupeur, ne produit pas d’images, n’a pas de langage, ne communique pas.
Évoquer la mort c’est être à l’écoute du silence, ne pas la dire donc, tout au plus dire ce qu’elle n’est pas. Le suicide est un acte, la mort est-elle un sentiment ? Puisque dépourvue d’enjeu, sans alternative et surtout, il faut l’admettre, casanière. Le Feu follet a toujours été au plus mal : avant, il buvait, l’alcool l’intoxiquait ; il ne boit plus, la vie l’intoxique. Si la vie ne suffit pas telle quelle, si elle n’est pas empoignée à pleines mains, elle glisse, se vide spontanément. Pour avoir réussi à capter cela presque malgré lui, à son corps défendant, Louis Malle légitime le cinéma mieux que par tous ses plans prémédités. Triste épiphanie que cette mise en lumière de tout ce que la mort retire : éclairage négatif qui vide, sans creuser ni approfondir, simplement qui efface.
Effacé – le visage de Maurice Ronet jouant et ne jouant pas le Feu follet. Jouant parce que Louis Malle a exigé de l’acteur une force surnaturelle pour qu’il dépasse, et mette au jour, son propre état, ne jouant pas car c’est dans l’espace que, par son caractère fini, le jeu dégage, qu’apparaît le visage nu de l’acteur. La peau se plisse (ride du lion), se crispe, l’expression mue en grimaces (sursauts de vie – non : spasmes nerveux), en-deçà du rictus, la peau morte.
Paris aussi. Même traitement : une peau de rues, un réseau de blessures, agitation, ronde des connaissances, circulation automobile, soleil, pluie, nuit, un lent écorchement pour que tout cela se dissipe, vapeurs, fumées, miroirs, regards. Voyez comme cette réalité fond, voyez comme elle bave, voyez comme elle fuit. La beauté irradie, Louis Malle compose des plans magnifiques, photographiés, irréels, rappels de ce qui devrait être : les lieux où il fait bon vivre, qui devraient protéger, les objets utiles, fonctionnels, qui devraient servir plutôt que blesser, les outils plutôt que les armes, les belles personnes à aimer, qui devraient réconcilier et non pas séparer… Tout ce qui devrait être – paraît sans être : la beauté révèle, met en évidence son hors champ, «commencement du terrible ».
La beauté n’est pas seulement ce qui ne peut pas sauver, elle est ce qui tue. Insaisissable comme une couleuvre entre deux cailloux, insuffisante pour l’être avide, l’être déjà condamné : je ne touche rien gémit à longueur de temps le Feu follet, je bois parce que je ne sais pas faire l’amour. La beauté ne compte pour rien si elle ne peut pas appartenir. La saisir, la capturer : toucher. Sans cela tout n’est qu’attente : j’ai passé ma vie à attendre dit le Feu follet.
Attendre c’est se trouver dans l’invention de la vie qui efface la vie, dans l’espoir qui, liant l’irréel au réel, défait le second. C’est l’entre-deux du poète qui n’écrit pas, la page que le Feu follet remplit de phrases aussitôt barrées, les femmes qu’il ne parvient pas à prendre, l’alcool qu’il ne boit pas, l’attente, l’espoir – liants plus liés à la mort qu’à la vie.
