Un obscur abîme de sanglots et de tendresse

(A propos de Alberto POSADAS, « Obscuro abismo de llanto y de ternura », « Nebmaat », « Cripsis », « Glossopoeia »)

(Chaim Soutine)

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Entendre l’effondrement comme sans objet, sans fin, intarissable de s’écrouler ; entendre la disparition lorsque, captive de l’immobile, elle trouble encore l’audible ; entendre l’immortelle agonie et la naissance orpheline – c’est, en une seule coulée comme autant de déflagrations, s’abandonner à la moiteur d’une musique chancelante, ni là ni ailleurs, musique surgie, peut-être, d’une simple virgule. Est-ce là règne sonore de l’hésitation, du mouvement qui ne prend pas et se fige en état ? A peine, car la virgule, ponctuation humble, faisant à peine signe, ne suspend que pour laisser venir. Elle pose moins une limite qu’elle ne figure un seuil d’altérité. A son niveau commence une écoute qui est plus qu’entendre – entente. Entendre : le sonore advient, s’effondre et fuit. Entente : le sonore est ramassé, embrassé. Totalité confuse et disparate, êtres, objets, lieux, temps – et leur intimité : les œuvres, les âges, les visages, toi et moi.

Fécondée par l’apparition, l’entente est ce rassemblement sans mélange, qui inquiète moins les êtres – en soi résistants – que la façon dont ils sont perçus. Précipiter le sonore en des formes dubitatives : tel est le fait d’Alberto Possadas.

La musique devient alors le lieu privilégié d’une expérience, celle d’une mise à l’épreuve des sens. Expérience ou traversée d’un danger*. L’entente ne vise pas à rassurer. Pur contour, elle héberge accords et désaccords, sans arbitrage, sans harmonie. Entente n’est pas idylle, et chez Posadas elle n’est même que grondements, vibrations, masses qui se soulèvent, hurlements, coups d’archet, feulements, râles qui s’égouttent. Et cependant l’entente sauve du chaos, de la déréliction, de l’esseulement (ce négatif de la solitude).

Les sonorités suivent des parcours singuliers, semblant parfois indifférentes les unes aux autres. De ce réseau de trajectoires naît une situation d’inquiétude, imminence de l’anarchie, justement, sans cesse ajournée. L’angoisse est au cœur de l’entente comme conscience de la menace qu’elle porte en elle, risque que tout se crispe. Sa santé prend la forme d’une résistance : bouillonnement, déphasage,  qui-vive. Que tout s’arrête (non pas silence mais surdité) : l’angoisse stagne et adhère. Après tout, si la musique n’avait qu’un seul commandement, ce serait de mobiliser, en elle, avec elle, pour elle. Dès lors, entrer dans un sombre abîme de sanglots et de tendresse (Obscuro abismo de llanto y de ternura), c’est prendre mesure de ce que Posadas parvient à concilier, sons, rythmes, couleurs, émotions, et à faire se mouvoir, à dévier, à écheveler. Le sensible est un système nerveux ; Alberto Posadas parasite et détourne à son compte les lois qui le régissent. Le sonore se comprend alors comme un édifice (la figure de la pyramide dans Nebmaat) dont il monte et démonte les degrés, pour les développer en parallèle, au gré des correspondances, des tensions et des esquives. Au centre de ce théâtre cruel, l’auditeur doit croire qu’il s’entend lui-même et ne pas se reconnaître.

Ces architectures vertigineuses ont la force des paradoxes maîtrisés. Mis en confiance, reconnaissant, peut-être se laisse-t-on envoûter plus intensément par le rationnel ? Sont empruntées tantôt les voies du spectralisme (modèles mathématiques, fractals, paradigmes scientifiques), tantôt celles, non moins rigoureuses, de l’analogie subjective. Basculant une forme dans une autre, la peinture dans la musique, la géométrie dans l’acoustique, Posadas semble vouloir reconduire les différents discours et langages qui formulent le réel en un devenir d’autant plus substantiel qu’il demeure informe. Glossopoeia, qui se présente comme la fabrique d’un langage et se fonde sur une grammaire imitant les structures arborescentes du végétal, n’a pour seul destin que son épanouissement sensuel. Posadas sait que la folie impose elle aussi sa loi ; en amoureux de l’Antiquité, il maintient formes et forces en cet équilibre fragile qui garantit au mieux leur libre déploiement. Le sonore acquiert une densité étrange, alliage du naturel, du vital et du viscéral.