Et cependant Louis Malle doit sauver le Feu follet. Cette histoire est aussi celle d’incarnations successives : à travers le Feu follet Drieu la Rochelle raconte le suicide de son ami, Jacques Rigaut, poète dadaïste sans œuvre et drogué, à travers son ami la Rochelle raconte aussi (préfigure) sa propre fin, à travers eux Louis Malle raconte sa dépression et, dernier maillon de cette chaîne morbide, Maurice Ronet, également alcoolique et artiste sans œuvre (il peint, il écrit, il détruit) se raconte lui-même… Ils sont nombreux dans cette mort. Il y a, chez Louis Malle, la sombre intuition que l’acte final du Feu follet restaure l’équilibre du vivant qui s’oppose à la mort. Et véritablement, le suicide, en réduisant la mort à un acte, la définit, l’exprime, lui donne un sens. Le Feu follet peut certes jouer comme un enfant avec son revolver et marquer la date du vingt-trois juillet sur son miroir, il ne peut pas finir, il ne peut pas faire… La vie va trop lentement en moi, dit-il, je veux l’accélérer, mais il attend encore, tel Orphée, son enfer est confortable. Et c’est Louis Malle qui le sauve , et avec lui la mort, qui offre à son personnage, à nous peut-être, mais surtout à lui-même ces images d’une bouleversante sensualité : le Feu follet lit les dernières lignes d’un livre (Gatsby), le referme, le repose sur la table, ôte ses lunettes et, s’emparant de son revolver, il entr’ouvre sa chemise blanche, dégage sa poitrine – touche –. En plein cœur.
Notes :
*Au-delà de cette note préliminaire, je ne vais pas pousser plus avant la comparaison livre / film, tout simplement parce que je n’ai pas lu le roman de Drieu la Rochelle et que je n’ai aucune envie de le faire. Pour ceux que cela intéresse, on trouve sur internet et dans les bonus du dvd une solide documentation à ce sujet. Il suffit de savoir que Louis Malle, tout en reprenant le déroulement des faits du roman, en a complètement modifié la lecture, c’est-à-dire l’essentiel, dès lors le film peut très bien se passer du livre.
Tom Ford s’est certainement souvenu du Feu follet pour réaliser son film A single man, ce qui va bien avec l’idée d’une œuvre esthétiquement amoureuse du passé : même élégance, costumes parfaitement taillés, lunettes rectangulaires, livres, femmes sophistiquées… (lire ma critique : Seul, singulier, unique).
Sur la thématique mort / suicide, voir aussi Contre la mort de la lumière : bref aperçu de Last Days (Gus Van Sant) et de Control (Anton Corbijn). A sujet de la mort du poète, voir Orphée désœuvré.
Dans les bonus du dvd : invitation surprise de Mathieu Amalric. Belle lecture personnelle, habitée. L’acteur / réalisateur revoit le film qu’il avait découvert à l’âge de quinze ans, énonce en vrac quelques impressions, analyse les objets, gestes, cadrages… Et ne manque pas de relever une certaine influence de Maurice Ronet sur son jeu d’acteur (et son jeu de séducteur…).
Impossible de ne pas mentionner la musique de Satie qui résonne durant tout le film, non pas seulement ambiance mais profonde adéquation avec le sujet (Gnossiennes /gymnopédies).
Les élégies de Duino : poème sublime, consolation et exaltation… « Et nous, en pensant à la montée du bonheur, nous éprouverions ce remous qui nous bouleverse, presque, quand tombe une chose heureuse. »
Merci. Jamais rien lu d’aussi juste et d’aussi pertinent, exprimé avec autant de clarté et si peu de mots, à propos de ce film de Louis Malle. J’ai lu et je relirai votre texte.
Cordialement,
Pascal Jarreau-Mavrakis
Si peu de mots je ne sais pas. À survoler ce texte je les trouve bien trop nombreux. Ils ont dû venir se rajouter en douce, quand je ne faisais plus attention. Avec le temps je constate que le film, comme c’est souvent le cas d’ailleurs, se rappelle surtout par des détails : les livres, la discussion avec Jeanne Moreau, le regard de Maurice Ronet, etc. Merci d’avoir laissé une trace de votre passage.
Non non je reprends :
Ne me remerciez pas, c’est tout à fait normal : j’ai eu le bac avec 22,9 de moyenne sur 20 grâce aux options « Epigraphie -lecture de stèles période Ming » et « Dressage de phoques au ballon », n’ayant pu trouver à m’engager dans un cirque, je rentabilise mes études comme je peux.