Démiurge éclairé, Posadas ne fait que poser les conditions du jaillissement et de la participation. A la virgule, son geste est presque un éclair qui met au jour un monde unanime mais composite, au sein duquel chaque individu est sollicité, déphasé – sons, musiciens, instruments, auditeurs.

Etre pris par cette musique, c’est se retrouver à l’intérieur d’un monde ressemblant. Le voyage nous dépossède, nous prive de nos repères. Prêter l’oreille à cet autre monde qui fonctionne sur des sonorités proches de celles qui, peut-être, nous assourdissent, mais s’y intéresser, les percevoir cette fois sur un mode énigmatique, c’est avant tout – et là seulement, dans cet espace d’exception –  non plus seulement faire signe, mais, avec elles, faire sens : le sonore est ramassé, embrassé. Totalité confuse et disparate, êtres, objets, lieux, temps – et leur intimité : les œuvres, les âges, les visages, toi et moi.

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*Selon l’étymologie (ex-periri) que suggère Philippe Lacoue-Labarthe dans son étude de la poétique de Paul Celan : La poésie comme expérience.

Alberto POSADAS, « Obscuro abismo de llanto y de ternura », « Nebmaat », « Cripsis », « Glossopoeia »

 

 

Une lutte avec la vision : l’innommable ne peut apparaître que par la poésie.

Chaïm Soutine (1893-1943), Poulet mort (1923)

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« Si paradoxal que cela puisse paraître, la peinture est une lutte avec la vision. Elle cherche à arracher à la lumière les êtres intégrés dans un ensemble. Regarder est un pouvoir de décrire des courbes, de dessiner des ensembles où les éléments viennent s’intégrer, des horizons où le particulier apparaît en abdiquant. Dans la peinture contemporaine, les choses n’importent plus en tant qu’éléments d’un ordre universel que le regard se donne comme une perspective. Des fissures lézardent de tous côtés la continuité de l’univers. Le particulier ressort dans sa nudité d’être.

Dans la représentation de la matière par cette peinture, se réalise d’une manière singulièrement saisissante cette déformation – c’est-à-dire cette mise à nu – du monde. La rupture de continuité sur la surface même des choses, ses préférences pour la ligne brisée, le mépris de la perspective et des proportions « réelles » des choses, annoncent une révolte contre la continuité de la courbe. A un espace sans horizon s’arrachent et se jettent sur nous des choses comme des morceaux qui s’imposent par eux-mêmes, des blocs, des cubes, des plans, des triangles, sans qu’il y ait transmission des uns aux autres. Éléments nus, simples et absolus, boursoufflures ou abcès de l’être. Dans cette chute des choses sur nous, les objets affirment leur puissance d’objets matériels et atteignent comme au paroxysme même de leur matérialité.  Malgré la rationalité et la luminosité de ces formes prises en elles-mêmes, le tableau accomplit l’en-soi même de leur existence, l’absolu du fait même qu’il y a quelque chose qui n’est pas, à son tour, un objet, un nom ; qui est innommable et ne peut apparaître que par la poésie. Notion de matérialité qui n’a plus rien de commun avec la matière opposée à la pensée et à l’esprit dont se nourrissait le matérialisme classique, et qui, définie par les lois mécanistes qui en épuisaient l’essence et la rendaient intelligible, s’éloignait de plus en plus de la matérialité dans certaines formes de l’art moderne. Celle-ci c’est l’épais, le grossier, le massif, le misérable. Ce qui a la consistance, le poids, de l’absurde, brutale, mais impassible présence ; mais aussi de l’humilité, de la nudité, de la laideur. L’objet matériel, destiné à un usage, faisant partie d’un décor, se trouve par là même revêtu d’une forme qui nous en dissimule la nudité. La découverte de la matérialité de l’être n’est pas la découverte d’une nouvelle qualité, mais de son grouillement informe. Derrière la luminosité des formes par lesquelles les êtres se réfèrent déjà à notre dedans – la matière est le fait même de l’il y a. »

Emmanuel Lévinas, De l’existence à l’existant (texte rédigé en captivité, entre 1940 et 1945)